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Full text of "Revue de la Société des études historiques"

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REVUE 


DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 

ANCIEN 

INSTITUT  HISTORIQUE 

ANNÉE  1888 


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REVUE 

DE  LA  SOCIÉTÉ 

DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 

FAISANT  SUITE  A  L’INVESTIGATEUR 


QUATRIÈME  SÉRIE.  -  TOME  VI. 
CINQUANTE-QUATRIÈME  ANNÉE 
1888 


PARIS 

Ernest  THORIN,  Éditeur 

LIBRAIRE  DES  ÉCOLES  FRANÇAISES  D’ATHÈNES  ET  DE  ROME 
DU  COLLÈGE  DE  FRANCE  ET  DE  l'ÉCOLE  NORMALE  SUPÉRIEURE 
7,  RUE  DE  MÉDICIS,  7 


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COMPOSITION  DU  BUREAU 


Présidents  honoraires.  .  .  . 


Président . 

Vice-Président . 

Vice-Président  délégué  .  .  . 

Secrétaire  général . 

Secrétaires  généraux  adjoints. 

Administrateur . 

Siège 


pour  l’année  1888. 


M.  J.  C.  Barhier,  G.  O.  +  $$  I»  Premier  Président  de  la  Cour  de 
Cassation,  rue  La  Bruyère,  53. 

M.  Camille  Doucet,  C.  Secrétaire  perpétuel  de  l’Académie  française 
au  Palais  de  l’institut . 

M.  le  Générai  Favé,  G.  O.  Membre  de  l’Institut,  passage  de  la  Visi¬ 
tation,  11. 

M.  J.  Flach,  Professeur  au  Collège  de  France,  rue  de  Berlin,  37. 

M.  Marbf.au,  0.  2j{$,  Ancien  Conseiller  d'État,  rue  de  Londres,  27. 

M.  Gabriel  Joret-Desclosières,  rue  Garancière,  6. 

M.  Georges  Dufour,  Avocat  à  la  Cour  d’appel,  rue  d* Amsterdam,  99. 
M.  de  Boisjoslin,  Publiciste,  boulevard  des  Invalides,  26. 

M.  Ludovic  Racine,  boulevard  de  Courcelles,  92. 

du  Secrétariat  :  Paris,  rue  Garancière,  6. 


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54®  Année. 


J  an  vier  -  Février . 


N®  1. 


REVUE 

DE  LA 

SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 

Le  Comité  <lo  la  Revue,  nu  nom  de  la  Société,  rappelle  que 
le»  auteur»  routent  personnellement  responsable»  de  leurs 
opinions  et  de»  Jugement»  qu’il*  portent  sur  les  personnage» 
et  les  faits  historique». 


RUINÉS  ET  LÉGENDES 

DU  TYROL. 


INTRODUCTION. 

Le  Tyrol  est  aussi  original  et  moins  connu  que  la  Suisse.  Il  est 
surtout  curieux  et  attachant  par  la  variété  de  ses  paysages,  tantôt 
sombres  et  terribles,  tantôt  riants  et  gais;  par  la  multiplicité  de  scs 
ruines,  forteresses  romaines  ou  châteaux  féodaux,  admirablement 
posés  dans  des  sites  pittoresques  et  qui  ont  inspiré  mille  légendes. 

Les  Alpes  rhétiques,  par  leurs  ramifications,  forment  la  plus  admi¬ 
rable  ceinture.  Les  masses  montagneuses  ont  une  plus  grande  étendue 
qu’en  Suisse,  mais  elles  sont  moins  élevées. 

Le  Tyrol  est  divisé  par  ces  hauts  sommets  neigeux  en  deux  parties 
très  distinctes.  Le  Tyrol  du  Nord  ressemble,  sous  plusieurs  rapports, 
aux  cantons  allemands  de  la  Suisse,  ayant  le  même  climat  alpestre. 
Le  sud,  avec  son  climat  plus  chaud,  ses  jardins,  ses  vignes  ensoleil¬ 
lées  annonce  la  luxuriante  Italie. 

Les  plaines  y  deviennent  tellement  larges  que  de  belles  rivières 
s’étalent  au  milieu  de  frais  pâturages.  Les  principales  sont  l’Inn, 
l’Eisack  et  l’Etsch  ou  Adige. 

Les  glaciers,  les  sapins  et  les  rochers  aux  mille  formes  ne  sont  que 
l’un  des  aspects  les  moins  attrayants  de  ce  merveilleux  pays.  D’un 
côté  du  Brenner,  la  nature  du  Nord  apparaît  dans  sa  sévère  grandeur; 
de  l’autre  côté,  à  Botzen  et  plus  bas,  la  sève  méridionale  s’épanouit 
dans  tout  son  éclat  et  avec  toute  sa  grâce. 

Le  paysage  tyrolien  a  ce  privilège  de  passer  du  sévère  au  gracieux, 

JANVIER-FÉVRIER  1888.  1 


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PUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

presque  instantanément.  Les  sombres  forêts  de  sapins  surplombent  les 
roches;  au  dessous  s’étale  le  joyeux  coteau  où  grimpe  la  vigne. 
En  haut,  le  village  du  Nord  avec  ses  chalets  primitifs  en  épais  troncs 
d’arbres;  en  bas,  le  bourg  méridional  aux  maisons  peintes,  s’abritant 
sous  de  verts  massifs  de  figuiers  ou  de  mûriers;  à  l’horizon,  les  Alpes 
calcaires  aux  teintes  grises  et  pâles  alternant  avec  les  Alpes  Dolomitiques. 

Les  plateaux  élevés  sont  tout  verts,  de  ce  beau  vert  émeraude  spécial 
aux  hauts  sommets  des  Alpes.  On  y  voit  ces  fleurettes  blanches, 
edelweiss ,  écloses  sur  la  neige  à  5  ou  G, 000  pieds  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer.  Quelle  poésie  a  cette  petite  fleur,  espèce  de  marguerite 
blanche,  la  seule  qui  puisse  vivre  dans  ce  froid  qui  tue  !  C’est  la  fleur 
nationale  en  Autriche,  c’est  surtout  le  symbole  des  fiançailles.  Si  une 
edelweiss  est  offerte  à  une  jeune  fille,  en  l’acceptant  elle  engage  sa  foi 
â  celui  qui  la  lui  a  donnée. 

Depuis  Kufstein  jusqu’à  la  frontière  italienne,  c’est  une  suite  de 
panoramas  éblouissants.  Le  chemin  de  fer  qui  traverse  le  pays  dans 
sa  longueur  part  de  la  vallée  de  l’inn  et  s’arrête  au  bout  de  la  vallée 
de  fAdige. 

On  appela  jadis  Land  im  Gebirge,  terre  des  montagnes,  tout  ce  pays 
compris  entre  la  Bavière  et  l’Italie.  Ce  fut  la  terre  classique  de  la 
chevalerie,  de  la  légende.  Elle  se  couvrit  d’innombrables  châteaux  dont 
les  tours  crénelées  et  les  hauts  donjons  restent  encore  debout  et  sem¬ 
blent  la  couronne  de  la  vieille  Cybèle. 

Le  peuple  tyrolien  n'attache  pas  moins  que  ses  montagnes. 

Enfermé  de  tous  côtés  par  une  haute  ceinture  alpestre,  entrecoupé 
par  trois  vallées  principales  et  vingt-six  vallées  secondaires,  le  Tyrol 
forme  un  tout  géographique  et  politique,  parfaitement  distinct.  Ses 
habitants  ont  été  soumis,  depuis  des  siècles,  à  une  administration 
uniforme  et  ont  joui  des  mêmes  privilèges.  Le  caractère  de  liberté, 
inné  chez  les  montagnards,  a  mieux  conservé  encore  ici  toute  sa  primi¬ 
tive  vigueur.  Le  souverain  n’est  en  quelque  sorte  que  le  premier  citoyen 
et  le  protecteur  naturel,  les  Tyroliens  ne  subissant  presque  aucune 
des  charges  qui  pèsent  sur  les  autres  provinces  de  l’Empire  autrichien. 

Horace,  dans  son  ode  à  Auguste,  a  exalté  le  courage  des  tribus 
rhéliennes  qui,  les  premières,  ont  peuplé  le  Tyrol: 

«  Ces  tribus  ont  fait  vœu  de  mourir  libres  et  plutôt  que  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  3 

se  rendre,  elles  se  laissent  moissonner  par  le  fer  des  vainqueurs.  » 
(Livre  IV,  Ode  U). 

Ce  fut  seulement  au  prix  de  sanglants  efforts  que  Drusus  cl  Tibère 
firent  de  la  Uhélie  une  colonie  romaine. 

On  voit  aujourd'hui  encore  les  Tyroliens  du  sud  se  distinguer 
même  des  montagnards  d’autres  pays  par  un  patriotisme  ardent,  un 
amour  extrême  du  sol  natal,  joints  à  un  sentiment  chevaleresque  de 
leur  indépendance.  Ils  en  ont  donné  d’éelatantes  preuves,  dans  leurs 
luttes  obstinées,  durant  tout  le  moyen-àge  contre  leurs  nombreux 
ennemis  :  Vénitiens,  Italiens,  Suisses,  Bavarois. 

Les  vallées  de  l’inn  et  de  l’Adige  qui  renferment  l’un  des  passages 
les  plus  faciles  des  Alpes  devinrent  la  principale  communication  entre 
l’ilalic  'civilisée  et  la  Germanie  encore  sauvage.  Celle  voie  fut  sans  cesse 
foulée  par  les  armées  victorieuses  ou  vaincues,  allant  en  Italie  ou  en 
revenant.  Que  ces  bandes  pillardes  fussent  ou  non  ennemies,  leurs 
passages  n’en  étaient  pas  moins  désastreux.  Peu  de  contrées  ont 
autant  souffert  de  la  guerre. 

Un  caractère  empreint  d’un  véritable  héroïsme  distingua  toujours  les 
Tyroliens.  Une  grande  énergie  pour  supporter  toutes  les  fatigues,  une 
force  musculaire  exceptionnelle,  un  courage  que  rien  n’abat,  un  esprit 
viril  cl  guerrier  ont  fait  recruter,  depuis  Charles-Quint  et  Maximilien, 
dans  le  Tvrol,  les  meilleurs  soldats,  les  seuls  qai  aient  résisté  même 
aux  plus  vaillants  généraux  et  aux  troupes  d’élite  de  Napoléon. 

Le  paysan  de  nos  jours  est  bon,  simple,  laborieux,  hospitalier. 

A  l’approche  de  l’hiver  qui  commence  de  bonne  heure  sur  les  hauts 
sommets,  les  montagnards  sont  obligés  de  se  renfermer  dans  leurs 
villages  où  les  neiges  et  les  torrents  les  emprisonnent  et  autour  desquels 
la  nature  n’offre  plus  la  moindre  apparence  de  vie. 

Ils  cherchent  alors  dans  les  travaux  les  plus  ingénieux  un  supplé¬ 
ment  à  leurs  besoins.  On  aurait  peine  à  se  figurer  la  diversité  et  la 
variété  de  ces  industries. 

Dans  le  Vorarlberg  ils  mettent  à  profit  les  immenses  forêts  qui  les 
environnent  ;  le  bois  est  travaillé  en  charpente.  On  y  construit  des 
boutiques,  des  maisons  entières  dont  les  pièces  numérotées  sont  trans¬ 
portées  sur  des  traîneaux  à  Bregcnz  et  de  là,  par  le  lac  de  Constance, 
en  Allemagne. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


La  mécanique  a  un  attrait  particulier  pour  le  Tyrolien  et  il  y 
réussit  d’une  manière  surprenante.  Qui  ne  connaît  le  célébré  Pierre 
Anick  devenu  de  simple  pâtre  le  meilleur  géographe  de  1’Allemagne  à 
son  époque  et  qui  construisit,  par  la  seule  force  de  son  génie,  un  globe 
d’une  perfection  extraordinaire,  l'une  des  curiosités  du  château 
d’Inspruck. 

Dans  un  pays  où  les  eaux  vives  s’échappent  et  circulent  de  tous 
côtés,  où  chaque  habitation  est  perchée  au  dessus  d'un  ruisseau,  d’un 
torrept  ou  près  d’une  source  bienfaisante,  l’homme  a  du  songer,  d’ins¬ 
tinct,  â  s’approprier  la  force  de  ces  moteurs  perpétuels:  chaque 
paysan  a  son  moulin  et,  disposant  de  ce  principe  d’action,  il  le  modifie 
de  mille  manières  différentes,  suivant  son  industrie  et  ses  besoins. 

Un  voyageur  entré  dans  la  chaumière  d’un  paysan  n’y  avait  trouvé 
âme  qui  vive,  si  ce  n’est  un  enfant  au  berceau.  Surpris  de  voir  ce 
berceau  suivre  un  mouvement  égal  et  constant,  sans  que  personne  le 
touchât,  il  découvrit  une  corde  qui,  traversant  le  mur  de  la  maison,  se 
prolongeait  jusqu’à  une  pièce  de  bois  à  laquelle  une  roue,  mise  en 
action  par  le  ruisseau  voisin,  imprimait  un  balancement  uniforme.  On 
voit  se  reproduire  à  l’infini  ces  ingénieuses  applications. 

Rien  ne  prouve  mieux  leur  amour  inné  pour  le  sol  natal  que  la 
persistance  des  Tyroliens,  si  éloignés  qu’ils  soient,  à  revenir  toujours 
à  leur  pays  d’origine.  Quand  ils  ont  rempli  le  but  de  leur  vie,  amassé 
un  pécule  comme  colporteurs,  musiciens,  ou  dans  d’autres  métiers,  ils 
ne  manquent  jamais  de  rentrer  dans  la  demeure  paternelle  et  s’y  trou¬ 
vent  heureux  meme  de  la  misère. 

11  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  cet  attachement  si  fidèle  au 
sol  natal  qui  soutient  un  homme  au  milieu  des  dures  épreuves  de  la 
vie  nomade,  l’excite  à  surmonter  tous  les  obstacles  et  le  ramène,  après 
vingt  ou  vingt-cinq  ans  de  pénibles  efforts,  à  la  terre  promise  de  son 
cœur,  à  l’humble  toit  de  ses  pères. 

Il  y  a  des  villages  entiers,  sur  les  plateaux  élevés,  qui  sont  aban¬ 
donnés  pendant  plusieurs  mois.  Les  hommes  vont  en  Suisse  et  en 
Allemagne  exercer  les  métiers  de  charpentiers  ou  de  maçons;  les 
enfants  s’engagent  comme  pâtres.  Us  passent  l'été  au  milieu  des  champs, 
vivant  d’un  pain  grossier  et  de  quelques  racines  et  conservant,  malgré 
tout,  une  humeur  gaie  et  une  moralité  irréprochable.  Vers  la  fin  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

l'automne,  ils  reviennent  dans  leurs  sauvages  hameaux,  chacun  d’eux 
rapportant  fidèlement  h  sa  famille  le  produit  du  travail  de  l’été. 

Des  émigrants  plus  hardis  partent  pour  l’Amérique,  emportant  une 
pacotille  d’objets  fabriqués,  fournie  par  un  groupe  d’associés.  De 
retour  dans  leurs  villages,  ils  partagent  également  entre  eux  les  profits 
et  font  preuve  de  la  plus  scrupuleuse  probité. 

Les  Tyroliens  sont  un  des  peuples  qui  gardent  les  mœurs  les  plus 
pures.  Une  constante  activité  exclut  l’habitude  du  vice,  surtout  chez  les 
montagnards  du  nord.  Le  climat  de  l’Italie,  dans  les  plaines,  dispose 
davantage  à  la  mollesse  et  au  plaisir;  mais  on  retrouve  partout  les 
principaux  traits  du  caractère  national. 

Les  habitations  des  montagnards  sont  de  simples  huttes,  divisées  en 
deux  parties  inégales:  la  plus  grande  sert  d’abri  au  troupeau,  pendant 
la  froidure,  l’autre  sert  de  cuisine  et  de  chambre  à  l’homme  ou  à  la 
femme  qui  garde  le  troupeau.  Sur  les  montagnes  riches  en  pâturages, 
on  trouve  ces  huttes  groupées  par  trente  ou  quarante.  L’intérieur  est 
des  plus  primitifs  :  le  foyer,  au  dessus  duquel  pend  un  énorme  chau¬ 
dron,  occupe  un  coin  et  est  entouré  d’un  banc  de  bois.  La  plus  minu¬ 
tieuse  propreté  maintient  brillants  tous  les  ustensiles  nécessaires  à  la 
fabrication  des  fromages. 

Le  voyageur  qui  ne  voit  le  Tvrol  que  l’été  n’a  aucune  idée  de  ce 
qu’est  le  pays  en  hiver,  lorsqu’une  épaisse  couche  de  neige  de  3 
à 5  pieds  tient  les  habitants  prisonniers,  durant^  à  5  mois.  Plusieurs 
vallées  sont  absolument  séquestrées  du  reste  du  monde,  toute  commu¬ 
nication  devenant  impossible.  Il  n’est  pas  rare  que  des  familles  restent 
ensevelies  sous  la  neige,  dans  des  huttes  isolées;  avec  une  provision 
de  bois,  de  pain  et  de  fromage,  elles  vivent  enfouies  comme  des  taupes 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long. 

Chaque  bergère  des  Alpes  tyroliennes  a  son  fiancé.  Tous  les  samedis, 
quand  les  travaux  de  la  semaine  sont  finis  ou  la  veille  des  jours 
de  fête,  l’amoureux  s’achemine  vers  la  hutte  de  sa  bien-aimée.  Elle 
l’entend  chanter  de  loin  la  chanson  préférée.  Us  vivent,  plusieurs 
années,  en  se  faisant  l’amour,  suivant  le  joli  dicton  du  pays  et  ils  finissent 
par  s’épouser.  Il  est  très  rare  que  ces  liaisons  trouvent  des  infidèles. 
Pourquoi  changeraient-ils?  Qui  les  a  forcés  à  s’unir?  Qui  les  contrain¬ 
drait  à  se  séparer?  Leurs  chansons  aussi  passionnées,  mais  plus  pures 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
que  celles  d’Anacréon,  reflètent  leur  morale  et  indiquent  un  mélange 
de  simplicité  et  de  finesse  rare. 

Le  costume  est  élégant.  Les  hommes,  presque  tous  robustes,  à  la 
physionomie  gaie  et  ouverte,  portent  avec  une  certaine  crûnerie 
le  légendaire  chapeau  tyrolien,  surmonté  de  la  plume  de  coq;  la  veste 
rouge  sur  laquelle  se  croisent  des  bretelles  noires,  ornées  de  figures 
bizarres  en  argent;  la  culotte  et  le  justaucorps, le  plus  souventde  couleur 
vert  sombre. 

Le  vrai  costume  des  femmes  se  compose  d’une  robe  noire,  d’un 
large  tablier  bleu  ou  de  couleur  claire  qui  enveloppe  presque  toute 
la  jupe;  un  fichu  à  fond  noir  orné  de  fleurs  à  nuances  vives;  la 
chemisette  blanche  laissant  les  bras  nus  jusqu’au  coude;  les  manches 
bouffantes  dans  le  haut;  les  cheveux,  séparés  par  une  raie  du  front 
à  la  nuque,  sont  tressés  en  deux  nattes  croisées  derrière  et  tombant 
très  bas. 

Les  Tyroliennes,  sans  être  jolies,  ont  une  physionomie  particulière: 
la  figure  ronde,  très  colorée;  des  yeux  noirs,  petits,  un  peu  en  boule, 
mais  très  éveillés;  l’air  heureux  et  riant. 

Bien  qu’elles  soient  surmenées  par  le  travail  des  champs,  elles  ont 
une  existence  assez  douce.  Il  est  très  rare  de  voir  un  mari  brutal 
et  violent.  Le  trait  saillant  du  Tyrolien  est  la  courtoisie  envers  les  femmes 
et  la  fierté  avec  les  hommes.  Un  amour-propre  exubérant,  une  confiance 
extrême  dans  sa  force  musculaire,  une  prétention  hautaine  donnent 
à  un  jeune  paysan  des  airs  de  coq  de  combat,  justifiés  par  son  esprit 
très  batailleur.  C’est  l’aspect  des  hommes  de  20  à  35  ans.  Plus  tard, 
sous  l’effet  d’une  vie  des  plus  rudes,  la  face  devient  terne  et  plutôt 
morose,  le  visage  nerveux,  anguleux,  mais  toujours  puissant. 

On  est  supris  de  trouver,  môme  parmi  les  plus  pauvres  et  les  plus 
rustiques,  un  reste  des  sentiments  chevaleresques  d’il  y  a  cinq  ou 
six  cents  ans,  dans  les  relations  entre  les  deux  sexes.  La  jeune  fille 
n’accepte  les  hommages  de  son  amoureux,  que  s’il  a  prouvé  sa  force 
dans  scs  luttes  avec  ses  rivaux.  Elle  imite,  sans  s’en  douter,  la  noble 
dame  qui,  il  y  a  plusieurs  siècles,  couronnait  l’amant  vainqueur  dans 
les  tournois.  Les  chants  locaux  gardent  les  caractères  de  l’ancienne 
poésie  des  Minnesingers.  Chez  aucun  autre  peuple,  en  Europe,  l’amour 
n’a  des  allures  aussi  nobles  et  aussi  gracieuses. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Quoique  pauvres  et  condamnés  à  un  dur  travail,  le  sort  des  Tyroliens 
est  préférable  à  celui  de  la  plupart  des  paysans  de  Fiance,  d’Italie 
ou  d'Allemagne.  L’homme  jouissant  des  joies  domestiques,  ignorant 
les  besoins  et  les  désirs  superflus  ;  la  femme  doucement  traitée  par  son 
mari,  entourée  de  beaux  enfants,  savent  trouver  le  vrai  bonheur 
dans  la  pauvreté. 

Le  talent,  ou  plutôt  l'instinct,  musical  est  le  don  naturel  le  plus 
commun  parmi  les  paysans  tyroliens.  Il  est  inouï  de  voir  avec  quelle 
facilité  des  jeunes  gens  ou  des  jeunes  filles,  absolument  illettrés, 
peuvent  faire  leur  partie  vocale  dans  un  morceau  qu’ils  entendent 
pour  la  première  fois.  Dans  le  calme  d’une  belle  soirée,  sur  la  porte 
de  leur  hutte,  le  berger  ou  la  bergère  jettent  aux  échos  de  la  montagne 
les  doux  sons  d’une  tyrolienne,  et  de  hutte  en  hutte,  les  chants  se 
répondent,  accompagnés  par  les  tintements  argentins  des  cloches  que 
les  vaches  agitent,  dans  une  sorte  d’accord  instinctif.  Le  calme  du  soir, 
la  grandeur  du  paysage,  la  suavité  du  chant,  tout  s’unit  pour  produire 
une  profonde  impression. 

Les  Tyroliens  sont  généralement  superstitieux.  Ils  croient  à  l’inter¬ 
vention  de  l’esprit  du  mal  dans  presque  tous  les  actes  de  la  vie. 
Aussi  prennent- ils  mille  précautions  contre  ses  atteintes.  Ils  ne 
prononcent  jamais  les  mots  d’enfer,  de  diable,  mais  se  servent  de 
circonlocutions  :  l’homme  noir,  le  mauvais  esprit,  le  damné,  etc. 
Ce  qui  est  étrange  c’est  qu’ils  ne  craignent  nullement  de  profaner, 
dans  leurs  imprécations,  le  nom  de  Dieu.  C’est  sans  doute  qu’ils  ont 
grande  confiance  dans  l’inépuisable  indulgence  de  Dieu  et  en  ont  moins 
peur  que  du  diable. 

Tous  les  phénomènes  de  la  nature,  tempêtes,  éclairs,  tremblements 
de  terre,  inondations,  sécheresses,  grêles,  tout  est  attribué  aux  maléfices 
du  démon.  Avant  d’ensemencer  ses  champs,  le  paysan  y  répand  des 
débris  de  charbon  bénis  par  le  prêtre.  Avant  de  conduire  ses  troupeaux 
aux  alpages,  la  hutte  est  bénie.  Quand  les  vaches  mettent  bas,  les 
nouveaux-nés  reçoivent  une  sorte  de  baptême.  Avant  d’entrer  dans 
une  nouvelle  demeure,  on  récite  un  rosaire.  Quand  l’orage  est  menaçant, 
les  cloches  de  l’église  sonnent  et  chacun  sonne  aussi  la  cloche  de  la 
ferme,  destinée  ordinairement  à  rappeler  aux  repas  les  bergers  et  les 
laboureurs.  Cette  confiance  dans  le  son  des  cloches  est  si  enracinée 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


qu’on  ne  peut  pas  en  faire  comprendre  le  danger;  et  même  si  une 
maison  est  frappée  par  la  foudre,  on  croira  que  la  cloche  a  été  ensorcelée 
et  qu’elle  doit  être  bénie  de  nouveau. 

Certaines  cloches  acquièrent  une  réputation  spéciale  et  l’on  entend 
des  paysans  déplorer  que  la  cloche  de  leur  église  soit  inférieure  à  celle 
du  village  voisin.  Toucher  une  personne  frappée  par  la  foudre  avant 
qu’un  prêtre  ait  prononcé  un  exorcisme  est  considéré  comme  très 
dangereux.  Quand  on  découvre  qu’un  arbre  a  été  atteint  par  la  foudre, 
on  fait  sur  le  tronc  trois  incisions  en  forme  de  croix  pour  le  dés¬ 
ensorceler.  ; 

La  veille  de  Noël,  chacun  marque  sa  porte  de  trois  petites  croix  i 
pour  se  préserver  du  démon.  Si  l’on  voit  un  étranger  passer  devant 
une  chapelle  ou  un  crucifix  sans  faire  un  signe  de  croix,  on  le  regarde 
de  très  mauvais  œil. 

Partout  où  l’imagination  est  frappée  par  de  grandes  images  et  par 
le  spectacle  continu  des  phénomènes  les  plus  saisissants,  les  esprits 
sont  plus  accessibles  aux  superstitions.  La  vie  contemplative  des  bergers, 
les  connaissances  qu’ils  acquièrent  de  certaines  propriétés  des  plantes, 
l’habitude  qu’ils  prennent  d’observer  le  cours  des  astres  dans  les 
radieuses  nuits  d’été,  leur  ont  souvent  acquis,  pour  le  vulgaire, 
la  réputation  de  sorciers. 

Il  n’est  pas  un  hameau  qui  n’ait  sa  légende  cl  où  l’on  ne  vous  montre 
quelque  endroit  célèbre  par  l’apparition  des  esprits  et  du  démon 
ou  par  quelque  autre  fait  merveilleux. 

Les  Romains  avaient  élevé,  sur  les  sommets  les  plus  inaccessibles, 
de  solides  forteresses  dont  les  murs  granitiques  ont  résisté  à  l’action 
des  temps.  Plus  tard  les  farouches  seigneurs  du  moyen-âge  se  bâtirent 
sur  chaque  pic  un  repaire  inexpugnable.  Chacun  de  ces  châteaux 
eut  sa  légende,  plus  ou  moins  dramatique. 

C’était  aussi  dans  le  creux  d’un  rocher  abrupte  et  isolé,  au  sommet 
d’un  mont  presque  toujours  couvert  de  nuages  ou  dans  les  profondeurs  , 
les  plus  reculées  d’une  épaisse  forêt  qu’avaient  lieu  de  mystérieuses  , 
apparitions. 

Heureusement  ces  erreurs  d’une  imagination  vive  et  mobile  n’ont 
pas  d’inlluencc  funeste  sur  la  tranquillité  et  la  moralité  des  habitants. 

Les  chemins,  les  ponts,  les  maisons  sont  surchargés  presque  partout 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  9 

d’images  religieuses.  Ce  sont  de  petites  chapelles,  des  vierges,  des  croix 
et  surtout  des  christs,  tout  aspergés  de  sang  et  auxquels  de  grossiers 
artistes  s’appliquent  à  donner  une  figure  lamentable  et  une  expression 
effrayante. 

Cette  multiplicité  de  monuments  mystiques  prouve  le  penchant 
religieux  des  Tyroliens.  Le  long  des  chemins  on  voit  souvent  des  familles 
entières,  agenouillées  devant  de  saintes  images,  invoquant  leur  assistance 
ou  les  remerciant  d’une  grâce  reçue.  Presque  toujours,  au  pied  de  la 
statue  vénérée  ou  des  crucifix,  jaillit  une  source  rafraîchissante  et  pure 
qui  offre  ainsi  le  bienfait  auprès  de  l’image  du  divin  bienfaiteur. 

On  rencontre,  aujourd’hui  encore,  des  chasseurs  montagnards  qui 
passent  pour  être  doués  de  qualités  surnaturelles  :  celui-ci  n’a  jamais 
manqué  un  ours;  il  le  poursuit  jusque  dans  sa  tannière,  l’attaque 
corps  à  corps,  se  rit  de  sa  fureur;  en  vain  ses  armes  seraient  en  défaut, 
il  en  triompherait  toujours  grâce  à  une  précieuse  amulette.  Celui-là 
est  préservé  des  atteintes  de  scs  ennemis  et  les  plus  habiles  tireurs 
ne  pourraient  l’atteindre.  La  superstition  est  générale  et  invétérée; 
elle  résiste  au  scepticisme  moderne. 

La  tradition,  la  légende  dans  le  Tyrol  plus  encore  que  dans  tout 
autre  pays,  se  sont  intimement  mêlées  à  tous  les  phénomènes  naturels; 
elles  y  peuplent  tous  les  rochers,  les  moindres  ruines  de  mille  souvenirs. 

Des  impressions  recueillies  au  courant  du  voyage,  des  esquisses 
tracées  devant  les  sites  et  les  châteaux  qui  excitent  le  plus  vivement 
l’admiration,  des  récits  de  veillées,  des  croyances  populaires  ont  fourni 
les  éléments  de  ce  livre  sur  les  ruines  et  les  légendes  du  Tyrol. 


I 

L’Arlberg.  —  Le  chevalier  de  Landeck.  —  Le  village  maudit 
de  l’Achensee.  —  Martinswand:  la  chasse  de  l’Empereur. 

Le  Tyrol,  entouré  de  toute  part  de  hautes  montages,  n’est  abordable 
que  par  quelques  défilés  jadis  fortifiés  et  qui  seraient  toujours  d’une 
défense  facile.  Le  voyageur  préfère,  en  général,  la  voie  du  Lac 
de  Constance  et  du  Vorarlberg. 


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«0  •  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Bregenz  est  l’ancienne  Brigantia  de  Strabon  et  de  Plolémée  sur 
le  lac  auquel  elle  donnait  son  nom  Brigantinus  lacus.  C’est  le  chef-lieu 
du  Vorarlberg.  De  Schlossberg  où  son!  les  ruines  d’un  château  des 
Comtes  de  Montfort  et  mieux  encore  du  Gebhardskirlein ,  église 
construite  sur  le  Gebhardsberg,  la  vue  s’étend  sur  le  lac  dans  toute 
sa  longueur,  jusqu’à  Constance,  sur  les  vallées  de  la  Bragenzei'  Ach 
et  du  Rhin,  sur  les  Alpes  et  sur  les  glaciers  d’Appenzelle  et  des  Grisons. 

On  pénètre  dans  le  Tyrol  par  la  route  de  YArlberg,  sur  la  frontière 
du  Vorarlberg,  à  la  limite  des  bassins  du  Rhin  et  du  Danube.  Même 
au  cœur  de  l’été,  cette  roule  est  bordée,  çà  et  là,  d’épais  monceaux 
de  neige.  On  admire  le  Klamm,  défdé  long  de  120  mètres  et  large 
de  10,  entre  des  rochers  de  160  mètres  de  haut  qui  se  rejoignent 
presque  à  leur  sommet.  Le  Schnaucrbach  sort  avec  impétuosité  de 
cette  gorge.  Au  dessus  est  l’étrange  vallée  de  Tobel,.  véritable  entonnoir 
d’une  fraîcheur  tout  alpestre.  La  vallée  de  Stanz  déroule  une  suite 
de  jolis  paysages  et  de  magnifiques  cascades  jusqu’à  Landeck. 

Sur  les  deux  rives  de  l’Inn  et  du  Wintschgau,  Landeck  est  un  grand 
bourg  dominé  par  l’ancien  château  si  fièrement  posé  qui,  déchu 
de  sa  primitive  grandeur,  n’est  plus  qu’une  ruine  servant  de  refuge 
à  de  pauvres  paysans. 

Landeck  apparaît  fier  et  imposant  encore  avec  ses  énormes  pans 
de  mur  qui  semblent  sortir  d’un  précipice  mystérieux.  II  n’y  a  plus 
debout  qu'une  tour  et  des  débris  d’escaliers  et  d’arceaux.  Ce  fut  d’abord 
une  forteresse,  construite  par  les  Romains  pour  défendre  le  défilé  de  l’Inn. 
En  1259,  c’était  un  château  assigné  comme  résidence  à  une  duchesse 
de  Bavière;  il  appartint  plus  tard  aux  Comtes  du  Tyrol.  11  a  sa  légende. 
Un  chevalier  de  Landeck  revenant  de  la  guerre  vit  sa  femme  qui 
du  haut  de  la  tour  guettait  son  arrivée.  Impatient  de  la  rejoindre, 
il  voulut  faire  sauter  à  son  cheval  un  fossé  profond.  Le  cheval  et 
le  cavalier  disparurent  dans  le  gouffre. 

Pourquoi  cette  punition  si  soudaine  et  si  terrible?  Le  chevalier 
revenait  de  la  Terre-Sainte  et  son  impatience  amoureuse  violait  un  vœu 
qu’il  avait  sans  doute  formé  dans  la  ferveur  de  la  croisade.  Dès  qu’il 
revoit  la  femme  adorée,  l’amour  ressaisit  son  âme  et  le  démon  reprend 
ses  droits. 

La  disparition  subite  dans  un  précipice  pour  une  faute  d’amour 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  1 1 

même  légère  se  retrouve  souvent  dans  les  récits  tyroliens.  C’est  d’accord 
avec  la  nature  du  pays  où  abondent  les  gouffres  insondables  et  effrayants. 
C’est,  en  même  temps,  la  preuve  de  la  profondeur  du  sentiment 
religieux  au  moyen-âge,  époque  d’où  datent  la  plupart  de  ces  traditions 
légendaires. 

Derrière  l’église  de  Landeck  qui  renferme  de  curieuses  sculptures 
sur  bois,  on  voit  le  tombeau  é’Osvvald  de  Schroffenslcin.  Les  ruines 
du  château  qui  fut  le  berceau  des  puissants  seigneurs  de  ce  nom 
s’élèvent  au  Nord,  suf  la  rive  gauche  de  la  Sana. 

Quand  le  duc  Frédéric,  à  la  poche  vide,  célèbre  comte  du  Tyrol 
au  xive  siècle,  s’enfuit  de  Constance  où  il  avait  été  enfermé  après 
son  excommunication,  il  se  réfugia  à  Landeck  déguisé  en  minnesinger 
et  il  raconta  ses  infortunes  aux  paysans  accourus  pour  l’écouler. 
Il  se  fit  reconnaître  alors  de  ses  sujets  qu’il  avait  su  loucher  et  qui 
lui  jurèrent  une  fidélité  à  toute  épreuve.  Frédéric  reconquit  scs 
domaines  et  ne  fut  pas  ingrat  :  il  octroya  aux  habitants  de  Landeck 
d’importants  privilèges.  Aussi  se  sont-ils  toujours  montrés,  depuis, 
très  dévoués  à  l’Autriche.  En  1703,  ils  repoussèrent  vaillamment  les 
Bavarois  et  les  Français.  L’empereur  Léopold  Ier  leur  fit  don  d’une 
coupe  d’or  qu’ils  conservent  religieusement. 

Au-delà  de  Landeck,  sur  un  cône  élevé,  on  aperçoit  les  ruines 
du  château  de  Kronburg,  ancienne  forteresse  des  Starkenberg,  conquise 
par  Frédéric  à  la  poche  vide. 

On  peut  visiter  l’abbaye  de  Cisterciens  à  Stams.  Elle  fût  fondée, 
en  1272,  par  la  mère  de  Conradin,  le  dernier  des  llohcnslaufen,  avec 
l’or  qu’elle  avait  amassé  pour  sa  rançon.  Enrichie  par  de  nombreuses 
donations  et  souvent  détruite  par  les  éléments  et  par  les  hommes, 
elle  fut  reconstruite  au  xvme  siècle.  Sa  crypte,  l’Escurial  des  Alpes, 
contient  les  tombeaux  de  douze  comtes  de  Gôrtz  et  du  Tyrol;  de 
Frédéric  à  la  poche  vide  et  de  son  fils,  de  ses  deux  femmes  et  de  sa  fille; 
du  duc  Sigismond  le  Riche,  de  sa  femme  cl  de  son  fils;  de  la  seconde 
femme  de  Maximilien  Ier  ;  de  Rodolphe,  prince  d’Anhalt  ;  du  duc 
Séverin  de  Saxe  et  des  enfants  de  Ferdinand  Ier  et  de  Maximilien  11. 
Les  portraits  de  ces  princes  sont  sculptés  sur  les  murs  de  la  crypte. 

Si,  de  Landeck  on  veut  entrer  dans  le  Tyrol  par  le  Vintschgan  et 
Meran,on  suit  le  fameux  défilé  du  Hochfinslermuntz.  Après  avoir  admiré 


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J 2  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

l’énorme  glacier  de  Gepaalsch,  le  plus  grand  du  Tyrol,  on  atleinl  Ried, 
joli  village  dominé  par  le  château  de  Sigmundsried  et  le  bourg  de 
Pfunds,  au  dessous  du  glacier  de  Mondin  qui  se  rattache  à  la  chaîne 
septentrionale  de  l’Engadine. 

La  nouvelle  route  traverse  l’Inn  sur  un  pont  élégant  et  monte, 
insensiblement,  le  long  de  la  rive  droite  en  partie  taillée  dans  le  roc, 
jusqu’à  Iloch  Finstermunlz  où  apparaît  un  groupe  de  jolies  maisonnettes. 
De  là  on  voit  admirablement,  dans  le  fond,  l’ancien  Finstermunlz 
avec  sa  tour  cl  son  pont  sur  l’Inn  :  magnifique  coup  d’œil  sur  celle 
gorge  étroite  et  profondément  encaissée  par  de  superbes  rochers 
entre  lesquels  l’inn  qui  sort  de  l’Engadine  se  précipite  avec  un  fracas 
épouvantable. 

v  II  y  a  diverses  voies  pour  pénétrer  dans  le  Tyrol  et  chacune  a  son 
caractère  grandiose  ou  pittoresque.  En  venant  d’Augsbourg  on  passe 
par  Fussen.  C’est  une  gracieuse  petite  ville  au  bord  du  Lech,  sur  une 
colline  couronnée  par  le  château  des  anciens  évêques  d’Augsbourg,  qui 
date  de  1342.  On  a  restauré  la  chapelle  et  la  salle  des  chevaliers  dont 
le  plafond  en  bois  a  de  belles  peintures.  A  côté  est  l’abbaye  de  Béné¬ 
dictines  de  Saint-Mang  fondée  en  629  et  l’église  collégiale  de  Saint- 
Magnus  en  joli  style  rococo  de  1701.  C’est  là  qu’on  voit  un  des  plus 
anciens  portraits  de  Charlemagne,  l’étole  et  la  crosse  de  saint  Magnus 
et  une  danse  macabre  assez  curieuse. 

Le  calvaire  offre  un  beau  panorama  sur  le  Lech,  le  Schwansee  et  le 
château  de  Ilohenschwangau ,  ancienne  forteresse  romaine  devenue 
résidence  féodale.  Hohenschwangau  a  été  acheté,  en  1832,  par  le  roi 
Maximilien  de  Bavière  qui  le  fit  reconstruire  et  décorer  de  belles  fres¬ 
ques.  On  y  admire  des  chefs-d'œuvre  de  Schwanthaler:  deux  porte- 
bannières  au  dessus  de  l’entrée  principale;  le  Marmor  bad,  bains 
taillés  dans  le  roc,  ornés  de  nymphes;  la  Fontaine  aux  lions. 

Parmi  les  fresques  les  plus  curieuses,  on  remarque  celles  relatives  à 
la  légende  du  chevalier  du  cygne  ;  à  la  vie  des  parents  de  Charle¬ 
magne,  Berthe  aux  grands  pieds,  etc.  ;  aux  mœurs  des  dames  et  des 
chevaliers  allemands  au  moyen-âge  ;  à  la  légende  de  la  Wilkina,  ana¬ 
logue  au  poème  de  Nibelungen  et  retraçant  les  exploits  de  Dietrich  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  13 

Berne  qui  aurait  habité  Ilolienscliwangau,  à  une  époque  qu’on  ne  peut 
préciser. 

Un  autre  château,  Neuschwanstein,  bâti  par  le  roi  Louis  II  sur 
l’emplacement  de  Verderschvvangau  s’élève  dans  un  site  magnifique, 
sur  un  rocher  escarpé  au  dessus  du  ravin  sauvage  et  de  la  cascade  de 
la  Poellat. 

Pour  aller  à  Reuthe  on  peut  suivre  les  contours  del’Alpsee,  joli  lac 
aux  rives  onduleuses.  Pindcrplalz  est  sur  une  saillie  de  rocher  qui 
domine  les  eaux  bleues  du  lac.  C’est  lâ  que  le  roi  lettré  Maximilien 
venait  relire  les  beaux  vers  du  poêle  grec  Pindarc.  La  roule  passe 
devant  la  chute  du  Lech  à  travers  une  gorge  étroite,  pour  atteindre 
la  frontière  autrichienne. 

Près  de  Reuthe  se  trouvent  les  ruines  considérables  de  la  forteresse 
d’Ehrenberg,  détruite  par  les  Français  en  1800.  Elles  sont  au  dessus 
d’un  défilé,  sur  une  montagne  isolée  toute  couverte  de  pins,  le 
Schlossberg.  Le  défilé  est  encore  fermé  par  une  véritable  porte,  YEItren- 
berget'klause. 

La  large  et  verte  vallée  de  Lermos,  bornée  à  l’est  par  la  chaîne  du 
Weltei'stcin  a  l’aspect  le  plus  imposant.  C’est,  sans  aucun  doute,  le 
plus  beau  passage  du  Tvrol  bavarois.  On  voit  se  succéder  deux  lacs, 
le  Weissensec  et  le  Blindsce,  aux  eaux  d’un  vert  foncé,  encaissés  entre 
deux  hauts  remparts  de  rochers.  Plus  loin,  dans  une  étroite  gorge 
couverte  de  pins,  sur  un  cône  de  rocher  au  milieu  d’un  petit  lac 
sombre,  le  Fernstcinsce  se  dresse  le  Sigmundsburg,  ruine  pittoresque 
d’un  fort  qui  commandait  ce  passage. 

Après  Nasscreit,  on  traverse  une  forêt  de  mélèzes  jusqu’au  château 
de  Klamm.  A  Tclfs,  on  rejoint  la  route  qui  vient  de  Landeck  pour 
aller  à  Zierl. 

Un  étroit  défilé  qui  s’ouvre  sur  la  vallée  de  l’Inn,  mène  à  Kufstein 
dont  l’antique  forteresse  s’élève  sur  la  rive  droite.  Elle  n’est  acces¬ 
sible  que  d’un  seul  côté  par  un  sentier  des  plus  escarpés;  les  vivres  et 
autres  objets  dont  on  a  besoin  y  sont  hissés  à  l’aide  de  grues.  C’est 
aujourd’hui  une  prison  d’Élat. 

De  Kufstein  on  peut,  par  Roseuheim  et  Priens,  faire  une  charmante 
excursion  au  lac  de  Schiensee.  Le  lac  est  grand  et  d’une  courbe  gra- 


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<4  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

cieuse;  malheureusement  ses  rives  sont  plates, peu  accidentées.  Il  aune 
certaine  célébrité  par  ses  deux  îles:  la  grande,  Herrcuwaerlh,  l'île des 
hommes,  contient  un  magnifique  parc  peuplé  de  daims,  un  château  cl 
le  couvent  de  Bénédictins  qui  étaient  jadis  maîtres  et  seigneurs  de  tout 
le  pays.  Dans  la  petite  île,  Fraucnivocvth,  l’île  des  femmes,  s’élève 
un  couvent  de  Bénédictines  dont  le  portail  est  orné  de  belles  statues 
en  pierre.  Les  fenêtres  ne  sont  pas  grillées;  les  portes  sont  ouvertes; 
l’aspect  est  riant,  sans  rien  de  claustral  ni  de  sévère.  11  y  a,  autour  du 
couvent,  un  village  de  pêcheurs  et  de  gracieuses  maisons  de  campagne. 
Entre  les  deux  îles  est  un  îlot,  Kraulinsel,  qui  servait,  dit-on,  de 
potager  commun. 

Le  lac  de  Schicnsec  est  souvent  très  agité:  des  vagues  courtes,  j 
frisées;  un  vent  très  violent  et  glacé;  même  en  été  l’eau  écumcuse  1 
montant  à  bord  du  petit  steamer  qui  fait  le  tour  des  îles;  c’est  alors, 
presque  la  mer.  Les  longues  chaînes  de  montagnes  de  la  Bavière  et  du 
Tyrol  forment  le  fond  du  paysage. 

A  quelque  distance  du  lac  on  voit  le  château  fameux  du  chevalier 
pillard  Henri  de  Slein,  taillé  dans  le  roc  comme  une  caverne  de 
brigands. 

De  la  station  d’Ienbach  après  Kufstcin,  on  va  visiter  le  lac  d’Ac/jensce. 

Il  est  à  3,000  pieds  au  dessus  du  niveau  de  la  mer  et  à  plus  de  3,000 
pieds  au  dessus  de  ses  eaux  se  dressent  les  pics  superbes  des  Rabais- 
pilz  et  de  YUnnütz.  J 

Le  lac,  dans  sa  partie  solitaire,  est  d’une  magnifique  tristesse.  Ses 
eaux  sombres,  presque  noires,  immobiles,  baignent  le  pied  d’énormes 
montagnes  qui  l’enserrent  de  tous  côtés.  Leurs  sommets  menaçants  s’y 
trouvent  réfléchis  comme  dans  un  miroir.  Au  fond  du  paysage,  au 
dessus  d’un  premier  plan  de  roches  noirâtres  se  dressent  des  cimes 
ardoisées,  couvertes  çà  et  là  de  larges  plaques  de  neige  et  de  glace. 
Pour  contempler  le  tableau,  dans  toute  sa  beauté,  il  faut  monter  sur 
l’une  des  pentes  de  verdure  qui  semblent  plonger  dans  le  lac. 

Rien  de  poétique  comme  de  voir  glisser  silencieusement  un  bateau 
au  milieu  de  ces  grandes  et  austères  solitudes.  Les  sommets  bruns  et 
nus  des  montagnes,  la  sombre  et  épaisse  verdure  des  forêts  qui  de 
leurs  flancs  descendent  vers  les  eaux  du  lac  où  elles  semblent 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  tS 

s’engloutir;  ce  lac,  immense  bassin  enseveli  au  fond  d’un  précipice;  le  > 
calme  et  l'immobilité  de  ses  eaux  noires  et  sans  fond  ;  ce  silence  que  rien 
ne  trouble;  ce  ciel  grisâtre  ne  laissant  échapper  qu’un  rayon  de  soleil 
qui  va  mourir  sur  les  collines  lointaines;  tout  saisit  fortement  le  cœur 
et  le  jette  dans  le  rêve,  l’extase  et  comme  une  mystique  admiration. 

Les  eaux  du  lac  sont  d’une  profondeur  effrayante  :  elles  ont,  à 
certains  points,  plus  de  800  mètres.  Les  remparts  de  granit  s’élèvent 
tout  droit,  à  pic,  vers  le  ciel.  On  ne  voit  pas  un  seul  être  vivant  et 
quand  le  temps  est  sombre,  le  paysage  s’harmonise  admirablement 
avec  la  légende. 

Là  où  se  trouve  le  lac,  il  y  avait  autrefois  une  délicieuse  vallée  au 
milieu  de  laquelle  s’élevait  un  grand  et  riche  village.  Les  habitants 
s’abandonnaient  à  tous  les  désordres  et  jouaient  aux  dés  sur  les  marches 
de  l’église  où  ils  n’entraient  jamais.  Un  jour  qu’ils  se  livraient  à  leurs 
plaisirs  sacrilèges,  un  torrent  surgissant  brusquement  de  dessous  terre 
envahit  la  plaine  et  engloutit  le  village  avec  tous  ses  habitants. 

Par  les  calmes  nuits  d’été,  le  pêcheur  entend  souvent  les  cloches  du 
village  maudit  sonner  dans  la  profondeur  des  eaux. 

Si  bizarre  que  soit  ce  récit,  raconté  sérieusement  aux  voyageurs  par 
un  des  patriarches  de  la  montagne,  quand  on  a  contemplé  ce  paysage 
étrange,  on  se  sent  l’âme  toute  envahie  de  mystérieuses  émotions 
et  toute  prèle  à  croire  aux  légendes  les  plus  fantastiques. 

Le  charmant  village  d’Eben  près  du  lac  à'Achensee  a  aussi  sa 
légende  pieuse  de  la  célèbre  sainte  Nothburga,  l’humble  servante 
modèle  le  plus  parfait  des  vertus  domestiques,  élevée  au  rang  de  bien¬ 
heureuse. 

Il  est  rare  de  trouver,  même  en  Tyrol,  où  il  y  a  tant  de  splendides 
panoramas,  un  tableau  plus  enchanteur  que  celui  dont  on  jouit  des 
hauteurs  de  Ziezl  couronnées  par  le  Sollslein.  On  a  une  magnifique 
vue  d'ensemble  sur  la  vallée  de  l’Inn,  les  Alpes  du  Tyrol  et  la  chaîne 
sauvage  où  l’Isar  prend  sa  source.  Sur  un  immense  escarpement  qui 
domine  l’Inn,  le  fleuve  des  quaranles  glaciers,  dont  les  eaux  s’écoulent 
ici  calmes  et  superbes,  entre  les  saules  et  les  aulnes,  se  dressent 
les  ruines  du  château  de  Fragenslein  comme  l’avant-garde  du  géant 
Sollstein. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

On  ignore  ses  origines.  Il  fut  la  résidence  favorite  de  l’empereur 
Maximilien,  le  héros  du  Thcuerdank.  Ce  dernier  des  chevaliers  aimait 
passionnément  le  Tyrol  et  se  plaisait  à  habiter  Fragenslein  avec  Marie 
de  Bourgogne  pour  laquelle  il  avait  une  si  vive  affection  que  trente  ans 
après  l’avoir  perdue,  il  ne  pouvait  encore  parler  d’elle  sans  être 
attendri  jusqu’aux  larmes.  On  voit  son  écusson  sur  le  portail  de 
Fragenstein.  C’est  de  là  qu’il  partait  pour  la  chasse  au  chamois.  Il  ne 
reste  debout  que  la  vieille  tour  du  guet;  sa  plateforme  est  cachée 
sous  d’épaisses  broussailles  où  se  jouent  les  écureuils. 

Le  Martinswand  (muraille  de  saint  Martin)  est  célèbre  par  une 
aventure  de  chasse  de  l’empereur  Maximilien.  La  roche  nue  et  escarpée 
domine  le  petit  village  de  Zierl.  L’Empereur  à  la  poursuite  d’un  chamois 
s’était  égaré  dans  les  rochers  impraticables;  il  ne  s’aperçut  du  danger 
qu’au  moment  où  perdant  le  chamois  de  vue  il  se  trouva  sur  le  bord 
d’un  affreux  précipice.  Au-dessus  de  sa  tète  se  dressait  la  paroi  de 
granit,  à  ses  pieds  s’ouvrait  l’abîme.  Entraîné  par  l’ardeur  de  la  chasse, 
il  avait  escaladé  un  pic  où  nul  avant  lui  n’avait  jamais  mis  le  pied. 

En  vain  essaya-t-il  de  retourner  en  arrière;  dans  ce  labyrinthe 
inextricable,  il  ne  se  retrouva  plus.  Il  voyait  au  loin,  dans  la  vallée 
ses  serviteurs  qui,  de  leur  côté,  aperçurent  avec  effroi  leur  souverain 
en  péril.  Aucun  montagnard  ne  put  avancer  sur  la  muraille  de  saint 
Martin  dont  les  sommets  avaient  toujours  passé  pour  inaccessibles. 

Maximilien,  selon  la  légende,  resta  deux  jours  dans  cette  affreuse 
position.  Alors  eut  lieu  une  scène  solennelle  et  terrible.  Exténué 
de  fatigue  et  de  faim,  l’Empereur  sent  que  sa  dernière  heure  est  venue. 
Rassemblant  ce  qui  lui  restait  de  forces,  il  crie  à  ses  serviteurs  de  faire  j 
venir  un  prêtre  qui  bénirait  son  trépas.  La  ville  entière  d’Inspruck  j 
et  toutes  les  populations  voisines  accoururent  dans  la  plaine  pour  I 
assister  à  cette  mort  tragique  d’un  empereur!  Un  prêtre  revêtu  des 
ornements  sacerdotaux  montre  au  prince  l'hostie  et  l’exhorte  à  mourir 
en  chrétien.  Le  malheureux  Maximilien  entendait  déjà  célébrer  ses 
funérailles.  A  ce  moment  suprême  apparaît  sur  la  Martinswand  un 
grand  et  vigoureux  jeune  homme  qui  tend  la  main  au  souverain 
en  lui  disant  :  «  Ne  désespérez  pas,  Sire!  Dieu  ne  veut  pas  qu’un  prince 
comme  vous  périsse  d’une  telle  mort!  »  Et  prenant  Maximilien  par 
la  main,  il  le  ramène  par  un  invisible  sentier,  à  travers  la  roche 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

escarpée.  Quand  l’Empereur  fut  en  lieu  sûr,  le  sauveur  disparut 
et  on  ne  le  revit  jamais.  On  crut  à  un  envoyé  de  Dieu. 

Depuis  l’époque  où  se  serait  opéré  ce  miracle,  l’ascension  du 
Marlinswand  offre  moins  de  danger  et  l’on  peut  arriver  à  la  grande 
croix  de  six  mètres  de  haut  qui  perpétue  le  souvenir  d’un  sauvetage 
aussi  extraordinaire. 

Ceux  qui  repoussent  la  légende  rapportent  que  le  sauveur  n’était 
autre  qu’un  intrépide  montagnard  dont  on  cite  le  nom  :  Zips,  qui  fui 
royalement  récompensé  et  anobli. 

Ces  lieux  étaient  prédestinés  aux  sauveurs  de  princes.  C’est  aussi 
près  de  Fragenstein  que  le  comte  Arco  sacrifia  sa  vie  pour  sauver 
celle  de  Marc-Emmanuel  de  Bavière.  11  reçut  en  pleine  poitrine  la  balle 
d’un  assassin  qui  voulait  tuer  le  prince. 

Qu’on  croie  ou  non  A  la  légende,  ce  qui  excitera  toujours  l’admiration 
du  voyageur,  c’est  le  spectacle  déroulé  sous  ses  yeux.  Aux  pieds  du 
Marlinswand  une  grande  partie  du  Tyrol  se  perd  au  loin  dans  une 
vapeur  chaude  et  violacée.  L’œil  ébloui  plonge  avec  ravissement  dans 
tout  un  monde  de  merveilles  et  arrive  des  lignes  les  plus  éloignées 
de  l’horizon  montagneux  aux  profondeurs  d’une  gorge  immense,  toute 
béante,  jusqu’à  C  ou  7,000  pieds.  Le  silence  solennel  de  ces  hauteurs 
n’est  troublé  que  par  un  bruit  sourd  et  éloigné,  voix  solitaire  qui  monte 
du  fond  des  précipices,  l’éboulement  d’une  pyramide  de  glace,  la  chute 
d’une  avalanche,  la  marche  lente  d’un  glacier.  Tout  frappe  l’esprit 
d’impressions  profondes  et  mystérieuses,  tout  le  dispose  croire 
même  aux  apparitions  surnaturelles! 


II 

Inspruck.  —  La  maison  au  toit  d’or.  —  Le  tombeau  de  Maximilien. 
Amras:  la  belle  Philippine. 


La  vallée  de  l’Inn,  si  justement  célèbre,  offre  à  chaque  instant  des 
villages,  des  clochers,  des  ruines,  des  sites  historiques  ou  légendaires. 
Le  moindre  hameau  a  des  souvenirs  très  anciens  dont  il  peut  être  fier. 

JANVIER-FÉVRIER  1888.  2 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Plusieurs  bourgs,  tels  queSchwatz,  ont  le  toit  de  leur  église  tout  recou¬ 
vert  de  barges  plaques  de  cuivre  étincelant,  souvenir  des  riches  mines 
d’argent  et  de  cuivre  qu’on  exploitait  dans  leurs  environs. 

Mais  c’est  la  nature  surtout  qui  y  est  merveilleuse.  Du  Kaiserberg 
on  a  la  plus  magnifique  vue  sur  toute  la  vallée.  C’est  comme  un  ser¬ 
pent  fantastique  aux  innombrables  replis  d’un  bleu  vif  autour  desquels 
les  montagnes  du  Zillerlbal  et  plus  loin  de  Stubagerthal  dressent  leurs 
sommets.  En  regardant  an  Nord,  on  voit  surgir  les  trois  pics  du 
Ritlenbcrg  et  les  Irois  dents  du  Sonnenwendjech,  du  côté  de  Munich. 
C’est  là  qu’est  la  frontière  entre  le  Tyrol  et  la  Bavière.  Plus  à  droite 
s’élève  le  Grosslreitcn  qui  forme  le  demi  cercle;  puis  se  succèdent  le 
Dm enslcin,  favori  des  touristes  allemands,  le  Riesenkopf,  le  Wildbam, 
le  Greerzhorn,  et  le  Spilzslein  enfin  le  Wcchscl.  Dans  tous  les  sens,  les 
perspectives  varient  leurs  effets.  Le  cercle  le  plus  rapproché  est  cou¬ 
vert  de  forêts  épaisses  qui  donnent  une  sensation  de  mystère  et  ajoute 
encore  à  l’impression  de  beauté  et  de  grandeur;  à  travers  les  sombres 
feuillages  apparaissent,  par  intervalles,  des  lacs,  des  cascades,  des 
rochers  nus  et  de  fraîches  vallées. 

Immédiatement  au  dessous  du  Kaiserberg  s’étend  le  romantique 
vallon  du  Kaiserlhal  qui  offre  comme  un  résumé  de  toutes  les  beautés 
du  Tyrol.  Tout  près  est  le  Hechlsee,  joli  lac  dont  on  peut  faire  le  tour 
sur  le  gazon  le  plus  velouté,  formant  ici  un  cap,  là  une  baie  avec  des 
jeux  d’ombre  et  de  lumière,  des  nuances  de  vert  et  de  bleu,  un  ensemble 
qui  charme  surtout  par  un  calme  infini.  La  tradition  populaire  affirme 
que  ce  calme  du  Hechtsee  n’est  jamais  troublé  par  les  plus  violentes 
tempêtes.  Un  seul  jour,  dit-on,  en  novembre  1755,  les  eaux  du  lac 
furent  bouleversées  et  soulevées  en  jets  furieux.  On  apprit  qu’à  ce 
même  moment  avait  eu  lieu  le  terrible  tremblement  de  terre  de 
Lisbonne. 

Inspruck  est  une  belle  ville,  admirablement  située,  traversée  par 
l’Inn  et  la  Slill.  Fortifiée  au  moyen-àge  par  le  comte  Othon  d’Audechs 
qui  y  bâtit  une  forteresse,  Otloburg,  elle  fut  embellie  par  le  comte 
Frédéric  à  lu  poche  vide,  en  1406.  Elle  devint  la  capitale  du  Tyrol 
à  la  place  de  Meran  sous  Sigismond  qui,  en  1489,  avant  de  mourir  fit 
don  à  Maximilien,  roi  des  Romains,  d’Insprucket  du  Tyrol. 

Maximilien  adopta  Inspruck  comme  une  de  ses  résidences  favorites. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  19 

Son  fils,  l’archiduc  Ferdinand  administra  longtemps  le  pays,  attira  à 
sa  cour  des  savants  et  des  artistes  d’Italie  et  d’Allemagne.  Inspruck 
devint  alors  comme  une  nouvelle  Florence  au  milieu  des  Alpes. 

En  1665,  le  Tyrol  fut  réuni  à  l’Autriche  qui  le  garda  jusqu’en  1806, 
époque  où  il  fut  incorporé  à  la  Bavière  par  la  paix  de  Presbourg.  Les 
Tyroliens  se  révoltèrent  et  soutinrent  une  lutte  terrible,  sous  la  con¬ 
duite  d’Andréas  Ilofer,  l’héroïque  aubergiste  du  Passeyerlhal.  Long¬ 
temps  victorieux,  Ilofer  finit  par  être  surpris  et  fusillé  à  Mantoue,  en 
1810.  Les  traités  de  1814  restituèrent  le  Tyrol  à  l’Autriche. 

Les  rues  principales  d’Inspruck  sont  spacieuses  et  régulières  ;  les 
maisons  largement  étalées  ont  de  hautes  fenêtres  à  balcons  qui  leur 
donnent  grand  air.  L’aspect  général  est  un  peu  solennel. 

Une  merveille  artistique  d’Inspruck  est  la  maison  au  toit  d’or. 

C’est  une  jolie  construction  du  commencement  du  xvc  siècle.  Sur  le 
devant  s’ouvre  une  espèce  de  loggia  aux  arcades  élancées  et  aux  fines 
nervures.  L’intérieur  est  décoré  de  fresques;  elle  est  surmontée  d’un 
toit  recouvert  d’ardoises  en  écailles,  orné  de  moulures  en  plomb  doré. 
L’ensemble  de  la  décoration  est  délicat,  fin,  exquis.  Elle  n’a  pas  une 
légende  poétique,  elle  fut  bâtie  par  Frédéric  à  la  poche  vide  qui  l’habita. 

Cet  archiduc  de  la  maison  de  Ilabsburg  avait  reçu  en  apanage  le 
Tyrol,  en  1379.  Quinze  ans  auparavant,  Marguerite  Maultasch  avait 
cédé  tous,  les  droits  de  ses  ancêtres,  les  comtes  de  Gôrtz,  au  duc 
d’Autriche  Rodolphe  IV.  Frédéric  fut  excommunié  et  mis  au  ban 
de  l’empire  par  le  concile  de  Constance,  parce  qu’il  s’était  déclaré 
partisan  du  pape  Jean  XXIII.  Fait  prisonnier,  il  fut  jeté  dans  un 
cachot.  L’empereur  d’Allemagne  et  les  seigneurs  des  vallées  de  l’Inn 
et  de  l’Adige  se  partagèrent  ses  domaines.  Mais  Frédéric  s’échappa, 
traversa  I ’Arlberg  déguisé  en  minnesinger  et  parcourut  les  campa¬ 
gnes  en  racontant  scs  malheurs.  Il  excita  les  vives  sympathies  du 
peuple  qui  se  souleva  en  sa  faveur.  Il  eut  bientôt  rétabli  son  autorité 
sur  le  Tyrol  et  devint  très  populaire  à  Inspruck.  Pour  protester  contre 
le  surnom  qu’on  lui  avait  donné  de  prince  à  la  poche  vide ,  il  cons¬ 
truisit  la  maison  au  toit  d’or  et  ce  qui  valut  mieux  encore  pour  ses 
sujets,  il  laissa  son  trésor  bien  rempli.  Son  fils  Sigismond  le  riche 
étant  mort  en  1496  sans  héritier,  le  Tyrol  revint  à  l’Autriche  sous 
Maximilien  Ier. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

L’église  des  Franciscains  est  avec  la  Maison  au  toit  d’or  la  curio¬ 
sité  artistique  d’Inspruck.  Sa  façade  percée  d’nne  rosace  gothique  n’a 
pas  de  caractère;  mais  l’intérieur  est  remarquable.  Cette  sévère  église 
du  xui°  siècle,  ses  belles  et  simples  colonnes,  ses  voûtes  ogivales,  son 
superbe  jubé,  tout  est  décoré  de  stucs  et  de  peintures  dans  le  mauvais 
goût  italien  du  xvinc  siècle.  Les  moulures,  nervures,  médaillons  et 
autres  ornements  sont  dorés.  C’est  d’un  triste  effet;  ruais  comme 
contraste  au  centre  de  l’église  s’élève  le  tombeau  de  l’empereur 
Maximilien.  Il  se  dresse  là,  majestueusement,  au  milieu  de  la  nel 
principale,  entouré  des  statues  colossales  en  bronze  des  rois,  des 
reines,  des  guerriers  qui  forment  son  cortège. 

L’idée  est  grandiose:  l’Empereur  est  agenouillé  au  sommet  d’un 
grand  sarcophage  de  marbre  noir,  revêtu  du  manteau  impérial  et 
tourné  vers  le  maître  autel.  Les  faces  latérales  sont  ornées  de  bas- 
reliefs  en  marbre  blanc,  représentant  les  faits  mémorables  de  son 
règne.  Les  quatre  angles  sont  soutenus  par  quatre  statues  allégori¬ 
ques:  la  Justice,  la  Prudence,  la  Force  et  la  Modération. 

Le  tombeau  est  entouré  d’une  grille  merveilleuse  dont  les  entrelacs, 
les  rinceaux,  les  feuillages  sont  d’une  légèreté  inouïe.  Il  est  impossible 
d’imaginer  plus  d’habileté  et  plus  d’élégance.  Entre  les  colonnes  de  la 
nef  sont  rangées  les  vingt-huit  grandes  statues  en  bronze  qui  entou¬ 
rent  le  mausolée;  elles  ont  été  fondues  de  1500  à  1580  et  reprodui¬ 
sent  presque  tous  les  costumes  princiers  et  guerriers  du  moyen-age 
allemand, ce  qui  leur  donne  un  réel  intérêt  historique.  Les  personnages, 
choisis  un  peu  suivant  la  fantaisie  des  artistes,  se  rattachent  néan¬ 
moins  par  des  liens  réels  ou  hypothétiques  à  la  Maison  d’Autriche. 

Ces  vingt-huit  colosses  de  bronze  sont  là  comme  les  témoins  éternels 
de  la  grandeur  de  la  race  des  llabsburg  et  des  hautes  destinées  prépa¬ 
rées  à  Maximilien  par  ses  ancêtres.  Il  y  a  les  personnages  héroïques 
ou  légendaires  dont  les  liens  restent  quelquefois  inexpliqués:  Clovis, 
Théodoric  roi  des  Ostrogoths,  Arthur  d’Angleterre,  Théodebert  duc 
de  Bourgogne,  Godefroid  de  Bouillon.  Arthur,  seul,  revêtu  d’une  fine 
armure  du  xic  siècle,  la  visière  du  casque  relevé,  est  élégamment 
posé  et  trouve  dans  sa  simplicité  même  un  caractère  artististique  qui 
manque  aux  autres. 

Il  y  a  les  ancêtres  éloignés  de  Maximilien:  Léopold  le  saint,  mort  en 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

1136;  Rodolphe  I  fondateur  de  la  maison  de  llabsburg;  Albert  I; 
Albert  II  aïeul  de  Maximilien;  Frédéric  III  son  père. 

Une  raison  qui  fil  élire  Rodolphe  comme  roi  des  Romains  en  1273, 
c’est  qu’il  avait  sept  filles  en  âge  d’être  mariées  et  que  chacun  des 
princes  électeurs  espérait,  en  devenant  le  gendre  du  nouvel  empereur, 
gouverner  sous  son  nom.  Ainsi,  dès  l’origine,  la  maison  de  llabsburg 
devait  justifier  le  fameux  distique  latin  qui  fut  comme  sa  devise: 

Délia  gerant  alii,  lu  felix  Austria  nube; 

Nam  quæ  Mars  aliis}  dat  tibi  régna  Venus  ! 

Rodolphe  d’ailleurs  mérita  de  ses  contemporains  le  surnom  glorieux 
de  Lex  animata!  Loi  vivante!  On  doit  le  compter  au  nombre  des 
meilleurs  et  des  plus  grands  princes  qui  aient  porté  la  couronne. 

L’avènement  de  Maximilien  en  1493  ouvrit  une  ère  nouvelle.  Le 
xvie  siècle,  l’époque  de  Charles-Quint,  de  François  Ier,  de  Luther,  de 
Calvin,  d’Érasme,  ce  précurseur  de  Voltaire,  est  sous  tous  les  rapports 
politique,  religieux  et  littéraire,  le  plus  grand  siècle  de  l’histoire  euro¬ 
péenne.  Il  a  mis  fin  au  moyen-Age  par  la  réforme;  a  établi  entre  tous 
les  États  des  liens  nouveaux  qui  ont  créé  une  science  inconnue  jusque  la, 
la  politique  par  laquelle  agissent  et  vivent  les  sociétés  modernes. 

Maximilien  avait  34  ans  quand  la  mort  de  son  père  lui  laissa  la 
couronnç  impériale,  l’archiduché  d’Autriche,  les  duchés  de  Slyrie,  de 
Carinlhie  cl  de  Carniole  auxquels  il  joignit,  en  1496,  le  Tyrol,  le 
Brisgau  et  le  Sundgau,  à  la  mort  de  son  cousin  Sigismond.  Maximilien 
porta  dignement  le  poids  de  tant  de  couronnes. 

Vingt-quatre  admirables  bas-reliefs  en  marbre  de  carrare  font  revivre 
sous  les  yeux  du  voyageur  toute  la  vie  de  Maximilien.  C’est  la  grande 
curiosité  du  tombeau.  Séparés  par  seize  piliers  de  marbre  noir,  ils 
sont  l’œuvre  d’Alexandre  Collin  de  Malines,  excepté  quatre  (on  ne  sait 
pas  si  ce  sont  les  quatre  premiers  ou  les  quatre  derniers)  par  les 
frères  Bernard  et  Arnold  Abel  de  Cologne.  L’exécution  en  est  admirable. 
Les  costumes  et  les  armes  du  temps  y  sont  reproduits  avec  la  plus 
scrupuleuse  exactitude.  Ce  sont  par  là  des  monuments  de  la  plus  haute 
valeur  historique. 

On  assiste  au  mariage  de  Maximilien  avec  Marie  de  Bourgogne. 
Elle  avait  20  ans  à  la  mort  de  son  père.  Fidèle  à  la  parole  donnée, 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
elle  se  décida,  entre  les  nombreux  prétendants,  en  faveur  de  Maximi¬ 
lien.  Ce  mariage  qui  devait  avoir  de  si  grands  résultats  fut  célébré  le 
20  août  1  477.  Marie  mourut,  dès  1482,  d’une  chute  de  cheval.  Elle 
laissait  deux  enfants,  Philippe  le  Beau  et  Marguerite.  Le  premier  qui 
avait  4  ans  lui  succéda  sous  la  tutelle  de  son  père.  En  1496,  Philippe 
épousa  Jeanne  la  Folle,  fille  et  héritière  de  Ferdinand  d’Aragon  et 
d’Isabelle  de  Castille.  De  cette  union  naquit  Charlcs-Quinl  qui,  posses¬ 
seur  de  la  Flandre,  des  Pays-Bas  et  de  l’Espagne,  du  royaume  de 
Naples  et  du  Nouveau-Monde  à  peine  découvert,  succéda  bientôt  à  son 
grand-père  Maximilien  dans  la  dignité  impériale  et  dans  toutes  ses 
possessions  autrichiennes.  Son  frère  Ferdinand  auquel  il  céda  l’Autriche 
avait  épousé,  en  1521,  Anne  Jagellon  depuis  unique  héritière  de 
Bavière  et  de  Hongrie;  il  hérita  de  ces  deux  couronnes  en  1526.  La 
maison  d’Autriche  régna  alors  sur  une  plus  grande  étendue  de  pays 
que  Charlemagne  n’en  avait  réuni  sous  son  sceptre.  Ainsi  d’heureuses 
alliances  réalisèrent  ce  que  n’aurait  jamais  pu  faire  la  force  des 
armes....  Félix  Av  stria  nube! 

L’un  des  plus  beaux  bas-reliefs  représente  la  conclusion  du  traité 
d’alliance  de  Maximilien,  en  1496,  avec  Venise,  le  pape  Alexandre  VI, 
Ludovic  Sforza  et  Ferdinand  le  Catholique  pour  arrêter  la  prépondé¬ 
rance  menaçante  de  la  France  en  Italie.  Mais  peu  après,  la  ligue  de 
Cambrai  réunit  l’Empereur,  le  Pape  et  le  roi  de  France  contre  Venise. 

On  voit,  dans  un  autre  bas-relief,  Maximilien  assiégeant  Padoue. 

La  politique  des  puissances  italiennes  changea  encore  tout  à  coup. 
Tous  n’ont  plus  qu’un  but:  chasser  les  barbares,  les  Français  de 
toute  l’Italie.  La  bataille  de  Guinegate  où  Maximilien,  servant  aux  gages 
du  roi  d’Angleterre  se  bat  contre  les  Français,  est  merveilleusement 
représentée  en  marbre. 

François  Ier  rétablit  l’ascendant  de  la  France  à  Marignan  et  força 
Maximilien  à  signer  le  traité  de  Cambrai.  L’Empereur  mourut  en 
janvier  1519.  Il  fut  admiré  de  tous,  à  son  époque,  comme  un  cheva¬ 
lier  modèle,  rompu  à  tous  les  exercices  du  corps  et  de  l’esprit; 
intrépide  dans  les  tournois,  il  triompha  souvent  de  ses  adversaires  en 
combats  singuliers.  Aussi  habile  général  que  preux  chevalier,  il 
inventa  même  des  lances  d’une  forme  nouvelle  qu’on  adopta  partout; 
il  perfectionna  l’art  de  fondre  les  canons,  la  fabrication  des  armes  à 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
feu  et  la  trempe  des  armes  défensives.  Le  premier,  il  établit  une  armée 
permanente.  Enfin,  il  composa  sur  les  diverses  branches  des  connais¬ 
sances  humaines  des  traités  qui  prouvent  l’étendue  de  ses  études. 

*  A  la  mort  de  l’Empereur,  dit  Fleurange,  feust  trouvée  une  chose 
fort  estrange:  car  il  avait,  toute  sa  vie,  faict  mener  un  coffre  après 
lui  et  pensait  ou  qu’il  feust  plein  d’argent  ou  de  lettres,  ou  de 
quelque  autre  chose  de  grande  importance;  il  n’estoit  que  sa  sépulture 
où  il  vouloit  être  ensepulturé;  et  partout  où  il  alloil  feust  ce  en  guerre 
ou  autre  part,  le  faisait  mener  ;  et  en  la  fin  y  feust  mis  et  y  est  encore.  » 

Il  y  avait  aussi,  originairement,  dans  le  chœur  de  l’église  23  sta¬ 
tuettes  appartenant  à  la  décoration  du  tombeau.  Elles  représentent 
des  saints  ou  d’autres  personnages,  ayant  des  rapports  réels  ou  légen¬ 
daires  avec  la  maison  de  Ilabsburg. 

Le  tombeau  de  Maximilien  est  unique  en  son  genre.  Les  statues, 
quoique  très  imparfaites  sous  le  rapport  artistique,  sont  d’un  puissant 
effet.  L’ensemble  général  est  imposant.  On  se  sent  vivement  impres¬ 
sionné  devant  oette  scène  grandiose,  ces  rois  de  bronze  venant,  dans 
la  mort  et  dans  l’éternité,  rendre  hommage  au  grand  Empereur 
agenouillé  lui-même  devant  Dieu.  Ce  tombeau  n’est  pas  seulement  un 
magnifique  cénotaphe  élevé  à  la  mémoire  de  l’illustre  Empereur, 
c’est  un  monument  impérissable  à  l’honneur  de  l’antique  et  glorieuse 
maison  de  Ilabsburg  dont  toute  l’histoire  se  retrouve  dans  ces  bronzes 
et  ces  marbres  funèbres. 

Il  y  a,  dans  l'église  des  Franciscains,  une  autre  curiosité,  la  chapelle 
d’argent.  Fondée  par  l’archiduc  Ferdinand  II,  elle  doit  son  nom  à  une 
vierge  et  à  un  bas-relief  en  argent  massif  qui  ornent  l’autel.  Sur  le 
tombeau  de  l’archiduc,  sarcophage  jaune  et  noir,  décoré  d’écussons 
blasonnés  et  de  quatre  magnifiques  bas-reliefs,  est  la  statue  de  ce 
prince  en  marbre  blanc.  A  côté,  est  le  tombeau  de  la  belle  Philippine 
Welser. 

A  la  gauche  du  tombeau  de  Maximilien,  s’élève  un  monument  funé¬ 
raire  consacré  par  le  gouvernement  autrichien  à  la  mémoire  d’Andréas 
Hofer,  l’héroïque  aubergiste  du  Passcycr  qui  conduisit,  tant  de  fois, 
les  montagnards  tyroliens  à  la  victoire.  Malheureusement,  la  statue  de 
Hofer  est  raide  et  sans  aucun  caractère. 

Dans  un  faubourg  d’Inspruck  appelé  Wilten,  l’ancienne  Veldidona 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  I 

des  Romains,  esl  l’abbayc  fondée,  dit-on,  au  ix®  siècle  par  le  géant 
Haymo.  Suivant  la  légende,  ce  puissant  magicien  aurait  massacré,  là, 
plusieurs  monstres  et  dragons.  On  voit  à  l’entrée  de  l’église  sa  statue 
colossale  et  celle  de  son  ennemi  Thyrsus,  par  Moll.  A  côté  esl  la 
Barlholomaüs  Kirchlein,  la  première  église  chrétienne  du  Tyrol. 

L’ascension  du  Lanserkopf,  très  facile  d’ailleurs,  offre  l’une  des  plus 
belles  vues  d’ensemble  sur  Inspruck  et  ses  environs.  On  voit,  d’uue 
extrémité  à  l’autre,  d’abord  la  vallée  supérieure  de  l’Inn  jusqu’au 
Martinswand  et  au  Zirl,  puis  la  vallée  inférieure  dans  toute  son  étendue. 

Dans  la  plaine  où  le  fleuve  forme  un  arc,  la  ville  s’étend,  au  milieu 
de  la  plus  riche  verdure,  si  pittoresquement  encadrée  de  ses  hautes 
montagnes  qu’elle  mérite  le  nom  donné  parles  Italiens  de  Valle  deliziosa. 

Cette  ceinture  de  montagnes  qui  ont  jusqu’à  7  à  8,000  pieds  de  I 

hauteur  forme  un  cadre  grandiose.  C’est  le  grand  et  le  petit  Solstein,  ' 

le  Schneekcrkesscl  Spilze,  la  légendaire  Frauhull,  cette  royale  géante 
changée  en  pierre  et  qui  vous  apparaît  avec  son  fils  dans  les  bras  ;  sa 
forme  singulière  et  vraiment  féminine  s’explique  ainsi,  d’après  la 
tradition:  la  reine,  d’une  race  primitive  de  géants,  fut  tranformée  en 
montagne  pour  expier  une  profanation  coupable. 

Plus  loin,  vers  le  nord  se  groupent  le  Speckker,  le  Glungezer,  le 
sauvage  Pulscherkofcl,  le  Habicht  pic  de  plus  de  10,000  pieds.  L’espace 
entre  ce  pic  et  1  '  Ampferslein  est  rempli  par  les  glaciers  du  Slubayer- 
lluil  et  le  panorama  est  complété,  à  l’ouest,  par  le  Kalkkogd  et  le 
Hoclieder. 

D’autres  sommets  moins  élevés  font  comme  un  deuxième  cercle 
concentrique  et  l’on  ne  peut  se  lasser  de  contempler  ce  magnifique 
spectacle. 

Pi  ès  d’Inspruck,  sur  le  mont  Isel,  célèbre  par  les  combats  que  les 
Tyroliens,  sous  leur  chef  héroïque,  Andréas  Ilofer,  livrèrent  aux 
Bavarois  (en  1809),  se  dresse  un  château  datant  du  xm®  siècle  et 
admirablement  conservé  dans  ses  formes  extérieures.  Construit  à  mi- 
côte,  sur  un  escarpement  de  la  montagne,  Amzas  occupe  l’emplacement 
d’une  ancienne  forteresse  romaine. 

Ce  fut  le  séjour  favori  de  l’archiduc  Ferdinand  II  et  de  sa  femme 
dont  la  beauté  esl  restée  à  jamais  célèbre,  Philippine  Welser.  L’histoire 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
de  la  belle  Philippine  a  tourné  à  la  légende.  Ferdinand  d’Autriche, 
prince  de  Tyrol,  avait  dix-neuf  ans  quand  il  vit  à  Augsbourg  Philippine 
Weber,  fille  d’un  riche  bourgeois.  Il  en  devint  éperdûment  amoureux 
et  le  portrait  authentique  de  Philippine  au  musée  de  Vienne  explique 
cette  soudaine  et  ardente  passion.  Des  yeux  bleus  d’une  douceur  qui 
pénètre,  des  cheveux  du  blond  le  plus  finement  doré,  un  teint  si  pur 
et  si  transparent  que,  d’après  la  légende,  on  voyait  à  travers  la  gorge 
diaphane  couler  la  belle  couleur  pourpre  de  ce  joli  vin  du  Tyrol 
qu’aimait  la  princesse,  une  taille  élancée,  noble  et  gracieuse  à  la  fois, 
une  démarche  de  reine  :  elle  était  bien  faite  pour  porter  une  couronne. 

Suivant  le  récit  tyrolien,  un  mariage  secret  unit  les  deux  amants 
qui  vécurent  quelque  temps  heureux  au  château  d’Amras.  Mais 
Philippine,  comprenant  qu’elle  était  un  obstacle  à  l’élévation  du  prince 
son  époux,  à  qui  l’Empereur  ne  pouvait  pardonner  sa  mésalliance, 
sacrifia  sa  vie  à  l’avenir  de  son  bienaimé.  D’après  une  autre  version, 
elle  aurait  été  tuée  dans  son  bain,  sur  l’ordre  cruel  de  sa  belle-mère. 

La  vérité  semble  être,  au  contraire,  que  l’empereur  Ferdinand 
pardonna  à  son  vaillant  fils  dont  les  années  s’écoulèrent  dans  une  vie 
toute  de  poésie  et  d’amour  auprès  de  la  châtelaine  adorée  d’Amras. 
brillant  par  son  esprit  autant  que  par  sa  beauté,  elle  réunit  autour  d’elle 
une  cour  de  poètes  et  d’historiens  dont  les  manuscrits  sont  encore 
dans  la  riche  collection  du  château. 

A  sa  mort,  l’archiduc  fit  frapper  une  médaille  où  est  gravé  le  beau 
profil  de  Philippine  et  sur  le  revers  cette  exergue  :  Divæ  Philippinœ! 
Les  corps  du  prince  et  de  la  princesse  reposent  dans  la  chapelle  d’argent 
à  Inspruck. 

Ferdinand  avait  réuni  à  Amras  une  collection  rare  de  vieilles  armures 
et  de  curiosités  qui  fut  transférée  à  Vienne  en  1806,  quand  le  Tyrol 
eut  été  cédé  à  la  Bavière.  On  voit  encore  dans  le  château  diverses 
antiquités,  des  sculptures,  des  mosaïques,  les  portraits  de  l’archiduc 
et  de  la  belle  Philippine  à  différents  âges.  Les  boiseries  des  voûtes 
sont  entièrement  curieuses,  surtout  dans  la  salle  dite  d’Espagne,  longue 
de  quarante  mètres  et  large  de  douze.  De  la  tour  du  château  on  a  une 
vue  incomparable  sur  la  vallée  de  l’Inn,  du  Hall  jusqu’au  Marlinswand. 

L’extérieur  de  la  construction  est  sévère  et  imposant.  Les  hautes 
murailles,  la  tour  qui  domine  les  ouvrages  avancés  qui  lui  donnent 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
encore  l’aspect  d’une  forteresse,  l’ensemble  du  paysage,  tout  saisit, 
et  l’on  comprend  que  ce  soit  là  l’un  des  souvenirs  historiques  restés 
les  plus  chers  au  peuple  tyrolien,  à  cause  surtout  de  la  séduisante  image 
de  Philippine  Welser. 

On  voit,  dans  les  jolis  bosquets,  aux  environs  d’Amras,  en-er  parfois 
des  jeunes  filles  aussi  belles  que  pauvres,  le  regard  vague,  plongées 
dans  une  douce  méditation.  Elles  évoquent  l’image  de  la  belle 
Philippine,  lui  demandent  le  secret  de  son  charme  vainqueur  et  rêvent 
de  rois  épousant  des  bergères. 

Sur  la  Tummel  plalz,  on  voit  des  chapelles  ornées  de  tableaux  votifs. 
Une  croix  porte  cette  inscription  :  Aux  8,000  soldats,  morts  dans 
les  fatales  années  de  1797  à  1805,  inhumés  dans  ce  lieu.  Le  château 
était  devenu,  alors,  un  hôpital  militaire.  Les  habitants  des  villages 
voisins  viennent  suspendre  aux  branches  des  arbres  des  ex-voto  et  des 
guirlandes  de  fleurs. 


III 

Le  Brenner.  —  Toblach.  —  Ampezzo.  —  Légendes  dolomitiques. 

Le  col  du  Brenner  est  le  moins  élevé  du  passage  des  Alpes,  le  plus 
ancien  qui  ait  été  suivi.  Les  Romains  s’en  servaient  déjà.  Le  chemin 
de  fer  qui  traverse  le  Brenner  est,  dans  son  genre,  une  véritable 
merveille.  Les  travaux  gigantesques  de  l’homme  y  sont  partout  dignes 
de  la  grandeur  même  de  la  nature. 

La  pente,  assez  forte  dès  le  début,  commence  en  sortant  d’Inspruck. 
On  traverse  la  vallée  de  l’Inn  et  on  s’enfonce  sous  le  mont  Isel  d’où 
s’échappe  le  Zill  bouillonnant.  A  mesure  que  le  train  s’élève,  le  paysage 
si  grandiose  du  Brenner  se  développe  en  un  merveilleux  éventail. 
Au  dessus  de  la  verte  forêt,  du  milieu  d’énormes  rochers,  se  dresse 
le  pic  imposant  de  la  Waldrast.  Les  Tyroliens  vont  y  adorer  une  vierge 
miraculeuse,  taillée  dans  un  mélèze.  Au  delà  de  la  forêt,  à  droite, 
est  la  vallée  de  Stubay  célèbre  par  sa  chaîne  de  glaciers. 

Dès  le  mois  d’octobre,  le  Brenner  est  sous  la  neige.  Le  chemin  de  fer 
continue  toujours  à  marcher,  même  pendant  l’hiver,  grâce  aux  chasse- 
neige  et  à  tout  un  ensemble  de  savantes  et  habiles  précautions. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  JD  U  TYROL. 

On  n’a  que  par  intervalles,  devant  soi,  un  panorama  étendu.  C’est, 
le  plus  souvent,  une  suite  de  décors  interrompus  où  tantôt  la  montagne 
apparaît  dans  sa  sauvage  grandeur  et  tantôt  par  des  échappées  sur 
les  vallées  voisines,  la  nature  des  Alpes  se  montre  dans  toute  sa  grâce 
poétique.  Cette  route  si  pittoresque  est  un  éternel  étonnement  pour 
le  touriste. 

Si  l’œil  éprouve  une  sort  ©■d’effroi  à  se  reposer  sur  les  masses  stériles 
et  inertes  des  hautes  montagnes,  l’âme  se  sent  comme  agrandie  par 
la  scène  immense  que  la  vue  embrasse.  Cette  riche  verdure  au  pied 
même  des  rochers  de  glace,  ces  cascades  imposantes,  ces  pics  superbes, 
ces  nuages  que  l’on  voit  courir  sous  ses  pieds,  les  mille  effets  si  variés 
d’ombre  et  de  lumière,  tout  cet  ensemble  est  trop  au  dessus  des  scènes 
ordinaires  de  la  nature,  pour  ne  pas  produire  des  sensations  aussi  vives 
que  profondes. 

Le  bourg  de  Matrei  est  dominé  par  un  vieux  castel,  le  Matrejum 
romain,  aujourd’hui  le  château  de  Traulson  au  prince  Anesperg. 
C’est  là  qu’on  a  découvert  presque  toutes  les  antiquités  réunies  au 
château  d’Amras. 

Après  Steinach,  le  chemin  de  fer  passe  d’une  rive  à  l’autre  du  Sill 
et  traverse  la  riante  prairie  de  Valseiihal ,  au  milieu  de  laquelle  s’élève 
le  gracieux  village  de  Saint-Jodoch.  Un  tunnel  demi-circulaire  et  un 
long  défilé  mènent  jusqu’au  sommet  du  Brenner.  A  côté  est  Brenner-Bad 
dont  les  eaux  sont  renommées.  On  s’y  trouve  enfermé  dans  la  montagne 
toute  verte,  de  ce  beau  vert  émeraude  spécial  aux  hauts  sommets  des 
Alpes.  Des  garçons  ou  des  jeunes  filles  vous  offrent  de  ces  bouquets 
de  fleurettes  blanches  Edelweiss ,  écloses  sur  la  neige  à  5,000  pieds 
au  dessus  de  la  mer.  Quelle  poésie  ont  ces  petites  fleurs,  les  seules 
qui  puissent  vivre  encore  dans  ce  froid  qui  tue! 

De  Brenner-Bad  commence  la  descente  vertigineuse  dans  la  vallée 
de  l’Eisack.  De  Schellebcrg  à  Pflei'sch,  sur  un  assez  long  parcours, 
on  a  un  belvédère  incomparable  sur  Gossensass  :  on  voit  tous  les  tours 
et  contours  du  chemin  de  fer,  de  nombreux  villages  parsemés  dans 
les  sites  les  plus  gracieux  et  au  haut  de  l’immense  ceinture  de  montagnes, 
les  superbes  glaciers  de  Stubay.  Gossensass  est  au  pied  du  Hünerspiel; 
on  y  a  une  magnifique  vue  sur  les  glaciers  de  la  vailée  de  Pflersch 
et  sur  des  masses  énormes  de  rochers  des  plus  pittoresques. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


Sterzing  esl  au  centre  des  trois  grandes  artères  du  Tyrol  :  les  vallées 
de  l’Eisack,  de  l’Inn  et  du  Puslcrtlial ,  celle-ci  comninniquant  avec 
l’Autriche  par  la  Carinthie  et  la  Slyrie.  Les  Romains,  après  la  conquête 
par  Drusus  et  Tibérius,  avaient  fortifié  ce  point  nommé  Yipilenum 
qui  garda,  pendant  plusieurs  siècles,  sa  forteresse. 

Le  bourg  voisin  Freienfeld,  terre  libre,  doit  son  nom  aux  victoires 
remportées  par  les  paysans  tyroliens  sous  l'héroïque  Andréas  Hofer. 
Dans  une  chapelle  érigée  en  mémoire  d’un  combat  gagné  en  17!)7, 
on  lit  sur  un  tableau  celle  fièrc  inscription  :  l’ennemi  n’ira  pas  plus 
loin  !  Hofer  avait  fait  de  ses  montagnards  des  braves  invincibles. 

Freienfield  a  des  clochers  divinement  posés  :  on  dirait  des  anges 
prêts  à  s’envoler.  Le  sommet  du  clocher  en  boule  ou  en  pointe 
est  le  plus  souvent  peint  en  rouge.  A  tous  les  carrefours  des  chemins, 
de  longs  christs  en  bois,  hâves,  décharnés,  à  énorme  tète,  naïve 
et  rustique,  sont  encaissés  pour  être  à  l’abri  des  tempêtes.  Les  ehâlels 
sont  très  haut  perchés,  dans  les  montagnes;  ils  sont  très  bas  et  leurs 
toits  très  larges,  à  cause  des  tourmentes  de  neige.  Sur  un  roc  qu’on  a 
taillé  pour  faire  passer  la  voie  se  dressent,  â  côté  l’un  de  l’autre, 
une  église  et  un  vieux  château,  ces  deux  forces  du  moyen-âge. 

Un  peu  au  dessous  de  Sterzing,  là  où  le  val  de  Puslertlwl  joint 
la  vallée  de  l’Eisack,  les  Autrichiens  ont  élevé  les  formidables  fortifi¬ 
cations  de  Franzenfeste. 

Les  châteaux  de  Sprechcnslcin  et  de  Rcifmstein  qui  dominent  des 
deux  côtés  de  Sterzing,  ont  leur  légende.  Un  chevalier  de  Sprechenslein 
renommé  pour  sa  vaillance  et  sa  générosité  avait  l’épouse  la  plus  belle 
et  la  plus  vertueuse.  Le  châtelain  de  Reifenslein  s’éprit  pour  la  noble 
dame  d’une  violente  passion.  Se  voyant  repoussé,  la  jalousie,  la  haine 
le  poussèrent  au  crime.  11  épia  les  deux  époux,  et  un  jour  où  il  les  vît 
assis  sous  un  bosquet,  tout  entiers  à  leur  amour,  il  lança  une  flèche 
acérée  qui  frappa  au  cœur  le  malheureux  seigneur  de  Sprechenstein. 
Selon  la  légende,  l’assassin  fut  étranglé  par  le  démon  et  son  âme 
maudite  est  sans  cesse  errante  autour  du  château  de  sa  victime. 

On  arrive  à  Franzenfeste  dont  les  deux  forts  se  dominent  l’un  l’autre; 
ils  sont  traversés  par  le  chemin  de  fer.  L’ensemble  du  fort  est  imposant; 
le  paysage  qui  l’encadre,  grandiose.  La  nuit  y  offre  des  aspects 
mystérieux  et  effrayants;  ils  justifient  les  fantastiques  récits  de  villages 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

ou  de  chevaliers  maudits,  tourmentés  par  les  génies  malfaisants  ou 
la  colère  céleste. 

L’arrivée  par  la  nuit  noire,  au  milieu  des  guides  tyroliens  qui  ont 
l’air  de  brigands,  le  vent  qui  souffle  en  tempête,  le  torrent  de  l’Eisack 
qui  donne  sa  lugubre  sérénade,  tout  impressionne  et  dispose  l’esprit 
aux  plus  sinistres  légendes. 

On  va  de  F ranzenfeste  à  Toblach,  le  point  le  plus  élevé  du  Puslcr- 
Ihal.  C’est  là  que  le  Rienz  descend  vers  l’Eisack  et  l’Adige,  la  Drave 
vers  le  Danube.  La  Drave,  torrentueuse,  mugit  et  écume.  Des  sorbiers 
aux  fleurs  rouges  égaient  la  vue:  les  prés  émaillés  de  mille  fleurs 
perlées;  une  cascade  qui  s’élance  avec  fracas;  des  troupeaux  dispersés 
çà  et  là;  la  pastorale  est  complète.  Plus  loin,  se  dresse  un  clocher  à 
boule  dorée.  Des  chalets  sont  parsemés  ou  groupés;  une  prairie  ondu¬ 
leuse  offre  à  l’œil  toutes  les  nuances  du  gazon  le  plus  doux.  C’est  le 
hameau  de  Sillian,  qui  rappelle  les  plus  jolis  sites  de  la  Suisse. 

Toblach  est  délicieux.  En  face,  le  village  gracieusement  encadré  de 
prés  et  de  bois  fait  tableau.  Au  fond,  on  contemple  l’horizon  dolomi- 
lique  vers  lequel  on  doit  aller  pour  atteindre  Corlina  d’Ampezzo  qui 
est  le  vrai  centre  des  Dolomites. 

Dès  qu’on  s’avance,  à  travers  des  échappées  de  sapins  et  de  mélèzes, 
on  aperçoit  le  petit  lac  de  Toblach.  Toblach  est  dans  un  joli  site  plein 
de  mystère  ;  il  est  traversé  par  le  Rienz  qui  descend  de  la  première 
chaîne  du  Monle-Crislallo.  Le  chemin  est  encaissé  :  c’est  une  suite 
de  vallons  fermés  derrière  lesquels  on  découvre  de  hautes  monta¬ 
gnes  dolomiliques.  Roches  énormes  qu’on  dirait  coupées  à  la  hache  ; 
ces  pierres  nues,  crues,  vertes,  grises  ou  blanches  prennent  sous  les 
rayons  du  soleil  toutes  les  apparences  de  glaciers.  On  longe  de  petits 
lacs  aux  eaux  vertes,  immobiles,  très  profondes,  de  l’aspect  le  plus 
sauvage. 

La  vallée  se  resserre  de  plus  en  plus:  des  deux  côtés  se  dressent  les 
roches  dolomitiques  comme  d’immenses  fantômes.  Ce  sont,  en  haut, 
les  pics  nus,  aux  couleurs  pâles,  aux  surfaces  lumineuses.  Le  torrent 
mugissant  interrompt  seul  le  silence  mystérieux  de  la  nature. 

On  se  croirait  à  cent  mille  lieues  de  toute  civilisation,  dans  ce  cahos 
bizarre  qui  donne  l’idée  d’un  monde  fantastique. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Après  deux  heures  de  marche  environ,  on  voit  apparaître  les  deux 
maisons  de  Landro  ou  Ilocllenstein,  si  bien  nommée  le  rocher  de 
l’enfer.  On  admire  ici  dans  son  magique  éclat  le  Monte-Crislallo,  le 
géant  dolomilique  aux  crêtes  dentelées,  déchiquetées,  aux  teintes 
merveilleuses  d’un  blanc  opalin  ou  d’un  rouge  ardent.  C’est  beau,  c’est 
étrange  surtout! 

L’énorme  pyramide  de  porphyre  de  la  Creppa  Rossa  marque  la 
limite  entre  les  pays  parlant  allemand  et  ceux  qui  parlent  italien. 

Elle  s’élève  comme  un  roi  au  dessus  de  ses  sujets.  Au  dessous  est  la 
Schluderbach  sur  le  sombre  délilé  de  Landro.  C’est  un  cône  immense 
bordé  de  remparts  granitiques,  surmonté  çà  et  là  de  tours,  de  créneaux, 
de  géants  grolesques,  de  lèles  fantastiques.  Dans  les  déchirures  des 
roches  s’étalent  des  glaciers,  jaillissent  des  cascades.  C’est  un  désordre, 
un  fouillis  tourmenté,  heurté,  aussi  bizarre,  aussi  sauvage  que  le 
cahos  primitif. 

Au  point  culminant  du  chemin,  à  Ospilale  qu i  était  jadis  un  hospice 
pour  les  pèlerins  pauvres,  il  y  a  un  large  torrent  à  sec  qui  doit  devenir 
terrible  l’hiver  et  qui  ajoute  à  l’ensemble  un  peu  farouche  du  paysage. 
C’est  très  différent  de  la  Suisse,  même  dans  les  cimes  les  plus  rappro¬ 
chées  des  glaciers.  Les  dolomites  ont  je  ne  sais  quoi  de  saisissant,  de 
mystérieux.  Par  moments,  on  se  croit  transporté  dans  des  paysages 
lunaires. 

La  descente  vers  le  Val  d’Ampezzo  est  très  rapide  et  d’aspects  variés. 
Corlina  se  trouve  au  cœur  d’une  vallée  enchanteresse.  On  suit  tout  le 
cours  capricieux  d’une  petite  rivière  qui,  par  moments,  se  transforme 
en  torrent.  Des  deux  côtés,  les  vallons  et  les  collines  d’un  vert  émeraude 
s’étagent,  peuplés  de  chalets,  semés  en  bosquets. 

Les  montagnes  dolomitiques  forment  un  cadre  gigantesque  à  cette 
ravissante  vallée.  Leurs  pics  immenses  rougeâtres,  dénudés,  décharnés, 
renferment  comme  dans  une  ceinture  effrayante  ce  coin  perdu  du 
paradis  terrestre.  11  y  a  un  contraste  étrange  entre  le  vert  et  riant 
vallon  et  les  horreurs  du  cercle  dolomilique,  presque  un  cercle  du 
Dante,  au  crépuscule  du  soir.  Ce  sont  de  monstrueux  géants  qui  gardent 
le  rameau  d’or. 

Il  y  a  de  nombreuses  excursions  à  faire  dans  les  dolomites 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  31 

d’Ampezzo.  Le  Val  de  l’Enfer  Hollensteinthal  montre  des  rochers  fan¬ 
tastiques,  des  forêts  ténébreuses,  un  lac,  Durreii  see,  dont  les  eaux 
noires  et  immobiles  ont  quelque  chose  d’effrayant.  On  voit  les  Drei 
Zinnen,  les  trois  tours  de  pierre  qui  défient  les  ascensionnistes. 

On  escalade  le  Manie  Piana.  Ce  sont  d’abord  des  roches  nues,  puis 
une  forêt  noire;  plus  loin  un  pré  fleuri,  un  gazon  d’une  fraîcheur 
idéale;  des  rochers  plus  escarpés  que  jamais  vous  mènent  au  sommet, 
un  étroit  plateau  d’où  la  vue  s’étend,  immense  et  vraiment  merveilleuse. 

Des  vallées  sur  vallées,  des  précipices,  des  forêts,  des  montagnes 
aux  aspects  les  plus  étranges  !  En  Suisse,  les  Alpes  vous  fascinent  par 
leurs  neiges  éternelles  si  blanches,  si  pures  qu’elles  vous  transportent 
dans  l’infini.  La  fascination  des  dolomites  est  tout  autre.  C’est  une 
nudité  saisissante,  une  solitude  de  planète  morte,  et  sur  toute  cette 
désolation  une  couleur  incomparable.  On  est  saisi  d’épouvante,  d’hor¬ 
reur  même  devant  ces  visions  d’apocalypse  ;  mais  la  fascination  vous 
reprend  par  l’éclat  des  nuances  merveilleuses  qui  se  succèdent  sur  les 
hautes  crêtes  dolomiliques. 

C’est  là  qu’on  éprouve  ces  sensations  grandioses  et  salutaires  de  la 
solitude  qui  élargit  le  cœur  et  fortifie  l’esprit.  Les  paysages  dolomiti- 
ques  sont  parfois  moins  sévères  ;  ils  ont  alors  une  poésie  vague,  triste 
toujours  mais  douce  pourtant,  et  singulièrement  attrayante.  Tel  est, 
près  de  Cortina,  le  Val  Buona  si  profond,  si  accidenté,  si  plein  de 
contrastes  imprévus  d’ombre  et  de  lumière.  Il  y  a  là  des  millions 
d’arbres  superbes  que  la  main  de  l’homme  semble  n’avoir  jamais 
touchés. 

Le  Monte  Cristallo  élève  au  dessus  sa  masse  énorme  qu’on  dirait 
de  cuivre  rouge  au  moment  où  les  rayons  obliques  du  soleil  lui  donnent 
une  nouvelle  coloration.  Les  trois  croix  se  dressent  à  plus  de  six  mille 
pieds,  et  au  milieu  de  toute  cette  nature  si  gigantesque,  si  tourmentée, 
si  effrayante,  Ampezzo  apparaît  toujours  comme  un  joyau  de  verdure, 
donnant  la  note  gracieuse  et  gaie.  Le  mont  Tofana,  ce  sombre  rival 
de  Cristallo,  a  l’aspect  encore  plus  sauvage.  Les  deux  rocs  géants 
sont  les  gardiens  farouches  d’une  délicieuse  beauté,  Cortina! 

Une  autre  masse  dolomitique  également  remarquable  est  la  Guda, 
au  bas  de  laquelle  s’abrite  le  joli  village  de  Sotto-Gada.  On  suit 
un  long  défilé  boisé,  où  l’on  va  de  suprise  en  surprise  :  tantôt  une 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

caverne  mystérieuse;  tantôt  un  pont  jeté  sur  un  torrent  furieux; 
enfin  le  pas  de  la  Fedaya  d’où  l’on  jouit  d’une  magnifique  vue  de 
la  Marmolala  cette  autre  reine  dolomilique. 

Une  remarque  générale,  dans  ces  excursions,  est  que  les  pics 
dolomiliques  se  trouvent  dans  des  conditions  d’isolement  les  uns 
des  autres  tout  à  fait  caractéristiques.  Pour  faire  le  tour  du  mont  Blanc 
il  faut  huit  jours;  pour  la  Yungfrau  presque  autant;  il  ne  faut  que 
deux  jours  pour  la  Marmolala.  C’est  cet  isolement  qui  a  motivé 
la  théorie  d’après  laquelle  les  dolomites  auraient  été  formés  dans  une 
mer  profonde,  d’une  manière  analogue  à  la  formation  des  îles  de  corail 
dans  l’Océan  pacifique.  D’autres  savants  soutiennent  au  contraire  que 
l’isolement  est  accidentel,  qu’on  retrouve  les  traces  d’autres  cercles 
montagneux  qui  ont  été  renversés  par  les  violentes  convulsions  du  globe. 

Aujourd’hui  encore  toute  cette  vallée  d’Ampezzo  est  d’une  solidité 
douteuse.  Les  habitants  sont  convaincus  qu’un  jour  ou  l’autre  elle 
disparaîtra  sous  quelque  écroulement  gigantesque.  Les  champs  glissent 
souvent,  les  chalets  changent  de  place.  Il  y  a  là  comme  un  reste 
des  perturbations  soudaines  du  chaos. 

On  comprend  qu’au  milieu  de  cette  nature  dolomitique  si  bizarre, 
si  extraordinaire  d’aspect  et  de  couleur,  les  esprits  des  habitants 
aient  toujours  été  portés  aux  croyances  surnaturelles  les  plus  invrai¬ 
semblables. 

Tous  les  petits  lacs  perdus  dans  ces  gorges  ont  leurs  dragons  très 
redoutés  des  paysans  encore  naïfs.  Ce  sont  les  combats  de  ces  monstres 
entre  eux  qui  produisent  les  tempêtes.  On  dit  qu’ils  abandonnent, 
pendant  la  nuit,  leurs  humides  retraites  et  traversent  l’air,  en  volant, 
avec  une  queue  flamboyante  qui  répand  sur  toute  la  vallée  de  rouges 
lueurs. 

il  est  remarquable  que  dans  le  Bas-Tvrol,  les  dragons  ne  soient 
jamais  regardés  comme  gardiens  de  trésors,  ainsi  qu’on  l’a  cru  chez 
tous  les  autres  peuples.  Une  croyance  conservée  jusqu’à  nos  jours 
dans  ces  populations,  est  que  les  dragons  ont  le  pouvoir  d’attirer  à  eux 
avec  leur  queue  les  brebis  et  les  bœufs  qui  paissent  au  bord  de  l’eau. 

Les  petits  lacs  près  de  Boa  et  Pisciadù  font  entendre  souvent,  dans 
leurs  profondeurs,  comme  des  grondements  de  tonnerre  lointains. 
C’est  que  dans  ces  gouffres  s’agitent  de  monstrueux  dragons  qui, 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

en  se  battant,  secouent  fortement  l’eau  des  lacs.  Parfois,  la  nuit, 
ils  s’élancent  d’un  lac  à  l’autre,  ce  qui  est  un  signe  funeste.  Ils 
ressemblent  à  de  longues  flammes,  quand  ils  volent  par  dessus  les 
montagnes  et  prennent  successivement  toutes  les  couleurs  de  l’arc- 
en-ciel.  On  en  a  vu  voler,  pour  la  dernière  fois,  un  soir  d’octobre  1813. 
Il  était  neuf  heures,  la  nuit  très  noire.  Tout  à  coup,  le  hameau  de 
Pisciadù  sembla  tout  en  feu.  Un  énorme  fer  rouge  parut  au  dessus 
de  la  vallée,  dans  toutes  les  maisons  brilla  une  lumière  si  éclatante 
qu’elle  aurait  effacé  le  soleil  de  midi,  si  ardente  qu’elle  brillait  les  yeux. 
Les  bœufs  mugissaient  dans  leurs  étables;  les  paysans  étaient  terrifiés. 
On  aperçut  alors  comme  un  grand  faisceau  de  paille  en  flammes 
qui  traînait  derrière  lui  une  immense  queue  rouge.  En  un  instant, 
il  passa  au  dessus  de  Ghardenaccia,  restant  visible  de  très  loin  jusqu’à 
ce  qu’il  disparût  du  côté  de  la  Bavière. 

Les  habitants  virent  dans  ce  feu  du  ciel  un  présage  des  grands 
événements  de  1813  et  1814  dont  la  bataille  de  Leipzig  (du  16  au 
19  octobre)  devait  être  le  sinistre  prélude. 

C’est  surtout  dans  ces  contrées  dolomitiques  que  se  sont  perpétuées 
les  croyances  aux  sorciers  et  aux  ogres. 

Dans  les  environs  d’Ampezzo,  le  Col  maudit,  au  delà  du  Pont 
des  Bœufs  et  en  deçà  de  Tarda,  est  un  des  lieux  les  plus  hantés  par 
l’ogre.  Au  dessous  de  la  route  jaillit  une  source,  au  dessus  se  dressent 
d’énormes  rochers  ;  leurs  excavations  semblent  offrir  des  retraites 
naturelles  pour  des  brigands  de  grand  chemin.  C’est  là  que  l’ogre 
du  Col  maudit  gardait,  disait-on,  un  riche  trésor,  enfoui  sous  les  roches. 
Les  habitants  de  Varda  tentèrent,  plusieurs  fois,  de  le  découvrir. 
Ils  s’égaraient  malgré  toutes  leurs  précautions,  erraient  toute  la  nuit 
dans  un  labyrinthe  rocailleux  et  ne  pouvaient  retrouver  leur  chemin 
que  lorsque  la  cloche  du  village  sonnait  l’angélus  du  malin. 

Un  jour,  un  domestique  du  noble  seigneur  de  Piazza  di  Sopra 
,  menait  au  marché  six  paires  de  bœufs.  Au  bourg  de  Pedrace,  il  se 
vanta  qu’il  saurait  tenir  tète  à  l’ogre,  si  celui-ci  l’attaquait.  A  l’entrée 
de  la  nuit,  il  s’engage  dans  le  Col  maudit.  Tout  à  coup  les  bœufs 
effrayés  s’échappent  vers  le  sommet  du  Sassongher;  lui-même  ne 
distingue  plus  rien  et  croit  être  enfermé  dans  un  sac. 

Il  entend,  sans  cesse,  au  milieu  des  rochers  le  cri  de  l’ogre.  L’odeur 

JANVIER-FÉVRIER  1888.  3 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

repoussante  qu’il  exhalait  élait  si  forte  que  le  malheureux  paysan 
tomba  évanoui  et  ne  reprit  ses  sens  que  le  lendemain  malin.  Il  avait 
la  figure  ensanglantée,  les  habits  en  lambeaux.  Après  avoir  fait  le  signe 
de  la  croix,  il  reconnut  qu’il  se  trouvait  près  de  la  source  du  Col  mauiil. 
On  chercha  les  bœufs,  on  en  vit  trois  comme  assommés  au  dessous 
du  Sassonglier. 

C’est  alors  que  le  seigneur  de  Piazza  fit  placer  un  christ  sur  le 
sapin  au  dessus  de  la  source.  Les  gens  du  pays  sont  toujours  saisis 
de  terreur  quand  ils  sont  forcés  de  traverser  le  Col  maudit.  On  y  voit 
souvent,  à  ce  qu’ils  affirment,  un  chat  noir  monstrueux  sur  un  homme 
tout  vêtu  de  blanc,  ou  d’autres  apparitions  effrayantes.  On  y  entend 
les  sorcières  danser,  surtout  le  jeudi  soir,  l’infernale  sarabande;  elle 
dure  jusqu’à  l’angélus  du  vendredi  matin. 

S’il  y  a  des  légendes  sinistres  et  malfaisantes,  il  y  en  a  d’autres 
bienfaisantes  et  protectrices. 

A  l’époque  des  premières  invasions  barbares,  les  Lombards  vinrent 
par  la  voie  de  Cadore  pour  piller  et  incendier  tout  le  pays  d’Ampezzo. 
Les  habitants,  qui  n’étaient  encore  que  de  misérables  bergers,  se  virent 
réduits  au  désespoir,  n’ayant  aucun  moyen  de  défense.  Ils  implorèrent 
l’appui  de  la  Madone  et  ce  ne  fut  pas  en  vain.  Les  bandes  ennemies 
envahissaient  la  vallée,  quand  tout  à  coup  des  nuages  noirs  et  épais 
s’abattirent  sur  le  sol.  Les  Ampezzans  s’échappèrent.  Les  Lombards, 
enveloppés  d’une  nuit  profonde,  s’enlretuèrent  jusqu’au  dernier.  Ce  fut 
la  miraculeuse  défense  de  la  Madone.  A  Lancedil  on  trouve  aujourd’hui 
encore  des  débris  d’armes  anciennes  qui  datent  de  cette  sanglante 
bataille.  Après  cette  heureuse  délivrance,  les  habitants  érigèrent  une 
chapelle  votive  à  la  Madone  de  la  défense,  restée  depuis  en  grande 
vénération  dans  toute  la  contrée. 


IV. 

Brixen.  —  Villages  maudits  de  Rocking  et  Stainhering.  — 
Trotsburg.  —  Le  minnesinger  Ulrich  de  Lichtenstein. 

Après  avoir  visité  les  Dolomites,  on  descend  dans  la  vallée  de  l’Eisack 
dont  Brixen  est  le  centre.  Ce  fut  longtemps  une  ville  importante,  siège 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
des  évêques,  qui  avaient  un  domaine  de  plus  de  17  milles  carrés.  Leur 
palais,  entouré  de  fossés  comme  un  phâlcau-lbrt,  était  défendu  par 
quatre  coulcuvrines.  L’église  cathédrale  datait  de  l’an  3G0,  du  temps 
de  Julien  l’apostat  et  du  pape  Damase.  Ce  pontife  y  envoya  Saint 
Gassien  qui  se  fixa  à  Sebed  ou  Sabiona,  où  était  un  château  royal,  et  y 
prêcha  l'évangile. 

La  place  de  la  cathédrale,  avec  ses  arbres  séculaires  et  ses  hautes 
constructions,  est  d’un  effet  sévère.  On  passe  sous  les  arceaux  d’un 
cloître  ;  on  admire  d’anciennes  fresques,  des  pierres  tombales  parmi 
lesquelles  celle  élevée  à  la  mémoire  du  minnesinger  RitterOswald  de 
Wolkenstein  qui  a  été  enterré  à  Neustift,  à  une  heure  de  distance. 

Parmi  les  chanoines  de  Brixen,  la  tradition  voulait  qu’il  y  en  eût 
neuf  nobles  à  quatre  quartiers,  tant  de  race  paternelle  que  maternelle, 
et  neuf  autres,  docteurs  en  théologie  et  en  droit  canon.  Ce  puissant 
chapitre  réunissait  ainsi  la  noblesse  et  la  science.  L’évèque,  qui  était 
prince  de  l’Empire  et  seigneur  souverain  de  Brixen,  possédait  plusieurs 
places  fortes,  notamment  Bruneck  et  Feldez  ou  Fels  en  Carinlhie.  Il 
avait  plusieurs  grands  officiers  tels  que  le  duc  de  Bavière,  comme 
Grand  Maréchal,  le  duc  de  Carinlhie,  comme  Grand  Chambellan,  le 
duc  de  Meran,  comme  Grand  Echanson,  le  duc  de  Souabe,  comme 
Grand  Maître.  Mais  ces  grands  officiers  se  substituaient  des  vicarii  qui 
les  remplaçaient  aux  cérémonies  solennelles,  surtout  du  sacre  cl  de 
l’entrée  des  évêques. 

C’est  à  Brixen  que  l’empereur  Henri  IV  fit  réunir,  en  l’an  1080,  un 
concile  pour  soutenir  ses  prétentions  contre  le  pape  Grégoire  VII  par 
lequel  il  venait  d’être  excommunié  et  dégradé. 

Brixen  dans  un  site  sauvage  a,  comme  Achensee,  son  village  maudit. 
Au  pied  de  l’un  de  ces  rochers  énormes  qui  bordent  la  route  de  klausen 
se  trouvaient,  autrefois,  deux  bourgs  dont  l’Eisack  arrosait  les  vertes 
prairies  et  les  jardins  tout  en  fleurs.  Les  habitants  des  deux  bourgs  se 
détestaient  tellement  que,  pour  se  nuire,  ils  s’efforçaient  de  détourner 
de  leur  courant  les  eaux  de  la  montagne.  Même  durant  toute  la  sainte 
nuit  de  Noël,  on  entendait  les  pioches  qui  s’acharnaient  à  creuser  un 
nouveau  lit,  afin  que  les  voisins  fussent  privés  des  eaux,  et  à  ce  travail 
sacrilège  les  autres  répondaient  par  d’horribles  blasphèmes  et  par  des 
inv.oeations  au  démon. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Les  morts  de  ces  villages  impies  n’avaient  pas  de  repos  dans  leurs 
tombes;  leurs  âmes  toujours  en  peine  erraient,  la  nuit,  à  travers  les 
campagnes  et  poussaient  des  gémissements  plaintifs,  sans  que  cet 
exemple  fit  revenir  les  vivants  à  de  meilleurs  sentiments.  Dieu  résolut 
alors  la  destruction  des  deux  villages  de  Rocking  et  de  Slainhering. 

C’était  un  samedi  :  pas  un  nuage  ne  courait  sur  la  cime  des  mon¬ 
tagnes  ;  le  soleil  avait  brillé  tout  le  jour.  Dans  les  champs,  les  habitants 
étaient  occupés  à  charger  sur  leurs  chariots  les  foins  coupés. 

Des  querelles  s’élèvent  entre  les  deux  clans  ennemis.  On  s’injurie, 
on  en  vient  aux  mains  et  cette  terre  autrefois  bénie  de  Dieu  est  rougie 
du  sang  de  nombreuses  victimes.  Tout  à  coup  le  ciel  s’obscurcit  :  la 
pluie  tombe  à  torrents,  le  tonnerre  gronde  avec  une  telle  violence  que 
les  vieillards  ne  se  souvenaient  pas  d’avoir  jamais  entendu  pareil  orage. 
Les  âmes  damnées  des  trépassés,  obéissant  à  une  puissance  impla¬ 
cable,  sont  elles-mêmes  forcées  de  concourir  à  la  destruction  des 
villages  où  vivaient  leurs  fils  et  leurs  parents.  Sur  la  montagne,  on 
voit  apparaître  de  livides  fantômes  qui  arrachent  des  blocs  de  pierre 
et  les  précipitent  dans  la  vallée,  tandis  que  le  torrent  furieux,  entraî¬ 
nant  les  terres  dans  sa  course  folle,  fait  écrouler  la  montagne  entière 
sur  le  val  maudit  et  le  change  en  un  affreux  cahos.  Après  l’horrible 
ouragan,  il  ne  restait  plus  le  moindre  vestige  des  deux  villages  !  Les 
âmes  des  habitants  ensevelis  sous  l’horrible  éboulement  ne  cessèrent  de 
gémir;  chaque  nuit,  on  les  entendait  pousser  des  cris  lamentables  sur 
les  lieux  où  jadis  étaient  leurs  maisons  et  leurs  champs  ;  et  dans  ces 
plaintes,  les  habitants  des  villages  voisins  distinguaient  les  voix  de  ceux 
qu’ils  avaient  aimés. 

Quelque  temps  après,  un  Brixenois  revenait  la  nuit  par  le  val  maudit. 
Tout  â  coup,  les  deux  villages  engloutis  sortirent  de  terre  avec  leurs 
maisons,  leurs  jardins  et  leurs  champs.  Dans  la  plaine  était  la  charrue 
avec  son  attelage  de  bœufs,  mais  ni  bêtes  ni  gens  ne  donnaient  signe 
de  vie  ;  tous  semblaient  cloués  sur  place  ;  les  vieilles  femmes  assises 
devant  leurs  portes,  les  hommes  au  cabaret,  devant  les  tables  chargées 
de  fioles  de  vin,  paraissant  jouer  aux  cartes.  Le  Brixenois  reconnut 
plusieurs  paysans  ;  il  leur  adressa  la  parole,  sans  recevoir  aucune 
réponse.  Affolé  de  terreur,  il  courut  tout  droit  à  l’église  déserte  du 
village  dont  la  porte  était  ouverte  et  se  jeta  au  pied  de  l’autel,  en 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

s'écriant  :  <  Seigneur  Jésus,  sauvez-moi  !  ®  Aussitôt  les  villages  fan¬ 
tômes  disparurent  et  le  Brixenois  s’enfuit.  Depuis  lors,  on  évite  avec 
soin  de  traverser  le  val  maudit,  pendant  la  nuit. 

La  nature  du  pays  autour  de  Brixen  est  en  rapport  avec  la  légende. 
La  vallée  de  l’Eisack  va  se  resserrant  de  plus  en  plus.  On  entre  dans 
une  échancrure  où  le  chemin  et  le  torrent  ont  peine  à  se  frayer,  en¬ 
semble,  un  passage  entre  deux  énormes  remparts  de  rochers  au  dessus 
desquels  de  grands  et  sombres  sapins  sont  fantastiquement  suspendus. 
A  cet  aspect  grandiose  en  succède  un  autre  d’un  caractère  triste  et 
sauvage.  Des  monts  gigantesques,  entièrement  couverts  de  forêts  de 
sapins,  dressent  du  fond  de  la  vallée  leurs  masses  effrayantes.  A  leur 
port  élancé,  à  leurs  formes  semblables,  à  leur  hauteur  presque  égale, 
on  dirait  que  chacun  d’eux  a  lutté  et  lutte  encore  pour  fendre  les  airs 
plus  hardiment  et  s’élancer  plus  près  du  ciel.  Un  silence  sinistre,  à 
peine  troublé  par  le  bruissement  sourd  des  eaux,  et  un  demi  jour 
éteint  et  mélancolique  régnent  dans  ce  paysage  si  resserré  et  pourtant 
si  majestueux  et  lui  donnent  ce  calme  infini  qui  appartient,  dans  la 
nature,  à  tout  ce  qui  est  vraiment  grand. 

Quand  l’orage  se  déchaîne,  la  nuit,  à  chaque^clair  le  livide  et  bleuâtre 
amphithéâtre  des  monts  apparaît  tout  entier.  Des  nuées  lourdes  et 
jaunâtres  pèsent  sur  leurs  flancs  embrasés  et  le  torrent  de  l’Eisack, 
dont  les  éclats  de  tonnerre  couvrent  les  mugissements,  semble  rouler 
un  feu  liquide.  Alors  les  rochers  noirs  aux  crêtes  déchirées  se  peuplent 
de  fantômes  et,  tout  à  coup,  l’infernale  apparition  disparait  pour  faire 
place  à  la  nuit  la  plus  profonde. 

On  le  voit,  le  paysage  est  bien  le  cadre  tragique  qu’il  fallait  aux 
villages  maudits. 

Klausen  apparaît  au  voyageur  comme  un  des  sites  vraiment  étranges 
du  Tyrol.  De  vieilles  constructions  massives  avec  leurs  voûtes  romanes 
et  leurs  sombres  allées  qui  rappellent  les  cloîtres  ;  des  ruines  de 
châteaux-forts  avec  leurs  tours  crénelées  ;  des  pans  de  murs  recouverts 
de  pampres  et  de  vignes  vierges  donnent  à  Klausen  un  aspect  à  la  fois 
sévère  et  riant,  tel  qu’on  n’en  voit  pas  dans  tout  l’Elschland. 

La  plus  grande  curiosité  de  Klausen  est  son  acropole.  Elle  a  son 
histoire  et  plus  encore  ses  légendes  pieuses  ou  profanes  qui  la  rattachent 


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38 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

aux  transformations  successives  qu’ont  subies  les  populations  tyro¬ 
liennes.  Ce  haut  rocher  sur  lequel  tant  d’existences  célèbres  ont  paru 
et  disparu  tour  à  tour,  devait,  par  sa  position  même,  par  son  élévation 
si  hardie,  attirer  successivement  les  princes  fondateurs  de  domaines 
et  les  guerriers  démolisseurs.  Un  récit  populaire  rapporte  que  jadis  un 
roi  païen,  Aroslagncs,  avait  pris  possession  de  la  contrée  et  accumulé 
d’immenses  richesses.  Jusqu’à  nos  jours,  ces  trésors  souvent  recherchés 
sont  restés  enfouis  dans  des  souterrains  introuvables. 

Klausen  doit  son  origine  à  un  castel  romain,  Sabiona,  qui  était 
construit  pour  la  défense  d’un  défilé  près  de  Kollmann.  C’était  la 
situation  la  plus  favorable  au  point  où  la  vallée  de  l’Eisack  se  resserre. 
Le  castel  romain  devint  château  féodal.  Le  nom  même  de  Klausen,  en 
welche  Kiusa ,  signifie  clôture.  On  s’étonne  que  l’artillerie  autrichienne 
n’ait  pas  choisi  ce  bloc  naturel,  si  admirablement  isolé,  pour  servir 
d’appui  aux  canons  d’une  citadelle  imprenable. 

L’acropole  de  Klausen  parvint  à  sa  plus  haute  célébrité  lorsque  les 
habitants  furent  convertis  au  christianisme.  De  la  fin  du  vieau  Xe  siècle, 
les  évêques  y  résidèrent  et,  pendant  plus  de  300  ans,  Klausen  fut 
célébré  comme  le  phare  de  la  vraie  lumière.  Saint  Albuin  changea 
cette  résidence  pour  Brixcn.  Quand  les  évêques  quittèrent  le  château, 
les  Burgraves  de  Seben  s’y  établirent.  Au  xve  siècle,  cette  famille 
s’éteignit  cl  le  château  échut  aux  évêques  de  Brixen.  Incendié  en  1535, 
reconstruit  en  1685,  il  devint  un  couvent  de  Bénédictines.  Quand  l’orage 
gronde  sur  ce  rocher  escarpé,  dans  ce  vieux  castel  transformé  en 
couvent,  les  voix  des  religieuses  enfermées  entre  le  ciel  et  le  roc  res¬ 
semblent  aux  gémissements  que  pousseraient  des  âmes  du  purgatoire. 
Un  christ  gigantesque  peint  sur  les  murs  étend  ses  bras  comme  pour 
protéger  ces  malheureuses  filles  enterrées  vivantes.  Il  indique  la  place 
d’où,  en  1809,  une  nonne  poursuivie  par  des  soldats  se  précipita  dans 
l’abimc. 

Les  hauteurs  de  Castelrutt  étaient  jadis  couvertes  de  châteaux-forts. 
Là  se  trouve  le  vieux  castel  de  Trotsburg  qui  tomba  en  ruine,  à 
l’époque  de  l’invasion  des  barbares.  Comme  dans  le  reste  de  l’Europe 
on  peut  placer  celle  invasion  vers  le  ne  siècle  de  l’ère  chrétienne. 

Le  nom  mèincdu  château  de  Trotsburg,  ou  château  de  la  consolation, 


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39 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
n’apparaît  qu’au  xme  siècle.  Du  haut  de  sa  roche  inexpugnable  il 
dominait  tout  le  pays.  C’est  avec  Amras  la  plus  belle  demeure  féodale 
du  Tyrol.  Ils  datent  presque  de  la  même  époque  et  offrent  des  analogies 
frappantes.  C’est  le  même  genre  de  constructions  flanquées  de  hautes 
tours  carrées  à  toits  en  pointes  ;  on  y  retrouve  les  mêmes  ouvrages 
avancés. 

Trotsburg,  après  avoir  appartenu  aux  comtes  du  Tyrol,  eut  pour 
maîtres  les  seigneurs  de  Villanders  et  plus  tard  ceux  de  Wolkenslein 
Trotsburg  qui  le  possèdent  aujourd’hui  encore. 

Celte  forte  race  de  Wolkenslein  qui  fut  si  florissante,  pendant  plus 
de  600  ans,  a  produit  plusieurs  hommes  remarquables. 

On  voit  dans  le  château  des  antiquités  romaines  et  du  moyen-âge. 
La  salle  des  chevaliers  contient,  entre  autres  statues,  celle  d’Oswald  de 
Wolkenslein,  le  célèbre  minnesingcr  né  à  Trotsburg  en  1365,  l’une  des 
gloires  de  la  muse  allemande. 

Lesminncsingers  étaient  les  poêles  des  xne  et  xme  siècles.  La  poésie, 
qui  s’était  propagée  du  midi  de  la  France  jusqu’à  l’Allemagne  du  nord, 
avait  eu  de  l’écho  dans  la  Méranie,  ce  foyer  de  chevalerie. 

Dans  son  acception  étroite,  le  nom  de  minnesinger  ne  s’appliquait 
qu’au  poète  lyrique,  à  celui  qui  soupirait  des  chants  d’amour.  Dans  la 
réalité,  les  minnesingers  étaient  des  chevaliers,  des  gentilshommes 
dont  la  vie  se  partageait  entre  les  périls  de  la  guerre,  les  pratiques  de 
la  religion  et  les  plaisirs  de  celte  galanterie  platonique  qui  charma  le 
moyen-âge.  Une  telle  existence  ne  pouvait  qu’inspirer  la  poésie.  Ils 
vivaient  et  chantaient  au  milieu  des  cours,  à  la  suite  des  princes  qui, 
comme  l’empereur  Frédéric  II,  le  prince  Léopold  IV  d’Autriche,  Henri 
duc  de  Breslau,  Henri  d’Anhalt,  Herman  comte  de  Thuringe,  aimaient 
et  protégeaient  les  arts.  Souvent,  à  l’exemple  des  troubadours,  ils  se 
disputaient  dans  des  tournois  littéraires  les  dons  des  princes  ou  les 
faveurs  des  châtelaines. 

Les  vies  des  minnesingers  se  ressemblent  toutes.  Accueillis  dans  les 
cours,  dans  les  châteaux,  recevant  des  seigneurs  de  riches  vêlements, 
des  armes  brillantes,  de  hauts  palefrois,  s’éprenant  de  nobles  dames 
et  les  chantant  sous  des  noms  imaginaires,  partageant  la  prospérité  et 
les  revers  de  leurs  protecteurs,  fidèles  à  leurs  infortunes,  flétrissant 
hardiment  le  vice  et  la  lâcheté,  soumis  aux  lois  de  l’honneur,  mais 


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RUINES  ET  LEGENDES  DU  TYROL. 


n’élant  pas  toujours  des  modèles  de  vertu,  telle  fut  l’histoire  d’Oswald 
de  Wolkenstein  comme  de  tous  les  minnesingers  de  son  époque. 

Les  péripéties  d’une  existence  des  plus  aventureuses  qui  le  menèrent 
de  Perse  en  Angleterre,  de  l’éclat  des  tournois  et  des  fêles  à  la  nuit 
lugubre  d’un  cachot  dans  le  roc,  restent  vivantes  dans  la  mémoire  des 
paysans  du  Tyrol  et  sont  célébrées  par  leurs  poètes  nationaux.  Le 
corps  d’Oswald  repose  à  Neustift  et  on  lui  a  élevé  un  monument  dans 
le  chœur  de  la  cathédrale  de  Brixen. 

C’est  à  Brixen,  dans  un  tournoi  resté  célèbre,  que  le  fameux  min- 
nesinger  Ulrich  de  Lichtenstein  eut  un  doigt  cassé  ;  ce  qui  fut  l’occasion 
de  scs  aventures  si  bizarres.  Quand  on  rapporta  à  la  dame  de  ses 
pensées  que,  pour  l’amour  de  ses  beaux  yeux,  il  avait  perdu  un  doigt, 
elle  en  rit  comme  d’un  mensonge.  L’amoureux  Ulrich  se  coupa  aussitôt 
le  doigt  blessé  qu’il  fit  enchâsser  d’or  pour  le  placer  entre  les  feuillets 
du  livre  de  ses  poésies,  recouvert  de  velours  céladon.  Alors,  travesti 
en  Vénus,  sous  des  vêtements  brodés  d'or,  d’argent  et  de  perles,  il  fil 
une  course  fantastique  à  travers  la  Lombardie,  le  Tyrol  et  l’Autriche, 
précédé  partout  d’une  retentissante  proclamation  par  laquelle  la  déesse 
annonçait  qu’elle  venait  apprendre  aux  chevaliers  à  aimer  d’un  véri¬ 
table  amour  et  à  mériter  le  retour  de  leurs  mies  ;  promettant  à  celui 
qui  la  vaincrait  dans  un  tournoi  solennel  un  doigt  en  or,  talisman 
précieux  ayant  la  propriété  d’embellir  la  dame  à  laquelle  il  serait 
envoyé  et  de  la  rendre  à  jamais  constante  en  amour.  Tout  chevalier, 
averti  de  l’arrivée  de  la  déesse  et  qui  ne  se  présenterait  pas  pour 
rompre  une  lance,  devait  être  mis  au  ban  de  l’amour  et  des  nobles 
dames. 

La  course  de  Vénus  eut  le  plus  éclatant  succès  et  fut  l’un  des  traits 
les  plus  curieux  de  cette  période  des  minnesingers. 

Trolsburg  produit  sur  le  voyageur  une  impression  toute  différente 
des  autres  châteaux  du  Tyrol.  Il  étonne  par  sa  conservation,  gardant 
encore  toute  la  vie  extérieure  du  xme  siècle.  II  faut  y  joindre  le  charme 
incomparable  du  paysage.  Les  tours  et  les  galeries  plongent  jusque 
dans  les  vallées  de  Graden  et  de  l’Eisack.  L’antique  race  des  Wolkenstein 
d’ailleurs  est  aussi  bien  conservée  que  leur  manoir.  C’est  une  des 
rares  familles  nobles  qui  aient  eu  la  fortune  de  garder  intacts,  pendant 
six  siècles,  un  nom  célèbre  et  de  grands  honneurs. 


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41 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

C’est  de  Trotsburg  qu’on  entre  dans  le  Gradenerthal  ou  vallée  de 
Graden,  en  partie  couverte  de  plantureuses  prairies.  De  certains  points 
on  embrasse  du  même  coup-d’œil  tous  ses  villages  :  Saint  Ulrich,  Saint 
Jacob,  Santa  Christina,  Santa  Maria  et  le  bourg  originaire  de  Wol- 
kenstein.  Au  milieu  se  dresse  le  château  de  Fischburg,  bâti  au  xvn® 
siècle  par  les  comtes  de  Wolkenstein  et  ne  servant  plus  aujourd’hui 
que  de  métairie. 

Le  climat  du  Gradenerthal  est  très  froid.  Les  produits  de  la  culture 
ne  pouvant  pas  suffire  aux  besoins  de  la  population,  les  paysans  ont 
trouvé  des  ressources  dans  l’art  de  sculpter  des  objets  en  bois.  En 
1824  l’empereur  François  fonda  même  à  Saint  Ulrich  une  école  de 
dessin  et  de  sculpture  qui  a  prospéré. 

Ce  qui  est  très  curieux  à  constater,  c’est  le  caractère  primitif  qui 
s’est  admirablement  conservé  parmi  ces  descendants  des  premiers  colons 
romains.  Leur  constitution,  leurs  mœurs,  leurs  coutumes,  leur  lan¬ 
gage,  tout  le  prouve.  Ils  parlent  encore  un  dialecte  qui  n’est  que  le 
latin  corrompu.  On  a  beau  apprendre  aux  enfants  l’Allemand  et  l’italien; 
ils  parlent  de  préférence  le  Gradenais  que  ne  comprennent  pas  les 
habitants  des  vallées  limitrophes. 

Les  Dolomites  séparent  du  Gradenerthal  le  Gaderthal,  autre  vallée 
singulière  dont  la  population  descend  des  Rhéliens  et  des  Romains. 
Elle  parle  le  Ladino  assez  semblable  aux  dialectes  romans  des  Grisons 
et  de  la  Savoie.  Ce  dialecte  se  subdivise  en  deux  patois  :  le  Badiotin  et 
l’ Ennebergin.  Les  Badiotes  sont  les  habitants  de  la  partie  supérieure 
du  Gaderthal  et  le  nom  d’Enneberglhal  est  plus  spécialement  réservé  à 
la  partie  inférieure.  Toute  cette  population  a  gardé  de  ses  ancêtres  la 
vigueur,  la  beauté,  la  frugalité,  l’activité. 

(A  suivre).  CAMOIN  de  VENCE. 


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ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÊVOTAL  DE  DOUCIGNY. 


ÉTUDE 

SUR 

LE  FORT  PRÊVOTAL  DE  DOUCIGNY 

Commune  de  Trélols  (Marne). 


Tréfols,  que  l’on  prononce  Tréfou,  fut  à  l’origine  un  village  de 
la  Brie  orientale,  dite  champenoise,  situé  sur  une  roule  ancienne 
conduisant  de  Beauvais  et  aussi  de  Paris  par  Meaux  à  Troyes.  Devenu, 
comme  Meilleraye,  une  station  intermédiaire  entre  la  Ferlé-Gaucher 
et  Sézanne,  Tréfols  s’éleva  au  rang  de  petite  ville  ayant  ses  foires 
et  marchés  et  comptant  parmi  ses  édifices,  outre  un  couvent  de  récollets, 
deux  églises,  Saint-Capré  et  Saint-Médard;  celle  dernière  existe  encore, 
on  y  voit  plusieurs  pierres  tombales  intéressantes;  parmi  les  écarts 
on  trouvait  une  commanderic  de  Malte,  une  communauté  de  Béné¬ 
dictines,  dite  les  Huit-Dames,  réunie  depuis  â  l'abbaye  de  Sézanne, 
la  Tour  à  signaux  de  Villeperdue,  le  fort  de  la  Roguenclle,  et  enfin 
le  fort  prévôtal  de  Doucigny  qui  contribua  surtout  à  son  développement 
en  assurant  la  sécurité  des  routes  et  de  la  cité. 

Cependant  Tréfols,  dont  la  population  aurait  atteint  le  chiffre  de 
sept  cent  vingt  feux,  n’en  avait  plus  que  quarante  en  1784,  et  cela 
n’a  rien  d’étonnanl  puisque,  aux  calamités  dont  celte  petite  ville  eut 
à  souffrir  pendant  la  guerre  de  cent  ans,  entre  la  France  et  l’Angleterre, 
pendant  les  guerres  religieuses  du  protestantisme  et  pendant  celles 
de  la  Fronde,  il  faut  joindre  d’abord  l’amoindrissement  de  sa  juridiction, 
qui  de  royale  qu’elle  fut,  ce  qui  motiva  dans  la  coutume  de  Meaux 
une  disposition  spéciale,  reconnaissant  à  ses  bourgeois  la  qualification 
de  Gens  du  Roi,  fut  en  mars  1551,  après  les  grands  jours  de  Troyes, 
subordonnée  au  bailliage  de  Château-Thierry  et  plus  tard  au  Présidial 
de  Provins;  en  outre  l’abandon  de  sa  route,  lorsque  fut  créée,  sur 


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CRAXi  ÜOTEL  DE  LA  PRÉVÔTÉ  DE  DOUCIGXV  (FAÇADE  AU  NORD,  SUR  LA  COUR) 
D’après  une  photographie  de  M.  François  Carra  de  Vaux. 


ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÊVOTAL  DE  DOUCIGNY.  43 

la  rive  gauche  du  Grand-Morin  celle  de  la  Ferté-Gaucher  à  Sézanne 
par  Esternay.  Tréfols  n’a  jamais  pu  se  relever  de  tant  de  pertes 
successives  et  n’est  plus  aujourd’hui,  malgré  son  chemin  d’intérêt 
commun,  qu’une  humble  commune  de  deux  cent  soixante-sept  habitants; 
aussi,  grande  fut  la  surprise  des  trois  souverains  de  la  Russie,  de 
l’Autriche  et  de  la  Prusse  lorsqu’en  1813,  ils  arrivèrent  pour  coucher 
dans  celte  localité,  que  de  vieilles  cartes  leur  désignaient  comme 
station  de  la  route  de  Metz  à  Paris,  route  qui  n’était  plus  alors  qu’un 
chemin  délaissé,  impraticable,  semblant  leur  dire  :  n’allez  pas  au  delà. 

Je  viens  maintenant  à  ce  qui  concerne  spécialement  Doucigny  : 
si  vous  suivez  la  route  du  Vézier  à  Morcius,  vous  apercevez  un  peu 
avant  Tréfols,  à  votre  droite,  les  bois,  le  hameau  elles  ruines  de  Doucigny. 

L’habitation,  hôtel  de  la  prévôté  et  grand  hôtel  du  fief,  est  un  bâtiment 
en  pierres,  couvert  en  tuiles  plates,  avec  cloisons  intérieures  et  plafonds 
en  charpente;  la  façade  nord-est,  sur  la  cour  intérieure  de  la  citadelle, 
offre  aux  regards  un  escalier  et  deux  galeries  en  bois  superposées 
appliquées  à  la  muraille  et  couvertes  par  l’élargissement  de  la  toiture, 
à  l’angle  de  droite,  une  grosse  tour  qui  semble  avoir  été  le  donjon. 
Des  tours  reliées  par  le  mur  d’enceinte  de  la  cour,  six  d’entre  elles 
sont  encore  debout  à  une  hauteur  de  trois  à  quatre  mètres;  la  première 
à  gauche  renferme,  au  rez-de-chaussée,  une  salle  ronde,  voûtée 
en  pierres  de  champ,  comme  le  sont  en  tuiles  les  fours  de  campagne, 
sans  autre  ouverture  que  celle  de  la  porte  d’entrée;  au  dessus  est  une 
salle  de  même  dimension  à  laquelle  on  ne  devait  avoir  accès  que  par 
une  échelle;  entre  les  deux  tours,  qui  suivaient  sur  la  même  ligne, 
était  la  porte  de  la  cour  du  côté  de  la  ville  ;  après  en  être  sorti  et  avoir 
franchi  la  bayle  ou  rempart  extérieur,  ainsi  que  le  fossé  plein  d'eau, 
on  arrivait  au  premier  ouvrage  de  défense  où  l’on  observe  encore 
les  ruines  de  salles  et  souterrains  inexplorés,  souterrains  devant 
communiquer  avec  Tréfols  et  reliant  ainsi  la  citadelle  à  la  ville;  les 
sources  étaient  abondantes,  une  d’elles  est  située  dans  l'enceinte  des 
fortifications.  —  Du  côté  opposé  à  la  cour,  au  sud-ouest,  était  un  vaste 
étang  aujourd'hui  desséché,  ombragé  au  levant  cl  au  nord  par  une 
forêt  séculaire,  lequel  encadrait  de  ses  dérivations,  en  larges  fossés, 
l’hôtel  et  les  fortifications  dont  il  complétait  le  système  de  défense.  — 
Au  rez-de-chaussée  du  grand  hôtel,  au  pied  de  l'escalier,  sous  la  galerie, 


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41  ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 

une  porte  étroite  et  basse  donne  entrée  à  une  salle  de  sept  mètres 
de  long  sur  sept  mètres  de  large,  avec  cheminée  de  pignon  terminée 
en  forme  conique,  plafond  à  solives  apparentes  et  une  seule  fenêtre 
rectangulaire  sous  laquelle  devait  être  le  siège  du  prévost,  pour  y  voir 
clair  en  plein  jour,  car  cette  pièce  devait  être  celle  ou  se  rendait 
la  justice. 

A  quelle  époque  remonte  l’édification  de  l’immeuble  que  nous 
venons  de  décrire?  On  l’ignore,  et  néanmoins  sa  destination  et  l’état 
de  ses  constructions  donnent  certaines  indications  à  ce  sujet.  — 
A  l’origine  de  la  féodalité,  avant  la  création  des  baillages  cl  des  pré¬ 
sidiaux,  les  comtes,  et  après  eux  les  vicomtes,  exercèrent  la  justice  et 
notamment  en  ce  qui  concernait  le  recouvrement  de  leurs  droits 
fiscaux  par  les  prévôts.  Denisart  au  mot  prévôt:  «  on  nomme  prévôt 
un  juge  inférieur  qui  décide  les  affaires  en  première  instance.... 
suivant  les  provinces.  Les  prévôts,  châtelains,  vicomtes,  viguiers  sont 
tous  juges  du  même  pouvoir  et  ne  différent  entre  eux  que  de  nom.  > 
—  Sézanne,  qui  faisait  partie  du  domaine  des  comtés  de  Champagne, 
l’ancienne  Bibe  de  la  carte  de  Peutenger,  suivant  l’opinion  de  Savy, 
aujourd’hui  la  plus  accréditée,  formait  avec  Chantmerle  et  Tréfols 
une  vicomté  dans  le  comté  de  Champagne,  comté  dont  la  capitale,  au 
moins  dans  la  première  période,  était  Troyes.  —  Troyes  avait  aussi  ses 
vicomtes  qui,  dès  l’année  1070,  étaient  héréditaires  et  qui  appartenaient 
aux  plus  grandes  familles  de  Champagne,  les  sires  de  Monthléry,  de 
Dampierre,  de  Confians,  des  Ursins;  je  lis  dans  la  Topographie  de 
ce  diocèse  par  Courtalon,  l.  II,  p.  427  :  «  Ils  avaient  un  château  où  ils 
résidaient  et  où  ils  rendaient  la  justice,  il  était  proche  de  l’église  de 
Saint-Nicolas,  qui  en  était,  dit-on,  la  sainte  chapelle  et  qui  en  aurait 
reçu  la  dénomination  de  sanclus  Nicolaus  in  Castro.  Le  château  ou 
hôtel  de  la  Prévôté  avec  ses  annexes  occupait  un  terrain  considérable 
et  très  fortifié;  dans  la  suite,  il  fut  converti  en  parloir  aux  bourgeois 
où  s’assemblait,  depuis  la  Charte  communale,  le  Corps  municipal  de 
l’échevinage;  au  commencement  du  xve  siècle  il  n’en  subsistait  plus 
qu’un  tertre  formé  par  les  décombres,  sur  lesquels  on  éleva  un  corps 
de  garde  ou  un  befiroy  qui  a  donné  son  nom  à  la  porte  de  la  ville  qui 
en  est  proche.  On  ne  sera  pas  surpris  que  la  justice  du  comté  de 
Troyes,  et  plus  tard  du  Roi,  depuis  la  réunion  sous  Philippe-le-Bel 


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ÉTUDE  SUR  LÉ  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 

de  la  Champagne  à  la  couronne,  ail  eu  à  Doucigny  une  résidence 
fortifiée  à  l’exemple  de  celle  des  vicomtes  et  prévôts  de  Troves  ;  Dou¬ 
cigny  d’ailleurs  protégeait  Tréfols,  ses  roules  et  sa  banlieue  et  leur 
securité  intéressait  non  seulement  Sézanne,  mais  les  communications 
deTroyes  notamment  avec  Lagny,où  se  tenait  une  des  principales  foires 
de  Champagne,  du  2  janvier  à  la  Mi-Carême,  ce  qui  dut  contribuer  à 
faire  de  Lagny  un  des  greniers  de  la  Bric  pour  l’approvisionnement  de 
Paris;  les  foires  de  Troyes,  qui  sont  mentionnées  dès  470,  dans  les 
lettres  de  Sidoine  Appollinairc  à  Saint-Loup,  et  dès  1188  dans  la  chro¬ 
nique  du  moine  d’Auxerre  cl  plus  tard  dans  le  poème  d’Ilervis, 
attribué  à  Jean  de  Flagi,  prirent  un  grand  développement  ;  elles 
étaient  dans  leur  état  le  plus  florissant  aux  xie  et  xn*  siècles.  F.  Ber- 
thelot,  dans  son  bel  ouvrage  sur  les  Foires  de  Champagne,  p.  46, 
prétend  que  les  fonctionnaires  du  nom  de  Prévôt  parurent  en  Cham¬ 
pagne  vers  la  moitié  du  xi'  siècle,  de  1270  à  1311  ;  si  cela  est  exact, 
cela  me  confirmerait  dans  l’opinion  que  l’on  doit  attribuer  l’édiflcation 
ou  du  moins  la  fortification  de  Doucigny  non  aux  prévôts  mais  aux 
vicomtes  et  la  faire  remonter  au  plus  tard  du  xc  au  xie  siècle.  Voici 
pourquoi:  l’importance  du  fief  de  Doucigny,  ses  bois,  ses  eaux,  ses 
nombreuses  tours,  ses  vastes  canaux,  les  dépenses  qu’exigèrent  un  tel 
établissement  étaient  plus  en  rapport  avec  la  fortune  et  le  rôle  d’un 
comte  ou  vicomte  qu’avec  la  situation  plus  modeste  d’un  prévôt; 
ajoutons  que  ces  fières  constructions  laissaient  beaucoup  à  désirer  :  si 
les  tours  sont  cylindriques  et  si  toutes  ouvertures,  tant  des  tours  que 
de  l’habitation,  sont  encadrées  dans  des  pierres  de  taille,  l’épaisseur 
des  murs  ne  dépasse  guère  plus  de  80  centimètres  et  les  appareils  en 
pierres  brutes  sans  mélange  de  briques,  avec  mortier  de  chaux  et  de 
sable,  où  le  sable  trop  abondant  nuit  à  la  solidité,  donne  des  cons¬ 
tructions  d’une  qualité  critiquable.  L’hôtel  même  du  fief  accuse 
l’absence  de  goût  et  du  progrès  dans  l’art  de  bâtir  ;  les  ouvertures, 
sans  uniformité  et  sans  symétrie,  ne  sont  faites  que  pour  les  besoins 
de  l’intérieur;  enfin  les  galeries  en  bois,  l’une  plus  haute,  l’autre  plus 
basse,  et  l’escalier  qui  conduit  du  rez-de-chaussée  au  premier, 
ouvertes  à  toutes  les  bises  et  aux  frimais  du  nord,  sont  en  bois  équarris, 
sans  aucune  sculpture.  On  sait  qu’au  ix*  siècle  la  Brie  et  la  Cham¬ 
pagne,  au  moins  en  partie,  furent  ravagées  par  les  incursions  nor- 


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46  ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 

mandes.  Poinsignon,  dans  sa  récente  et  belle  Histoire  de  Champagne 
en  Brie,  écrit:  «  l’année  suivante,  889,  les  pirates  envahissaient  de 
nouveau  la  Champagne,  portaient  leurs  ravages  sur  le  territoire  de 
Saint-Gibrieu  près  de  Chalons-sur-Marnc  et  allaient  saccager  la  ville 
de  Troyes;  ce  fut,  ajoute-t-il,  pour  celle  dernière  ville  l’occasion  de  se 
fortifier,  après  leur  départ  pour  la  Bourgogne,  et  son  exemple  fut  en 
cela  suivi  par  plus  d’une  autre  localité,  car  les  Normands  ne  s’atta¬ 
quaient  point  aux  lieux  fortifiés.  Je  lis  dans  l'ouvrage  érudit  du  capi¬ 
taine  Bclair  sur  Les  fortifications  anciennes,  p.  384:  <  Les  invasions 
normandes  eurent  pour  effet  de  préparer  la  renaissance  de  l’art  des 
constructions  militaires,  avant  l’ère  de  la  féodalité  et  des  croisades, 
pendant  laquelle  le  mouvement  commencé  allait  se  continuer  active¬ 
ment;  au  ix°  siècle,  il  n’y  avait  pas  encore  d’ingénieurs;  on  bâtissait 
sans  ordre  et  sans  règle  fixe,  et  les  constructions  se  ressentaient  évidem¬ 
ment  des  troubles  de  l’époque;  les  villes  qui  étaient  les  mieux  rernpa- 
rées  étaient  celles  qui  conservaient  encore  quelques  débris  de  leurs 
murailles  antiques;  mais  souvent  les  pierres  de  ces  vieilles  défenses 
gisaient  pêle-mêle,  les  unes  sur  les  autres,  arrachées  des  construc¬ 
tions  par  le  temps  ou  les  ravages  des  invasions.  »  Enfin  l’abbé  Oudin 
dans  son  Manuel  d'archéologie  religieuse,  civile  et  militaire,  fait 
remarquer,  p.  258,  que  ce  fut  surtout  au  xe  siècle  que  se  multiplièrent 
les  châteaux-forts  ;  que  l’art  de  construire  des  forteresses  se  ressentait 
encore  des  siècles  de  barbarie;  qu’il  fit  bien  quelques  progrès  dans  le 
cours  du  xle,  mais  que  ce  ne  fut  que  vers  la  fin  que  s’introduisirent 
les  perfectionnements  les  plus  notables. 

Voyons  maintenant,  autant  qu'il  est  possible,  comment  et  par  qui 
Doucigny  fut  possédé  et  habité. 

Le  Catalogue  des  actes  des  comtes  de  Champagne  nous  apprend 
qu'en  avril  1210  Isabelle  de  Chateauvillain  et  Simon  son  fils  cèdent  des 
serfs  à  Blanche  de  Navarre  qui  leur  donne  la  garde  de  Milon  de  Trc- 
fols,  de  Furbert  son  frère,  de  sa  femme  et  de  leurs  enfants.  On  ne  dit 
pas  si  celte  famille  habitait  Doucigny  et  en  quelle  qualité;  mais  dans  le 
rôle  de  la  châtellenie  de  Meaux  dressé  sous  le  comte  Thibault  le  chan¬ 
sonnier,  de  1249  à  1252,  on  lit:  la  veuve  de  Guillaume  des  Barres 
tient  à  Trefou  une  maison  et  tout  ce  qu’elle  y  possède,  40  mesures  de 
terre.  La  dame  de  Doucigny  lient  d’elle-mème  sa  maison  et  autres 


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ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY.  47 

choses.  —  D’Arbois  de  Jubainville,  dans  son  Histoire  des  comtes  de 
Champagne ,  t.  IV,  p.  461  raportececi:  Béraud  de  Mœrcœur  ou  de 
Marquait,  comme  on  prononçait  alors  souvent,  fut  le  gouverneur 
de  Champagne,  choisi  par  Henri  III.  Avant  l’avènement  de  ce  prince, 
il  avait  été  administrateur  de  ses  domaines  en  Champagne  v.  On  lit  en 
note:  «  En  juin  1270  il  avait,  avec  Jacques  de  Doucigniaco  (de  Douci- 
gny)  acheté  pour  lui  le  château  de  Bcaufort.  » 

En  1370  Sézanne  était  apanagé  à  la  duchesse  d’Orléans;  le  bailli  de 
Sézanne,  Guyart  de  Bassole,  rendit  une  sentence  en  faveur  du  frère 
Nicole  Bruyant,  titulaire  de  la  Commanderie,  contre  le  prévôt  au  sujet 
de  droits  féodaux  aux  Rouilly  cl  à  Grenav  et  sur  le  parvis  de  l’hopilal, 
sous  réserve  des  droits  du  Roi  et  de  la  haute  justice  de  la  duchesse 
d’Orléans.  On  voit  par  Y  Histoire  de  Chdleau-Therry  de  l’ahbé  Ro¬ 
quet,  t.  Ier;  p.  338,  au  sujet  de  la  Prévôté,  que  par  l’édit  de  mars 
1551,  le  roi  Henri  II  ayant  créé  les  Présidiaux  afin  d’éviter  l’encom¬ 
brement  des  recours  au  Parlement  et  les  frais  occasionnés  par  les 
distances,  Trefols  releva  de  celui  de  Château-Thierry  et,  en  1638,  de 
celui  de  Provins.  11  existe  même  une  déclaration  du  9  mai  1567  en 
forme  de  règlement  pour  le  ressort  de  la  prévôté  de  Tréfols  dépen¬ 
dant  du  baillage  de  Sézanne;  enlin  un  arrêt  du  Parlement  du  25  mai 
1687,  validant  la  saisie  de  la  terre  de  Montmirail,  à  l’encontre  du 
ministre  Louvois  comme  acquéreur  des  Dames  LaTrémouille  de  Noirs- 
moulier,  prescrit  la  publication,  notamment  en  la  prévôté  de  Trefols 
les  audiences  tenant  ;  nous  n’oseFions  dire  que  les  audiences  de  la 
prévôté  de  Trefols  se  tinssent  alors  à  Doucigny. 

La  prévôté  royale  de  Sézanne,  par  suite  de  l’hérédité  de  ses  titulaires, 
était  devenue  vénale  et  divisible  ainsi.  U  famille  de  Mesgrigny  qui, 
en  1408  en  avait  acquis  quatre  douzièmes  de  Odouard  de  Lenharrée, 
en  possédait  vers  1642  les  six  douxiémes.  Barthélemy  nous  la  montre 
exercée  à  Sézanne  par  un  tribunal  composé  d’un  prévost  président, 
d’un  juge  enquêteur,  d’un  rapporteur  des  défauts,  d’un  procureur  et 
d’un  greffier;  elle  fut  réunie  au  bailliage  par  l’édit  de  novembre  1738. 
J’ai  sous  les  yeux  un  acte  de  vente  du  19  mars  1653,  dans  lequel 
le  notaire  Chanterel  se  qualifie  notaire  royal  héréditaire  au  bailliage 
de  Sézanne  et  prévosté  de  Tréfols. 


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48  ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 

Voyons  maintenant  en  quelles  mains  passa  successivement  le  domaine 
de  Doucigny  : 

Chalelte,  dans  sa  Statistique  historique  de  la  Marne ,  P  2,  se  borne, 
au  sujet  des  châtelains  de  Doucigny,  à  cette  courte  mention  :  «  Celle 
seigneurie  passa  dansles  familles  d’Ancienville,  de  Boubers,  d’Orglande.  » 
Sur  la  famille  d’Ancienvillc  je  trouve  ceci  :  Ancienvillc  est  un  village 
dans  la  vallée  de  l’Ourcq;  la  famille  des  seigneurs  de  ce  nom  est  connue 
dès  1442;  ses  armoiries  sont  de  gueule  à  trois  mortiers  d’or,  emmanchés 
d’argent;  elle  posséda  les  seigneuries  d’Ancicnville,  Villiers-aux- 
Corneilles,  Réveillon  et  Doucigny,  un  de  ses  membres  devint  seigneur 
de  Réveillon  par  son  mariage  avec  une  fille  de  Simon  de  Saint-Benoit; 
il  fut  bailly  de  Sézanne;  Claude  d’Ancienville  meurt  en  1548  grand 
prieur  de  France;  quatre  ans  après,  Jacques  d’Ancienville,  baron 
de  Réveillon,  était  échanson  ordinaire  du  roi;  en  février  1557  on  trouve 
le  contrat  de  mariage  de  Claude  d’Ancienville,  seigneur  de  Villers, 
Doucigny,  La  Rivière  et  Magncux,  vicomte  d’Osmont,  bailly  de  Sézanne; 
ce  fut  de  son  temps,  en  1507,  que  les  Huguenots  saccagèrent  et  brûlèrent 
Sézanne  et  le  prieuré  de  Bellau.  En  1592,  Claude  d’Ancienville  rend 
foi  et  hommage  à  Henri  IV  pour  la  terre  d’Eslernay,  qu’il  avait  reçue 
en  dot  de  Judith  Raguier,  issue  d’une  famille  de  zélés  protestants; 
le  fils  qui  naquit  de  ce  mariage,  Pompé  d’Ancienville  se  ruina  par  ses 
dissipations,  la  terre  d’Esternay  passa  à  la  famille  du  Bellay,  celle 
de  Réveillon  à  Michel  Larcher,  enfin  nous  trouvons  Doucigny  en 
possession  de  la  famille  de  Boubers,  dès  1613. 

La  famille  de  Boubers,  ancienne  et  considérable  famille  de  Ponthieu, 
était  alliée  à  celle  de  Saveuse  par  le  mariage  de  Catherine  de  Boubers 
avec  Bon  de  Saveuse,  capitaine  général  du  comté  d’Artois  pour  le  duc 
de  Bourgogne  en  1465.  Une  branche  de  la  famille  des  Boubers,  portant 
sur  son  écu  trois  berceaux  d'argent  sur  fond  d’or,  était  fixée  dans 
la  Bric;  le  2  avril  1556,  Louis  de  Boubers,  seigneur  de  Mardeuil, 
avait  acheté  le  fief  d’Amilly  dans  la  paroisse  de  Monlévrain  près  Lagny. 
Le  11  février  1608,  sentence  du  baillage  de  Sézanne  qui  émancipe 
Nicolas  de  Boubers,  fils  mineur  de  Philippe,  écuyer,  seigneur  de  Mon¬ 
lévrain  et  de  Doucigny  et  de  demoiselle  Madeleine  d’isque,  le  dit  mineur 
seigneur  de  Rieux  en  partie.  —  Le  4  janvier  1613  foi  et  hommage 
de  la  terre  de  Rieux  au  seigneur  de  Launay-Renaud  par  Nicolas 


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ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 
de  Boubcrs,  seigneur  de  Montévrain,  pour  lui  et  ses  frères  Philippe 
cl  Jean;  de  ces  trois  enfants,  Nicolas,  seigneur  de  Montévrain  et  Rieux, 
épousa  Françoise  de  Lenliarrée,  fille  du  seigneur  de  Tiercelicu  et  de 
Anne  de  Dampierre;  il  rendit  hommage  à  Aleps  de  Beauvcau  pour 
la  terre  de  Rieux  le  4  janvier  1G13,  et  mourut  la  même  année  laissant 
un  fils  dont  la  mère  eut  la  garde  noble  dès  le  10  juin.  Philippe  se  fit 
religieux  et  Jean,  selon  Caumartin  dans  son  grand  ouvrage  sur  la 
noblesse  de  Champagne,  aurait  été  l’auteur  d’une  branche  dite  les 
Boubers  de  Douciguy.  Jean  de  Bouliers  eut  de  son  mariage  avec 
Madeleine  de  Condé,  fille  de  Thomas  de  Condé,  seigneur  de  Crémy, 
un  fils  et  une  fille;  la  fille  épousa  Philippe  Lhoste,  fils  du  Seigneur 
de  la  Motte  de  Récy,  le  fils,  Philippe  de  Boubers  de  Doucigny,  s’allia 
à  Marie  de  Reilliac,  fille  du  seigneur  de  Corlieux.  Caumartin,  qui 
publiait  son  ouvrage  en  1073,  ne  poursuit  pas  au  delà  la  généalogie 
de  la  branche  des  Boubers  de  Doucigny,  mais  Philippe  vivait  encore 
le  23  janvier  1080,  car  nous  le  voyons  assister  ce  jour  là,  en  l’église 
de  Rieux,  au  baplcme  d’un  petit  neveu,  Jean  de  Boubers;  il  est  dénommé 
dans  l’acte  comme  étant  seigneur  de  Doucigny.  Jacques  de  Boubers, 
le  père  de  l’enfant,  avait  épousé  Louise  de  Condc,  fille  du  seigneur 
de  Jauvillers,  il  est  qualifié  dans  les  actes  maître  d’hôtel  du  roi  ;  on  était 
alors  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  il  devint,  tant  par  succession  que  par 
cession  des  parts  de  ses  co-hériliers,  possesseur  de  la  totalité  de 
la  terre  de  Rieux  et  y  mourut  en  1083;  la  famille  de  Boubers  s’y 
perpétua  jusqu’en  1744,  époque  à  laquelle  celte  terre  passa  par  le 
mariage  de  Jeanne  de  Boubers  à  la  famille  Lccladier  de  Bellejoyeusc. 

Ainsi  qu'à  Rieux,  la  branche  des  Boubers  de  la  Brie  s’était  éteinte 
à  Doucigny,  ou  du  moins  y  avait  été  remplacée  par  d’autres  familles, 
car  j’apprends  par  le  livre  des  recherches  de  Silvestre  sur  la  Brie,  que 
dès  1704,  le  chevalier  de  Sommeyevre,  gouverneur  de  Reims,  vendait 
au  marquis  d’Ossum,  seigneur  de  Villegngnon,  qui  fut  ambassadeur  en 
Espagne,  entre  autres  terres  celle  de  Doucigny;  le  marquis  d’Ossum 
ne  survécut  que  douze  ans  à  cette  acquisition  ;  lorsqu’on  inventoria 
en  1788  les  nombreux  domaines  qu’il  laissait  en  mourant,  Doucigny 
figura  dans  l’inventaire.  Le  comte  d’Ossum,  son  fils,  marié  dès  1700 
à  Geneviève  de  Grammont,  administra  si  mal  sa  fortune  que  sa  fille, 
mariée  à  Joseph  Caumont-Laforcc,  renonça  à  sa  succession  ;  les  biens 

JANVIER-FÉVRIER  1888.  4 


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50  ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY. 

furent  vendus;  ce  fut  sans  doute  alors  ou  peu  après  que  la  famille 
d’Orglande  devint  propriétaire  de  Doucigny;  elle  le  conserva  jusqu’à 
la  Révolution  de  1830  qui  fit  perdre  la  couronne  à  la  branche  aînée 
des  Bourbons.  Doucigny  fut  alors  acheté  par  le  célèbre  imprimeur 
Didot  qui  le  revendit  presque  aussitôt.  Ce  domaine  appartient  aujourd'hui 
aux  héritiers  de  M.  Couture,  trop  bons  appréciateurs  des  précieux 
souvenirs  de  nos  antiquités  nationales  pour  laisser  se  consommer 
la  ruine  d’un  monument  aussi  curieux  que  le  fort  prévùtal  de  Doucigny, 
dont  le  grand  hôtel,  édifice  en  pierre  et  bois,  en  môme  temps  judiciaire, 
militaire  et  civil,  est  peut-être  sans  similaire,  au  moins  dans  nos 
contrées,  où  je  ne  vois  d’analogue  qu'une  très  vieille  maison  de 
communauté  religieuse,  pierre  et  bois,  du  meme  aspect,  au  hameau 
de  Vaucclle,  commune  de  Boissy-le-Repos,  fondée  par  les  Dames 
de  Formouliers. 

A  quelle  époque  doit-on  faire  remonter  la  ruine  de  la  forteresse 
de  Doucigny?  Si  l’on  consulte  Y  Histoire  de  Troyes  et  de  la  Champagne 
méridionale,  par  Bouliot,  t.  II,  page  247  et  suivantes,  on  y  voit  que 
ce  fut  vers  le  commencement  du  x.vc  siècle  que  la  guerre  des  Anglais 
et  des  Bourguignons  d’un  côté,  du  Dauphin  et  des  Armagnacs  du  sang 
d’Orléans  de  l’autre,  dite  la  guerre  de  cent  ans,  sévit  avec  le  plus 
d'intensité  dans  la  partie  méridionale  de  la  Brie  champenoise.  —  En 
1414,  les  Anglais  assiégèrent  Sézanne,  de  Pâques  à  la  saint  Jean, 
s’en  rendirent  maîtres  et  de  là  se  portèrent  sur  Vertus.  Peu  de  temps 
après,  Sézanne  rentra  sous  l’obéisjance  de  Charles  VII,  qui  y  plaça 
comme  commandant  d’armes  un  vaillant  soldat,  Guillaume  Marin, 
lequel  obligé  de  nourrir  sa  troupe  par  réquisition  dans  un  pays 
absolument  ruiné,  commit  de  tels  excès  et  déprédations  qu’il  excita 
les  plaintes  les  plus  vives.  Salisbury,  gouverneur  de  Champagne  pour 
le  roi  d’Angleterre,  assisté  du  sieur  de  Chalillon,  investit  de  nouveau 
Sézanne  le  24  juin  1424;  la  défense  de  Guillaume  Marin  fut  héroïque, 
mais  il  fut  tué  avec  deux  cents  autres  combattants  ;  cette  fois,  d’après 
des  documents  récemment  édités  par  Orival,  les  maisons  furent  mises 
à  sac  et  les  femmes  livrées  à  la  brutalité  des  vainqueurs;  on  démolit 
les  fortifications,  elles  furent  depuis  rétablies,  car  Baugé  dans  les 
Mémoires  qu’il  publia  en  1781,  dit  que  Sézanne  a  quatre  portes  et 
une  fausse  porte,  que  ses  murailles  sont  assez  bonnes.  Ce  fut  sans 


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ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUCIGNY.  St 

doute  aussi  à  la  même  époque  de  1424  que  disparut  son  château 
dont  Baugé  ne  retrouvait  plus  que  quelques  débris  abandonnés. 

Doucigny  aurait-il  échappé  au  malheureux  sort  de-  Sczanne?  C’est 
peu  probable;  Salisbury  avait  grand  intérêt  à  assurer  à  la  domination 
anglaise  la  liberté  de  communication  entre  Troyes  cl  Beauvais,  Meaux 
et  Paris,  et  en  respectant  la  partie  inoHensive  de  l’habitation  du  prévôt 
il  a  dû  au  moins,  lui  ou  ses  lieutenants,  faire  décapiter  ses  tours, 
crever  ses  murailles  <  t  faire  tomber  les  créneaux.  Disons  cependant 
que  l’histoire  ,  ne  nous  apprend  rien  de  circonstancié  relativement 
au  sort  de  Doucigny  pendant  la  guerre  de  Cent-Ans. 

Le  même  silence  règne  sur  Doucigny  au  xv®  siècle,  bien  que  la  Brie 
orientale  ait  eu  presque  autant  à  souffrir  à  cette  époque  qu'aux 
siècles  qui  l’ont  précédée,  en  1566  cl  1567.  Sézannc  fut  brûlé  et 
saccagé  par  les  Huguenots;  les  faits  de  ce  désastre  ont  cté  consignés 
dans  la  table  chronologique  des  Cordeliers  de  celte  ville.  M.  Y.  de  Baye 
dans  sa  notice  sur  Sézannc,  empruntant  certains  développements  à 
ectte  chronique,  écrit  ceci  :  «  En  1566,  sous  le  règne  de  Charles  IX, 
Sézanne  fut  assiégé  par  les  Huguenots,  le  prince  de  Condéct  l’amiral 
de  Coligny  s’en  rendirent  maîtres,  brûlèrent  les  églises,  couvents, 
abandonnèrent  la  ville  au  pillage  et  mirent  le  feu  partout,  tout  ce 
qu’il  y  avait  d’antiquités  dans  la  ville  fut  consumé  et  entièrement 
détruit.  »  En  1567  ils  ruinèrent,  dans  le  voisinage  de  Tréfols,  l’abbaye 
de  Bellau  fondée  par  saint  Bernard  et  Mathieu  de  Montcnircl  dans  la 
vallée  du  Grand  Marin;  Tréfols  ne  fut  pas  épargné  car,  dès  1561,  sa 
commanderic  de  Malle  fut  tellement  maltraitée  qu’on  crut  nécessaire 
de  la  réunir  à  celle  de  Chevru;  le  silence  de  l’histoire  sur  Doucigny 
n’a  rien  d’étonnanl,  d’abord  puisque  sa  forteresse  avait  dû  périr  le 
siècle  précédent,  ensuite  parce  que  ce  n’était  pas  un  établissement 
religieux. 

Enfin  le  Comble  d’une  désolation  qui  a  laissé  un  souvenir  encore 
vivant  dans  les  populations  de  la  Brie  orientale,  et  qui  acheva  l’anéan- 
tissscmenl  comme  ville  de  Tréfols,  eut  lieu  lors  de  la  Fronde.  Le  récit 
de  celte  calamité,  lu  au  congrès  archéologique  de  France  tenu  à  Reims 
en  1861  est  ainsi  reproduit  par  l’abbé  Boilcl,  dans  son  ouvrage  inti¬ 
tulé  Beautés  de  l'histoire  de  la  Champagne,  t.  II,  p.  515.  —  «  Les  ducs 
de  Lorraine  et  de  Wurtemberg  envoyèrent  des  troupes  au  secours  des 


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52  ÉTUDE  SUR  LE  FORT  PRÉVOTAL  DE  DOUC1GNY. 

seigneurs  révoltés,  pour  se  rendre  au  siège  d’Etampes;  les  Lorrains 
traversèrent  la  ville  de  Sézanne,  la  mirent  à  contribution, pillèrent  son 
grenier  à  sel,  ravagèrent  Esternay,  Clialillon-sur-Morin,  surtout 
T réfols.  Les  Lorrains  indisciplinés,  en  retournantdans  leur  pays,  renou¬ 
velèrent  leur  brigandage;  les  peuples  eurent  singulièrement  à  souffrir 
de  leur  double  passage;  ils  s’établirent  de  nouveau  à  Tréfols  et  y 
causèrent  mille  horreurs,  de  là  ils  se  portèrent  sur  beaucoup  d’autres 
points:  Château-Thierry  fut  saccagé,  Fare-en-Tardenois  pillé,  Cramille 
brûlé,  Monlmirail  seul  fut  épargné  parce  que  le  29  août  1652,  le 
général  de  cavalerie  allemande  de  Wurtemberg  donna  une  sauvegarde 
pour  préserver  cette  ville  qui  était  la  patrie  du  cardinal  de  Retz, 
instigateur  et  chef  de  la  Fronde  ;  mais  comme  les  Lorrains  avaient 
établi  leur  quartier  général  à  Tréfols,  ils  ruinèrent  celle  ville  de  fond 
en  comble  et  massacrèrent  les  habitants,  de  sorte  que,  sur  une  popula¬ 
tion  de  4,000  âmes,  il  n’en  restait  que  150  en  1720.  »  —  On  compren¬ 
drait  difficilement  le  choix  de  Tréfols  par  les  Lorrains  comme  station 
militaire,  centre  d’opération  dans  leur  retraite  et  destruction  par  eux- 
mêmes  de  cette  bourgade  en  pleine  décadence,  s’ils  n’avaient  été 
déterminés  à  établir  là  leur  quartier  général,  parce  qu’ils  trouvaient 
dans  les  ruines  de  Roucigny  un  cantonnement  qui  leur  offrait  un  refuge 
à  l’abri  des  surprises  de  guerre.  Ce  qui  semble  justifier  celte  hypo¬ 
thèse  est  la  conservation  persistante  de.  l’hôtel  prévôtal  au  milieu 
des  ruines. 

Ces  derniers  sinistres  avaient  lieu  alors  que  Doucigny  était  en  la 
possession  de  la  famille  de  Roubcrs,  laquelle,  si  elle  a  entretenu  l’hôtel 
du  fief,  n’a  rien  fait  pour  réparer  les  tours  elles  murailles  de  la 
citadelle;  elle  ne  le  pouvait  sans  doute  pas,  surtout  après  l’édit  de 
Richelieu  de  1028,  qui  avait  prescrit  la  destruction  des  forteresses 
épargnées  par  les  guerres  des  rivalités  étrangères,  religieuses  ou 
féodales.  L’abandon  fut  tel  que  les  pierres,  tombant  une  à  une,  s’accu¬ 
mulèrent  au  pied  des  murs,  en  se  couvrant  de  ronces,  de  lierre  et  de 
broussailles.  L’hôtel  même  du  fief,  délaissé  par  ses  maîtres,  ne  fut  plus 
habité  que  par  de  petits  cultivateurs  ou  bûcherons,  avec  leurs  animaux, 
leurs  grains  et  leurs  fourages;  le  vaste  étang,  où  se  réfléchissaient  les 
têtes  des  grands  arbres  de  la  forêt,  fut  desséché  et  les  fossés  furent 
comblés.  B°“  CARRA  de  VAUX. 


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DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ  DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE.  53 


DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 

DE  LA 


HARANGUE  HISTORIQUE. 


Celle  année,  dans  noire  séance  publique,  noire  cher  et  honoré  Pré¬ 
sident1,  avec  la  hauteur  de  vues  et  l’autorité  de  paroles  qui  le  carac¬ 
térisent,  nous  entretenait  du  premier  devoir  de  l’historien,  de  ce  qu’il 
appelle  justement  «  la  colonne  de  l’histoire  »,  de  la  Véracité.  11  nous 
montrait  ensuite,  par  de  courtes  excursions  dans  l’histoire  d’Elisabeth 
et  dans  celle  de  Marie  Stuart,  quelles  difficultés  rcnconlrç  la  poursuite 
de  la  vérité,  quel  temps  et  quelle  peine  exige  parfois  la  possession  d’un 
bien  si  précieux.  —  C’est  pourquoi,  à  toutes  les  époques  on  s’est  trop 
facilement  contenté  des  preuves  de  seconde  main,  souvent  même  de 
documents  apocryphes.  —  Si  donc  nous  doutons  de  faits  relativement 
modernes,  comment  faut-il  accueillir  les  historiens  anciens,  surtout 
quand  ils  font  parler  les  personnages  dont  ils  racontent  l’histoire?  En 
d’autres  termes,  quel  est  le  rôle  et  quel  est  le  degré  d’authenticité  de 
la  harangue  historique,  dans  les  écrivains,  tant  anciens  que  modernes? 

1. 

L’histoire  n’a  d’abord  été  qu’une  forme  de  la  poésie  :  les  lorjographes 
de  la  Grèce  sont  les  continuateurs  d’Homère,  dans  un  autre  genre  ;  et 
c’est  avec  raison  que  les  Mtises  d’Hérodote  sont  parfois  qualifiées  de 
poèmes.  Cela  prouve  que,  primitivement,  écrire  l’histoire,  ce  n’était  pas 
seulement  raconter  les  faits  ;  c’élail  encore  les  animer,  les  replacer 
dans  leur  milieu,  les  reproduire  en  quelque  sorle  aux  yeux  du  lecteur, 
tels  qu’ils  ont  dû  se  passer. 

(1)  M.  Wicsener,  professeur  honoraire  de  l’Université. 


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54 


DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 


Les  éléments  essentiels  de  la  vie  humaine  étant  la  parole  et  l’action, 
les  premiers  monuments  historiques  offrent  des  dialogues  et  des 
discours,  mêlés  aux  faits  qu’ils  racontent.  Témoin  Hérodote,  le  plus 
poétique  des  historiens  grecs,  probablement  parce  qu’il  est  un  des 
premiers,  et  que  la  postérité  a  eu  raison  de  surnommer  «  le  père  de 
l'histoire.  »  Peintre  excellent,  nul  ne  sait  mieux  donner  la  vie  à  un 
tableau,  mettre  en  scène  des  personnages  et  nous  faire  entendre  leurs 
conversations.  Ses  fréquents  dialogues  contribuent  particulièrement, 
en  dépit  du  jugement  de  Voltaire,  à  lui  donner  ce  caractère  de  véra¬ 
cité  que  nous  demandons,  et  répandent  sur  ses  récits  un  air  de 
naïveté  primitive,  qui  en  fait  le  plus  grand  charme. 

La  harangue  proprement  dite,  plus  rare  que  le  dialogue  chez  Héro¬ 
dote,  remplace  en  général  celui-ci  dans  les  écrivains  postérieurs.  La 
raison  en  est,  ce  nous  semble,  que  l’éloquence  politique,  prenant  de 
jour  en  jour  plus  d’importance  dans  la  vie  des  Grecs,  le  discours 
devient  presque  une  nécessité  dans  les  récits  historiques,  tels  que  les 
entendait  ce  peuple  éminemment  artiste.  Puisque  l’historien  ne  devait 
pas  seulement  raconter  les  faits,  mais  encore  les  représenter,  les 
peindre  avec  art  et  vérité,  il  lui  fallut  donner  au  moins  le  sens  exact 
des  paroles  prononcées  ;  et,  comme  l’écrivain  était  lui-même  presque 
toujours  un  homme  politique,  un  philosophe  ou  un  guerrier,  quand 
il  n’était  pas  le  tout  à  la  fois;  qu’il  avait  (cela  s’est  vu)  joué  un  rôle 
dans  les  événements,  il  a  souvent  mêlé  aux  arguments  des  orateurs 
scs  opinions  et  ses  réflexions  personnelles,  que  la  narration  courante 
évitait  de  laisser  paraître.  C’est  dans  les  discours  qu’il  montre  les  effets 
et  les  causes,  qu’il  initie  aux  situations  respectives.  Pour  que  l’intérêt 
soit  concentré  sur  un  seul  point,  et,  par  suite,  plus  vif,  c’est  dans  les 
paroles  d’un  seul  personnage  qu’il  réunit  et  résume  l’ensemble  des 
opinions.  Chez  Thucydide,  c’est  Cléon,  Nicias,  Alcibiade,  ou 
Périclès  ;  pour  Homère,  c’était  Agamemnon,  Achille,  Nestor,  Andro- 
maque  ou  Priam.  Le  poète,  ainsi  que  l’historien,  qui  en  est  presque 
le  continuateur  et  l’émule,  nous  font  mieux  connaître  ces  différents 
personnages  par  les  paroles  qu’ils  leur  prêtent,  et  qui  sont  nées  des 
situations,  que  si  leurs  propres  paroles  eussent  été  fidèlement  repro¬ 
duites.  Où  ces  héros  agissaient  de  tout  leur  cœur,  mais  simplement 
et  pour  la  seule  réussite  de  leurs  entreprises,  l’historien,  reprenant 


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DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE. 

les  faits  à  distance,  avec  la  double  intention  de  les  transmettre  et  de 
les  peindre,  les  entoure  de  toutes  les  circonstances  de  temps  et  de 
lieux,  les  place  dans  leur  véritable  jour  et  leur  donne  une  certaine 
couleur  locale,  qui  leur  fait  gagner  en  séduction  ce  qu’ils  perdent  du 
côté  de  la  vérité. 

Comme  Thucydide,  dans  ses  harangues,  caractérisait  une  situation, 
se  faisait,  pour  ainsi  dire,  l’écho  de  l’opinion  publique,  il  s’y  révèle, 
mieux  qu'ailleurs,  avec  ses  qualités  et  ses  défauts  d'écrivain  :  il  s’y 
montre  vigoureux  jusqu’à  la  raideur,  concis  jusqu’à  l’obscurité,  profond 
jusqu’à  l’impénétrabilité  ;  aussi,  doit-on  voir  deux  Thucydides  dans 
Y  Histoire  de  la  guerre  du  Péloponnèse  :  l’orateur  et  l’historien  ;  l’orateur 
exact  et  véridique  pour  le  fond  des  idées,  mais  interprète  judicieux 
et  indépendant  des  effets  et  de  leurs  causes,  des  sentiments  et  des 
opinions  ;  l’historien  sincère,  facile  et  élégant  des  hauts  faits  de  sa 
patrie,  auxquels  il  a  pris  une  si  grande  part. 

Tel  nous  semble  être  le  rôle  des  harangues  disséminées  dans  Thu¬ 
cydide,  et  ce  rôle  implique  le  degré  d’authenticité  qu’il  convient  de 
leur  attribuer. 

Si  le  viuc  livre  n’en  contient  presque  aucune,  ce  n’est  pas  que  l’auteur 
ait  voulu  changer  de  manière  ;  mais  tout  autres  étaient  les  conditions 
où  il  se  trouvait  :  les  événements  se  pressant  après  le  désastre  de 
Sicile,  il  n’aurait  pu,  sans  manquer  de  proportions,  joindre  ses  ha¬ 
rangues  habituelles  aux  faits  si  multiples  et  si  variés,  qui  accaparaient 
toute  son  attention,  et  qui  suffisaient  pour  tenir  en  haleine  l’esprit  du 
lecteur. 

On  le  voit  déjà,  l’histoire,  comme  tout  ce  que  faisaient  les  Grecs, 
constituait  une  œuvre  d’art  avant  tout,  et  l’historien  songeait  d’abord 
à  ne  pas  enfreindre  les  règles  d’une  composition  artistique.  Sans 
doute,  il  cherchait  à  posséder  des  documents  authentiques, à  retrouver, 
jusqu’à  un  certain  point,  les  termes  mêmes  des  orateurs  qu’il  intro¬ 
duisait,  pour  les  adapter  à  son  récit  et  les  encadrer  dans  sa  narration  ; 
mais  l’original  était-il  trop  long,  il  le  résumait;  trop  court,  il  le  déve¬ 
loppait  :  il  allait  jusqu’à  en  altérer  le  ton,  en  modifier  le  sens,  à  se 
substituer,  avons-nous  dit,  à  l’orateur,  pour  que  sa  composition  ne 
manquât  ni  d’unité  ni  de  convenances.  Si  la  vérité  en  subissait  quelque 
atteinte,  le  beau  y  trouvait  son  compte,  et  pour  un  grec  c’était  l’important. 


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56 


DU  ROLE  ET  DE  L'AUTHENTICITÉ 

Ainsi,  il  est  bien  certain  que  Périelès,  après  l’expédition  de  Méga¬ 
ride  que  lui-même  avait  conduite,  prononça  l’éloge  funèbre  des 
guerriers,  victimes  de  leur  dévouement  à  la  patrie,  cl  dont  il  avait  pu 
admirer  le  courage  et  l’intrépidité.  Mais  est-il  admissible  qu’il  ait,  pour 
un  si  petit  nombre  d’hommes  et  dans  une  circonstance  si  peu  impor¬ 
tante,  prononcé  un  discours  d’une  pareil  longueur,  d’une  telle  éléva¬ 
tion  d’idées;  qu’il  ait,  en  un  mot,  quelque  orateur  qu’il  fût,  écrit 
un  morceau  d’une  éloquence  aussi  sublime,  des  pages  si  profondes  et 
si  laborieusement  étudiées?  —  J’inclinerais  à  croire,  avec  Denvs 
d’IIalicarnasse,  que  les  paroles  rapportées  par  Aristote  ( Rhétorique , 
liv.  i,  chap.  vit),  sont  plus  près  de  la  vérité  historique  ;  mais  Thucy¬ 
dide,  qui  n’a  rien  négligé  pour  laisser  un  monument  impérissable  de 
cette  lutte  d’Athènes  contre  Lacédémone,  a  mis  sur  le  compte  de 
Périelès,  le  héros  de  ces  premières  années  de  la  guerre,  dont  personne 
d’ailleurs  ne  contestait  l'éloquence,  un  modèle  d’oraison  funèbre,  tel 
que  l’entendait  l’art  grec.  Si  ce  morceau  vise  à  la  pompe,  affecte  un 
éclat  mal  proportionné  avec  le  sujet,  il  ne  fait  pas  disparate  avec  le 
récit  historique,  puisqu’il  contient  les  réflexions  les  plus  élevées  sur 
le  courage,  le  patriotisme,  la  destinée  humaine  et  la  morale  ;  on  peut 
même  dire  qu’il  termine  aiTislemenl  l’hisloire  de  celte  campagne.  Pour 
l’apprécier  à  sa  juste  valeur,  peut-être  convient-il  de  ne  pas  perdre 
de  vue  ces  paroles  de  Mme  de  Staël  :  «  La  Grèce,  et,  dans  la  Grèce, 
«  l’Atlique,  était  un  petit  pays  civilisé  au  milieu  du  monde  encore 
«  barbare.  Les  Grecs  étaient  peu  nombreux,  mais  l’Univers  les  regnr- 
«  dait.  Ils  réunissaient  les  avantages  des  petits  Etals  et  des  grands 
«  théâtres  :  ce  qu’ils  disaient  entre  eux  retentissait  dans  le  monde.» 
Aussi,  cherchaient-ils  à  le  bien  dire. 

L’oraison  funèbre  roule  sur  un  fonds  d’idées  commun,  que  l’historien 
ou  l’orateur  exploite  à  son  gré  et  selon  le  but  qu’il  se  propose.  Périelès 
a  exprimé  à  sa  manière  ces  idées  générales  et  nécessaires  ;  Thucydide, 
les  reprenant  ensuite,  en  a  fait  la  magnifique  amplification  oratoire 
que  nous  connaissons  ;  mais  le  discours  est  authentique  seulement 
pour  le  fond,  et  non  dans  la  forme.  L’auteur,  du  reste,  le  donne  à 
entendre,  puisqu’il  dit  en  commençant:  nst*),?*  ëir/s  roiifo,  en  non  rA, 
qui  impliquerait  des  paroles  textuelles.  Nous  croyons  cependant  l’ad¬ 
jectif  Toii5*  encore  trop  loin  de  la  vérité. 


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DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE.  S7 

Les  lettres  grecques  nous  ont  conservé  quatre  autres  éloges  collectifs 
de  guerriers  morts  en  défendant  la  pairie  :  celui  du  Ménexène  de 
Platon,  celui  d’Ilypérides  sur  Léosthènes  et  scs  compagnons  d’armes, 
qui  perdirent  la  vie  dans  la  guerre  lamiaque,  celui  de  Lysias,  et  un 
autre  attribué  à  Démosthène,  sur  les  Athéniens  morts  à  Chéronéc.  De 
tous  on  peut  dire  à  peu  près  ce  que  nous  venons  d'avancer  sur  le 
discours  de  Périclcs  :  ce  sont  de  beaux  ornements  historiques,  ce  n’est 
pas  de  la  véritable  histoire,  encore  moins  de  l’histoire  véritable. 

De  même  chez  les  Romains,  lorsque  Cicéron,  dans  la  xiv*  Ph Hip¬ 
pique,  fait  l’éloge  des  soldats  de  la  légion  de  Mars,  morts  en  combat¬ 
tant  contre  Antoine,  l’orateur  a  moins  en  vue  d’immortaliser  ces 
héros  par  un  discours  officiel,  dont  le  texte  passera  de  bouche  en 
bouche  et  de  génération  en  génération  jusqu'à  la  plus  lointaine  posté¬ 
rité,  que  de  développer  avec  éloquence  de  nouveaux  arguments  sur 
un  fonds  commun  de  vérités  contre  Antoine,  qu’il  poursuit  de  toutes 
les  manières.  C’est  là  encore  une  belle  page  oratoire,  mais  c’est  loin 
d’être  un  discours  véridique. 


II. 

La  parole  n’est  pas  donnée  à  l’homme  seulement  sous  forme  de 
dialogue  ou  de  discours  direct  ;  on  trouve  encore  ce  qu’on  est  convenu 
d'appeler  des  discours  indirects  ;  c’est-à-dire  des  pages  où  l’écrivain 
rapporte  indirectement  les  paroles  de  quelqu’un.  —  Xénophon,  le 
continuateur  de  Thucydide,  a  particuliérement  recours  à  ce  moyen  de 
faire  parler  ses  héros.  Si,  comme  son  devancier,  il  leur  prêle  parfois 
ses  sentiments,  il  le  fait,  ce  semble,  avec  plus  de  discrétion  et  tient 
moins  de  compte  de  l’enchaînement  des  effets  et  des  causes.  Ne  serait- 
ce  pas  là  une  raison  pour  qu’il  fût  plus  près  de  la  vérité?  11  est  à 
supposer  qu’on  s’éloigne  moins  des  paroles  prononcées,  quand  on  les 
rapporte  indirectement,  sans  aucun  appareil  oratoire,  que  lorsqu’on 
fait,  en  quelque  façon,  monter  l’orateur  à  la  tribune,  que  l'on  refait 
son  discours  selon  les  préceptes  d’une  rhétorique  savante,  dans  un  but 
déterminé,  qui  n’est  pas  toujours  celui  que  se  proposait  le  personnage 
en  question.  Les  historiens  de  la  Grèce  avaient  les  coudées  franches 
pour  se  mouvoir  dans  de  pareils  exercices,  et  devaient  se  montrer 


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DU  ROLE  ET  DE  L'AUTHENTICITÉ 
d’autant  moins  scrupuleux  sur  l’authenticité  de  leurs  discours,  que  les 
rhéteurs  exerçaient  une  profession  très  estimée  et  fort  importante.  On 
les  voit  composer  des  discours  pour  les  accusés,  pour  les  plaideurs, 
pour  les  généraux,  et  il  fallait  avoir  la  grandeur  d’âme  de  Soerale 
pour  refuser  l’apologie  toute  faite  que  lui  apporte  Lysias.  Quoi  d’élon- 
nant  que  les  historiens  aient  cédé  à  l’usage  dans  une  société  où  l’art 
confinait  au  mensonge,  où  le  plagiai  était  d’institution  publique,  où 
les  déclamations  d’école  passaient  sans  peine  pour  des  documents 
officiels  ?  C’est  donc  avec  une  certaine  défiance  que  nous  lirons  les 
discours  directs,  et  nous  serons  moins  circonspects  à  l'égard  des 
paroles  rapportées  dans  le  style  indirect. 

Cette  manière  d’écrire  l’histoire,  que  les  anciens  pratiquaient,  a  été 
encore  exagérée  par  Polybc,  qui  substitue  le  mot  Pragmatie  au  titre 
Histoire,  tant  il  se  propose  d’instruire  par  une  attentive  analyse  des  ! 
faits,  de  leurs  causes  et  de  leurs  conséquences  !  Celle  méthode  pragma -  j 

tique e si  bien  celle  que  nons  avons  reconnue  dans  l’œuvre  de  Thucydide, 
où  l’explication  des  faits  prend  place,  sous  forme  de  discours,  à  côté 
du  récit,  et  va  parfois  jusqu’à  le  dominer. 

En  ce  qui  concerne  les  Grecs,  notre  conclusion  sera  :  rôle  très  im¬ 
portant  de  la  harangue  historique,  qui  devient  même  une  des  conditions 
nécessaires  du  genre  ;  fonds  de  vérité  incontestable,  mais  grande  liberté 
prise  par  l’historien  dans  la  forme,  qui  varie  selon  les  temps,  les  per¬ 
sonnes  et  les  sujets.  Derrière  l’orateur,  c’est  souvent  l’écrivain  qui 
s’abrite  pour  émettre  ses  opinions  personnelles  ou  ses  réflexions  sur 
les  faits  qu’il  raconte  ;  on  ne  doit  donc  attribuer  à  ces  harangues  qu’une 
authenticité  restreinte,  et  sur  laquelle  il  est  bon  de  s’entendre. 

111. 

A  Rome,  les  choses  ne  se  passent  guère  autrement  ;  avec  cette  dif¬ 
férence  que  pour  les  premiers  siècles  de  la  République,  l’écrivain, 
réduit  aux  minces  renseignements  fournis  par  les  Actes  et  les  Annales 
des  Pontifes,  doit,  s’il  veut  rapporter  des  discours,  les  créer  de  toutes 
pièces  sur  des  données  assez  vagues  ;  aussi,  là,  plus  encore  que  chez 
les  Grecs,  de  la  personnalité  de  l’historien  dépend  le  degré  de  confiance 
qu’on  doit  attribuer  aux  harangues  historiques. 


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Si) 


DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE. 

Caton  l’Ancien,  qui  s’est  montré  si  longtemps  l’ennemi  des  Grecs, 
essaya  d’appliquer  à  l’histoire  la  sévérité  de  ses  principes.  —  Dans  ses 
Origines  il  inséra  quelques  uns  de  ses  propres  discours,  entre  autres 
celui  qu’il  prononça  contre  Sergius  Galba  dans  la  cause  des  Lusitaniens 
(Tile-Live,  lib.  49).  Ceux-là  sont  véritablement  authentiques.  Quand  les 
documents  officiels  venaient  à  lui  manquer,  il  se  dispensait  de  faire 
parler  ses  personnages,  ou  résumait  leurs  opinions.  Deux  vieux  écri¬ 
vains,  dédaigneusement  loués  par  Cicéron  dans  le  De  tegibus  (L.  2), 
Anli pater  et  Licinius  Macer,  n’ont  pas  été  aussi  consciencieux  que 
Caton  :  ils  ont,  paraît-il,  jeté  dans  leur  narration  des  harangues 
composées  pour  la  circonstance.  L’imitation  grecque  reprend  définiti¬ 
vement  le  dessus  avec  Lucceius,  si  apprécié  pourtant  dans  une  lettre 
de  Cicéron,  et  avec  Salluste,  qui  tous  deux  joignent  la  pratique  de 
l’éloquence  à  la  rédaction  des  Annales,  avec  quelle  sincérité  ?  C’est  ce 
que  nous  allons  rechercher. 

Les  écrits  de  Salluste  sont  la  transition  entre  la  vieille  littérature 
romaine  et  les  lettres  du  brillant  siècle  d’Auguste.  Cet  historien  garde 
une  certaine  indépendance,  car  il  a  reçu  cette  mâle  éducation  des 
temps  anciens  cl  il  n’a  traversé,  ni  les  désordres  du  second  triumvirat, 
ni  l’âge  despotique  d’Auguste,  qui  «  pacifia  l’éloquence,  comme  tout 
le  reste.  »  D’un  autre  côté,  il  éprouve  souvent  le  besoin  de  déployer 
ses  grandes  qualités  d’écrivain  et  de  se  substituer  à  la  vériLible  élo¬ 
quence  de  la  Curie  ou  du  Forum.  Quand  h  journal  de  Rome,  nous 
apprend  M.  Egger  ( Historiens  anciens  sous  Auguste),  lui  donnait  l'ana¬ 
lyse  des  harangues  d’un  tribun,  quand  les  Actes  du  sénat  lui  offraient, 
au  moins  en  substance,  des  plaidoyers  facilement  recueillis  par  les 
tachygraphes,  comme  on  le  voit  dans  Catilina  (44),  il  recompose  ces 
discours,  en  tout  ou  en  partie.  Cite-t-il  une  lettre  de  Lentulus  à  Cati¬ 
lina,  il  faut  qu’il  embellisse  d’une  période  à  sa  façon  ce  document 
quasi  officiel.  —  Ailleurs,  dans  l’histoire  de  la  Guerre  de  Jugurlha,  il 
semble  mieux  comprendre  les  devoirs  de  l’historien  :  «  Comme  l'élo- 
«  quence  du  tribun  Memmius,  dit-il  au  ch.  30,  était  célèbre  et  puis- 
«  santé,  j’ai  cru  devoir  transcrire  ici  une  de  ses  nombreuses 
«  harangues.  »  Et  il  emploie  le  verbe  latin  pcrscribere,  qui  était  le 
mot  consacré  pour  les  actes  publics.  Ce  discours,  par  exception,  serait 
donc  un  extrait,  ou  même  une  copie  confmme  de  celui  que  prononça 


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DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 


Memmius,  et  qui  aurait  été  conservé  dans  quelque  dépôt  national  ou 
particulier,  comme  la  torre  do  lombo  à  Lisbonne,  les  galeries  de 
Simancas  à  Madrid,  ou  nos  Archives.  —  Quoiqu’il  en  soit,  la  lecture 
attentive  de  ce  morceau  ne  laisse  subsister  aucun  doute  sur  l’action 
de  l’annaliste  :  il  est  peut-être  plus  authentique  que  les  autres  ;  mais 
il  est  encore  loin  d’être  textuel. 


IV. 

Celui  qui  franchement  en  revint  au  libre  procédé  des  Grecs,  en 
matière  de  discours  historique,  est  Tito-Live. 

Elève  des  Rhéteurs,  il  devait,  dans  la  pratique,  suivre  l’autorité  de 
leur  enseignement.  11  élait  trop  romain,  et,  par  nature,  trop  orateur, 
pour  qu’on  pût,  quoi  qu’il  en  dise,  voir  en  lui  un  historien  véridique. 
Il  nous  voile,  si  l’on  veut,  Fabius  Pictor,  Pison,  Valerius  Anlias,  Li- 
cinius  Macer,  Claudius  Quadrigarius,  Alius  Tuberon,  Rutilius  et  tous 
les  autres  annalistes,  qu’il  a  lus  et  consultés;  mais  il  s’est  presque 
toujours  substitué  à  ses  devanciers,  notamment  dans  scs  discours,  qui 
sont  trop  parfaits  pour  être  vrais. 

Quand  on  éprouve  une  émotion  vive,  des  sentiments  profonds,  les 
mots,  les  cris,  les  larmes  vous  échappent  sans  laisser  le  temps  de 
ranger  les  preuves,  de  choisir  les  expressions,  de  rechercher  les 
images,  ni  de  préparer  les  effets.  Qui  donc  reconnaîtrait  des  femmes 
éplorées,  se  jetant  éperdues  entre  les  combattants,  «  au  milieu  des 
traits  volant  de  toutes  parts  »  ?  Qui  donc  n’oublie  pas  les  Sabines,  pour 
ne  penser  qu’à  Tile-Live,  quand  on  les  entend  «  conjurer  leurs  pères, 
«  leurs  époux,  de  ne  point  verser  le  sang,  sacré  pour  eux,  de  leurs 
«  beaux-pères  et  de  leurs  gendres  ;  de  ne  point  souiller  d’un  parri- 
«  eide  le  fruit  de  leurs  entrailles,  ceux-ci  leurs  fils,  ceux-là  leurs 
»  petits-fils?  »  Ces  antithèses  nettement  marquées,  et  dans  lesquelles 
l’auteur  se  complaît,  révèlent  tout  ce  qu’il  y  a  de  factice  dans  celle 
mise  en  scène.  Allez  au  Louvre,  comparez  le  beau  tableau  de  David, 
et  vous  direz  sans  peine  de  quel  côté  est  le  naturel,  de  quel  côté  la 
vérité. 

De  même,  si  l’on  plaide  dans  une  assemblée  délibérante,  ou  si  l’on 
adresse  des  paroles  émues  à  une  troupe  réunie,  on  se  préoccupe  uni- 


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DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE. 

qucmcnt  de  faire  valoir  ses  raisons  ;  mais  compose-l-on  son  discours 
à  lète  reposée,  dans  le  silence  du  cabinet,  sur  une  situation  imposée 
cl  d'après  des  données  vagues,  alors  on  devient  un  artisan  de  paroles, 
on  fait  du  style.  C’est  ce  qui  arrive  presque  toujours  à  Tile-Livc.  Un 
dernier  exemple  va  nous  le  montrer. 

Annibal  vient  de  franchir  les  Alpes  ;  son  armée  est  réduite  à  vingt- 
six  mille  hommes,  harassés  de  faliguc  et  manquant  de  tout.  Scipion, 
avant  de  le  combattre,  encourage  ses  soldats  et  leur  promet  une  vic¬ 
toire  facile  sur  de  pareils  adversaires.  Les  arguments  sont  puissants, 
ils  sautent  aux  yeux,  quelques  paroles  bien  senties  et  énergiquement 
exprimées  suffisent.  Tite-Livc,  au  contraire,  fait  prononcer  au  général 
romain  un  discours  direct  de  quatre  pages,  avec  exorde,  exposition, 
réfutation,  confirmation  et  péroraison.  Toutes  les  règles  de  la  plus 
minutieuse  rhétorique  ont  été  scrupuleusement  observées.  Le  style 
même  ne  manque  pas  de  recherche.  Qu’on  en  juge  par  cette  peinture  : 
«  Ce  n’est  point  aujourd'hui  la  valeur,  mais  la  nécessité,  qui  fait 
«  accepter  à  l’ennemi  la  bataille  ;  car  le  moyen  de  penser,  quand  son 
«  armée,  intacte  encore,  a  reculé  devant  nous,  qu’après  avoir  perdu, 
«  au  passage  des  Alpes,  les  deux  tiers  de  sa  cavalerie  et  de  son  infan- 
«  terie,  il  ait  trouvé  plus  de  confiance  en  ses  forces  ?  Mais,  direz-vous, 
«  s’ils  sont  en  petit  nombre,  leurs  âmes  et  leurs  corps  sont  doués 
«  d’une  énergie  qu’aucune  force  ne  saurait  vaincre.  Voyez-les  :  ce  sont 
«  des  spectres,  des  ombres  :  épuisés  par  la  faim,  le  froid,  la  saleté  la 
<  plus  hideuse,  froisses,  meurtris  au  milieu  des  pierres  et  des  rochers. 
«  Ajouterai-je  qu’ils  ont  les  articulations  gelées,  les  nerfs  raidis  par 
«  la  neige,  les  membres  paralysés  par  la  glace,  que  leurs  armes  sont 
«brisées,  rompues;  leurs  chevaux  estropiés  et  boiteux?...  »  Ces 
paroles  ne  sont-elles  pas  plutôt  d’un  rhéteur  que  d’un  général  d’armée? 
Car  on  ne  peut  admettre  un  instant  que  ce  soit  là  le  discours  de 
Scipion,  si  tant  est  qu’il  en  ait  prononcé  un  dans  cette  circonstance. 
C’est  si  bien  la  harangue  d’un  rhéteur  que  les  poètes  de  l’âge  suivant, 
refaisant  ce  discours,  ou  tout  autre  d’un  général  à  scs  soldats  dans 
une  situation  analogue,  n’ont  fait  que  reprendre  celui  de  Tite-Live, 
presque  toujours  en  l’affaiblissant.  Comparez,  par  exemple,  Silius 
ltalicus,  Guerres  puniques,  chant  îv,  vers  70  ;  Lucain,  chant  vu,  vers 
369,  quand  il  fait  parler  César  avant  la  bataille  de  Pharsale. 


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DU  KOLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 

Ainsi  donc,  M.  Taine  a  raison  de  voir  dans  Tite-Livc  plulôl  un 
orateur  qu’un  historien.  Son  talent  oratoire  est  si  flexible  qu’il  se  plie 
à  tous  les  sujets.  Tite-Livc  plaide  pour  tous  les  partis  indistinctement, 
plébéiens,  patriciens,  Romains,  Samnites,  Grecs,  Carthaginois,  et  cela, 
sans  peine,  sans  efforts,  tant  ses  idées  prennent  facilement  la  forme 
d’arguments,  tant  son  style  revêt  aisément  les  dehors  oratoires  !  — 
C’est  donc  avec  circonspection  qu’il  faut  le  lire,  surtout  quand  il  rap¬ 
porte  les  paroles  de  quelqu’un. 

César,  dans  la  rédaction  hâtive  de  ses  Commentaires ,  s’oflre  à  nous 
sous  un  autre  point  de  vue  :  il  donne  l’exemple  de  la  plus  grande 
réserve  dans  les  analyses  des  nombreux  discours  qu’il  rapporte. 
Puisqu’il  veut,  comme  il  en  avait  tant  besoin,  «  se  concilier  les  esprits 
par  le  souvenir  de  ses  services  et  fasciner  les  imaginations  par  le  pres¬ 
tige  de  sa  gloire,  »  il  a  intérêt  à  reproduire  presque  textuellement  les 
paroles  de  ses  adversaires,  qui  lui  font  en  général  le  plus  grand 
honneur.  Quant  aux  siennes,  elles  nous  arrivent  sans  intermédiaire. 
Voilà  pourquoi  les  discours  indirects  fourmillent  dans  son  journal 
militaire,  pourquoi  aussi  nous  pourrons  leur  accorder  plus  de  confiance 
qu’aux  harangues  si  étudiées  et  si  parfaites  de  Tite-Live. 

V. 

Tacite  écrit  à  une  époque  où  une  révolution  s’opère  dans  Part  his¬ 
torique  des  Romains.  Certaines  vérités,  jadis  écartées  avec  soin,  com¬ 
mencent  à  se  faire  jour  dans  les  annales  de  l’Empire  ;  une  sorte 
d’impartialité  tend  à  s'établir,  en  même  temps  que  l’impulsion  donnée 
aux  investigations  savantes  par  Vespasien  réduit  à  néant  plusieurs 
vieilles  traditions.  Cette  réaction  se  fait  sentir  dans  la  philosophie  his¬ 
torique  de  Tacite  :  il  est  le  premier  à  jeter  dans  ses  récits  de  ces 
courtes  pensées  incisives,  qui  impriment  comme  au  fer  rouge  la  honte 
au  front  des  tyrans.  Cependant,  la  véracité  de  ses  discours  n’y  gagne 
pas  beaucoup.  Il  n’est  peut-clre  pas  une  seule  de  ses  harangues  qu’il 
n’ait  soigneusement  ornée  de  toutes  les  qualités  de  son  puissant  génie. 
Si  nous  voulons,  en  quelque  sorte,  loucher  du  doigt  la  méthode  de 
Tacite  et  juger  en  connaissance  de  cause  du  degré  d’authenlicitc  de 
ses  discours,  une  circonstance  heureuse  nous  le  permet. 


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DK  LA  HARANGUE  HISTORIQUE. 

En  1528,  on  découvrit  à  Lyon,  gravé  sur  une  des  tables  de  bronze 
que  l’on  conserve  dans  celte  ville,  le  discours  prononcé  par  l’empereur 
Claude,  en  48  ap.  J.-C.  pour  faire  octroyer  le  droit  sénatorial  aux 
Educns.  Ces  deux  tables  ont  été  publiées  et  commentées  par  M.  Zcll, 
en  1833,  dans  un  programme  de  l’Université  de  Fribourg  en  Brisgau  ; 
le  contenu  s’en  trouve  aussi  reproduit  au  T.  vu  de  la  nouvelle  série 
des  mémoires  de  l’Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  avec 
les  corrections  proposées  par  Burnouf  ;  enfin,  on  peut  lire  ce  texte  à 
la  fin  du  Conciones  rhetoricœ  de  M.  Jules  Girard.  Le  discours  de  Claude 
n’est  pas  complet,  mais  les  desiderata  ne  sauraient  en  altérer  le  sens 
ni  la  valeur  littéraire  et  historique. 

Après  avoir  rappelé,  dans  un  style  languissant  et  filandreux,  qu’au- 
trefois  Rome  eut  des  rois  étrangers  et  qu’elle  fut  loin  de  s’en  repentir; 
que,  dégoûtée  de  la  royauté,  elle  remit  le  pouvoir  aux  mains  de  deux 
magistrats  annuels,  créa  un  dictateur  dans  les  situations  difficiles, 
institua  les  tribuns  du  peuple  cl  les  tribuns  militaires  ;  que,  dans  des 
temps  plus  rapprochés,  Tibère  appela  au  sénat  la  llcur  des  colonies 
et  des  municipes,  et  que  c’est  en  Gaule  particulièrement  que  furent 
faites  les  meilleures  recrues,  tant  pour  les  magistratures  civiles  que 
pour  les  fonctions  militaires,  il  arrive  à  sa  conclusion  :  le  droit  pour 
la  Gaule  chevelue  d’avoir  des  représentants  au  sénat  romain. 

Chez  Tacite,  le  sujet  s’agrandit,  et,  par  la  composition  même  du 
discours,  Claude  se  révèle  comme  un  digne  élève  des  rhéteurs  : 
1°  Descendant  des  Claudius,  venu  à  Rome  du  pays  des  Sabins,  il  est 
naturel  qu’il  prenne  la  parole  dans  cette  circonstance  ;  c’est  là  tout 
d’abord  un  argument  tiré  de  la  personne  même  de  l’orateur..  — 
2°  Rome  a  reçu  dans  son  sein  de  nombreux  étrangers  ;  elle  les  a  mémo 
élevés  aux  premières  dignités,  et  s’en  est  bien  trouvée.  Des  longues 
énumérations  de  Claude  rapprochons  les  phrases  nerveuses  de  Tacite  : 
c  Je  ne  puis  ignorer  qu’Albe  nous  a  donné  les  Jules,  Camérie  les 
«  Coruncanius,  Tusculum  les  Porcius,  et,  sans  remonter  si  haut,  que 
«  l’Elrurie,  la  Lucanie,  l’Italie  entière  ont  fourni  des  sénateurs.  »  — 
3°  Les  Gaulois  ont  été  ennemis  de  Rome  ;  mais  ils  ne  sont  pas  les 
seuls  en  ce  cas.  Voilà  l’objection  ;  et  l’orateur  ajoute  :  «  De  toutes  nos 
c  guerres  aucune  ne  fut  plus  promptement  terminée  que  celle  des 
«  Gaulois, et  rien  n’a  depuis  altéré  la  paix.»  —4°  Qu’importe,  dit-il  pour 


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DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 


conclure,  que  ce  soit  une  nouveauté  ;  ce  ne  sera  pas  la  première,  et 
le  temps  la  sanctionnera,  comme  les  autres. 

Tel  est  ce  discours,  écrit  avec  la  force,  la  couleur,  la  concision  de 
Tacite,  «  qui  abrège  tout,  parce  qu’il  voit  tout,  »  nous  dit  Montes¬ 
quieu.  Si  l’on  compare  maintenant  les  deux  harangues,  on  en  voit 
clairement  les  points  communs,  et  il  est  facile  de  faire  la  part  de  l’art, 
du  talent  cl  de  la  supériorité  de  l’historien  sur  le  politique  ;  mais  là 
encore,  toutes  ces  qualités  ne  s’obtiennent  qu’au  détriment  de  la  vérité 
historique. 

Nous  sommes  donc  autorisé  à  conclure  que  généralement  les  discours 
rapportés  par  les  historiens  de  l’antiquité  roulent  sur  un  fond  vrai  ; 
mais  que,  dans  la  forme,  ils  ne  sont  que  des  variations  plus  ou  moins 
habiles,  où  toutes  les  ressources  d'une  rhétorique  savante  sont  mises 
en  œuvre.  Habitués  que  nous  sommes  à  suivre  une  règle  plus  sévère, 
nous  cherchons  avec  une  curiosité  peut-être  un  peu  maligne  des 
erreurs  et  des  invraisemblances,  et  nous  constatons  avec  peine,  jusque 
dans  la  finesse  de  la  composition,  des  souvenirs  de  l’école  et  des 
traces  de  l’esprit  sophistique. 


VI. 

Tout  naturellement,  dans  les  temps  modernes,  le  goût  des  harangues 
historiques  a  été  s’affaiblissant.  Quelque  sensible  qu’on  puisse  cire 
aux  bcauléà  des  discours  des  historiens  anciens,  on  s’est  trop  habitué 
à  subordonner  dans  l’histoire  la  question  d’art  à  celle  do  l'exactitude, 
pour  songer  à  y  faire  entrer  des  hors-d’œuvre  oratoires,  comme  on 
met  des  épisodes  dans  un  poëme. 

Chez  les  nations  qui  se  sont  formées  au  moyen-âge,  l’histoire  a 
commencé  par  les  chroniques,  sorte  d'annales  selon  l’ordre  des  temps. 
Nées  du  besoin  de  conserver,  dans  un  cercle  restreint,  le  souvenir  des 
faits  dignes  de  mémoire,  elles  ont,  à  l’exception  de  YHistoria  Fran- 
corum  de  Grégoire  de  Tours,  notre  Hérodote,  été  rédigées  par  des 
hommes  qui  n’avaient  ni  les  loisirs,  ni  la  largeur  d’idées  que  sup¬ 
posent  des  compositions  philosophiques  et  savantes  :  elles  sont  comme 
l’enfance  et  l’apprentissage  de  l’art  historique,  et  les  personnages 
qu’elles  produisent  ne  sauraient  mériter  toute  notre  confiance. 


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65 


DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE. 

Pour  la  France,  l’idéal  du  genre  semble  être  la  chronique  de  Saint 
Denis.  Malheureusement,  celle  vaste  composition  reprend  notre  his¬ 
toire  de  trop  haut,  se  jette  dans  la  fantaisie,  et,  si  elle  contient  nombre 
de  textes  originaux,  provenant  du  trésor  de  la  célèbre  abbaye,  elle  les 
a  trop  souvent  entremêlés  de  compilations  et  de  rhapsodies,  dénuées 
de  tout  caractère  authentique.  Villehardoin,  malgré  son  titre,  est  le 
dernier  des  chroniqueurs  français  ;  tandis  que  Froi&sart,  en  dépit  du 
sien,  est  le  premier  de  nos  historiens  :  ses  héros  vivent,  parlent  et 
agissent  dans  tous  ses  récits.  Cependant,  il  a  bien  de  la  peine  à  se 
dégager  de  l’imitation  des  anciens.  En  Angleterre,  tout  en  laissant  de 
côté  la  chronique  apocryphe  d’Ingulphus,  on  a  celles  des  Guillaume 
de  Poitiers  et  de  Florence  de  Worcester;  mais,  pour  être  souvent  vé¬ 
ridiques,  elles  exigent  encore  un  sérieux  contrôle.  En  Italie,  le  chro¬ 
niqueur  Malaspini,  et  surtout  les  trois  Villani  balbutient,  pour  ainsi 
dire,  des  récits  enfantins,  dans  lesquels  la  prose  italienne  s’essaie  pour 
les  grandes  compositions  du  xvi”  siècle.  En  Espagne,  les  chroniques 
sont  chevaleresques,  comme  l’esprit  de  la  nation  ;  il  convient  donc  d’y 
faire  la  part  d’une  imagination  trop  ardente.  Le  Portugal,  parvenu 
plus  tard  au  rang  de  nation,  nous  offre  tout  de  suite  des  chroniques 
dignes  d’intérêt  et  de  confiance.  Fernan  Lopes,  Ruy  de  Pina  et  Azurara 
se  recommandent  par  des  peintures  vraies,  d’agréables  descriptions 
et  une  fidèle  représentation  de  la  société  du  temps.  Les  personnages  y 
tiennent  un  langage  qui,  vu  la  proximité  des  faits  et  les  moyens  d’in¬ 
formation,  doit  être  très  près  de  la  vérité. 

L’Histoire  ne  date  réellement  que  du  xvtc  siècle.  Tandis  que  Paul 
Jove,  Guichardin  et  Machiavel  se  montrent,  en  Italie,  les  maîtres  de 
la  savante  imitation  de  l’antiquité,  avec  un  degré  plus  élevé  d'authen¬ 
ticité  pour  les  harangues  qu’ils  insèrent  dans  leurs  compositions, 
l’Espagne  se  fait  remarquer  par  les  travaux  historiques  de  Herera, 
l’historiographe  sérieux  des  Indes  et  de  la  Castille,  par  les  traités  po¬ 
litiques  de  Mariana,  qui,  selon  Tiknor,  «  donne  un  air  de  sincérité  à 
ses  récits  par  sa  foi  complaisante  aux  vieilles  chroniques.  » 

De  son  côté,  le  Portugal  s’affirme  mieux  encore,  dans  cet  âge  d’or 
de  sa  littérature.  Pour  ne  parler  ni  de  Duarte  Galvan,  ni  de  Lopes  de 
Caslanheda,  de  Diogo  do  Conlo,  d’Osorio,  de  Magalhaès  et  de  Garcia 
de  Resende,  nous  mentionnerons  seulement  les  décades  de  Jean  de 

JANVIER-FÉVRIER  1888.  5 


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DU  ROLE  ET  DE  L’AUTHENTICITÉ 
Barros,  l'imitateur  de  Tile-Live,  avec  celle  différence  que,  placé  aux 
sources  mêmes  de  l’histoire  qu’il  raconte,  il  a  pu  puiser  largement 
dans  les  documents  officiels.  Cependant  l’influence  de  l’antiquité  est  si 
forte  qu’il  vise  à  l’éloquence,  comme  son  modèle,  et  qu’il  ne  craint 
pas  de  faire  parler  longuement  scs  personnages.  Voyez  plutôt  le 
discours  que  Vasco  de  Gama  prononce  devant  le  Samorin  de  Calicut. 
Ces  interminables  harangues,  quoique  moins  apocryphes  que  celles 
des  historiens  de  Rome  et  d’Athcnes,  nous  choquent  encore,  parce  que, 
déjà  au  temps  de  Barros,  l’historien  se  dégage  de  rhisloriographe;  il 
n'inscrit  pas  seulement  les  faits  dans  leur  ordre  chronologique,  il  les 
éclaire  l’un  par  l’autre,  il  les  juge  et  les  apprécie  en  son  nom,  sans 
avoir  besoin,  comme  autrefois,  de  mettre  ses  propres  réflexions  dans 
la  bouche  de  telle  ou  telle  personne.  De  là  souvent  un  double  emploi 
dans  les  harangues  des  historiens  modernes.  Ce  reproche,  on  peut 
encore  le  faire  à  la  Vie  de  Jean  de  Castro,  écrite  au  xvne  siècle  par 
lacinlho  Freire  de  Andrade.  Bien  que  sa  narration  soit  émaillée  de 
traits,  que  notre  Corneille  a  popularisés  parmi  nous,  qu’elle  révèle 
beaucoup  de  jugement  et  un  grand  esprit  d’observation,  il  a  répandu 
dans  son  récit  des  discours  soit  directs,  soit  indirects,  qui  rappellent 
trop  ceux  de  Thucydide,  de  César,  de  Tile-Live  et  de  Salluste,  sans 
avoir  pour  eux  l’excuse  des  modèles  grecs  et  latins. 

C’est  ce  qui  s’est  produit,  aussi  en  France,  à  la  même  époque; 
car  on  ne  peut  s’empêcher  de  comparer  au  langage  de  Tullus  Ilostilius 
dans  Tite-Livc  les  solennelles  paroles  des  nobles  de  Childéric  dans 
Mézeray  [Hist.  de  France,  T.  i,  ch.  21  et  22).  Bossuet,  simplement 
orateur  dans  son  Discours  sur  l’histoire  universelle,  n’est  historien  que 
dans  les  Variations  ;  Voltaire,  biographe  dans  Charles  XII  et  panégy¬ 
riste  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  fait  pressenlir  l’historien  seulement 
dans  Y  Essai  sur  les  mœurs  ;  car,  si  dans  cet  ouvrage  il  est  plus  véri¬ 
dique,  il  y  laisse  souvent  percer  une  révoltante  partialité  dans  ses 
jugements  :  c’est  un  moine  laïque,  qui  prêche  pour  son  couvent. 

Pour  la  sincérité  rigoureuse  et  le  renoncement  à  la  composition 
artificielle,  l’Angleterre  a  devancé  la  France.  Au  xvme  siècle,  nous  y 
trouvons  Robertson,  chez  qui,  à  défaut  de  patientes  recherches,  on 
doit  louer  l’impartialité,  l’animation  et  une  chaleureuse  éloquence; 
Hume,  bibliothécaire  de  l’ordre  des  avocats,  qui  dut  profiler  de  ses 


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DE  LA  HARANGUE  HISTORIQUE.  Û7 

ressources  bibliographiques  pour  donner  plus  de  vérité  à  ses  récits  ; 
Gibbon,  qui  tâcha  de  compenser,  à  forced’imaginalion,  d’élégance  et 
de  profondeur  ce  que  l’ancienneté  de  son  sujet  et  l’absence  de  docu¬ 
ments  devaient  lui  faire  perdre  en  crédit. 

L’Histoire  ne  s’est  épanouie  dans  toute  sa  sincérité,  sa  grandeur  et 
sa  noblesse  qu’avec  le  xixc  siècle.  Alors  seulement  elle  remplit  tontes 
les  conditions  du  genre.  L’historien  fait-il  parler  un  héros,  c’est  d’après 
les  pièces  diplomatiques  ou  les  colonnes  du  Moniteur  ;  raconte-t-il  les 
événements,  même  anciens,  il  a  maintenant  à  sa  disposition  tous  les 
accessoires  :  archéologie,  paléographie,  numismatique,  géographie, 
ethnologie,  linguistique,  qui  lui  permettent  de  rendre  au  passé  la  vie, 
la  couleur  et  le  mouvement  ;  juge-t-il  les  faits,  c’est  avec  la  science 
multiple  d’un  homme  d’Élat,  d’un  stralégiste,  d’un  érudit  et  d’un  phi¬ 
losophe.  Alors,  il  s’appelle,  en  Angleterre,  Hallam,  Macaulay,  Carlyle 
et  Froude  ;  en  Allemagne,  Droysen,  Gcrvinus,  Ranke,  Mommsen  ;  en 
France,  Thierry,  Guizot,  de  Baranle,  Michaud,  Poujoulat,  Michelet, 
Thiers,  Mignot,  Henri  Martin  ;  et  les  faits  accomplis,  ainsi  que  les 
paroles  prononcées,  parviennent  au  lecteur  dans  toute  leur  vie  et  avec 
toute  leur  réalité. 


A.  LOISEAU. 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


ARTICLES  D'HISTOIRE 


Publiés  dans  les  Revues  françaises. 


En  rendant  compte  à  la  Société  des  Eludes  historiques  des  Articles 
d'histoii'e  publiés  dans  les  Revues ,  nous  pensons  montrer  le  mouvement 
de  cette  science  dans  sa  manifestation  la  plus  apparente.  Ce  sont  les 
Revues,  en  effet,  qui  donnent  au  public  l’idée  la  plus  présente  de  l’état 
général  de  la  science.  Les  livres,  qui  se  lisent  plus  à  loisir,  et  les  travaux 
particuliers  d  érudition  publiés  dans  des  journaux  ou  des  fascicules 
s’adressant  à  un  nombre  restreint  de  lecteurs,  répondent  à  d’autres 
besoins  de  l’esprit.  Un  livre  n’est  souvent  que  la  philosophie  d’un  penseur 
isolé,  sans  action  sur  la  marche  actuelle  de  la  science,  et  les  recherches 
érudites,  les  monographies,  sont  les  atomes  inaperçus  d’une  œuvre 
immense,  mais  impossible  à  présenter  dans  son  ensemble,  et  dont  les 
résultats  ne  se  rendent  appréciables  qu’après  plusieurs  années.  Ce  sont 
ces  résultats  immédiats  que  donnent  les  articles  de  Revue.  Aussi  ne 
s’agit-il  ici  que  des  Revues  de  lecture,  et  dans  ces  revues,  des  articles  qui 
n’ont  point  un  objet  trop  inaccessible  aux  lettrés  non  spécialistes.  Aussi 
ne  pourrions-nous,  sans  sortir  du  cadre  et  sans  être  infidèles  à  l’esprit 
qui  nous  a  fait  entreprendre  ce  travail,  y  comprendre  tout  ce  qui  se 
publie  touchant  la  science  historique,  môme  dans  ces  revues  dont  l’éru¬ 
dition  n’est  pas  l’objet  propre.  Si,  parfois,  nous  avons  noté,  au  cours  de 
ces  observations,  des  recherches  érudites  spéciales,  c’est  qu’elles  se  rap¬ 
portaient,  par  quelque  point,  à  une  préoccupation  du  moment,  ou  à  un 
problème  d’histoire  partout  débattu  ;  si  nous  avons  signalé  des  articles 
destinés  ensuite  à  former  un  volume,  c’est  qu’ils  répondaient  à  une 
question  nettement  et  souvent  posée  dans  les  polémiques  contempo¬ 
raines.  Mais  autrement,  nous  ne  mettons  à  contribution,  pour  les  comptes 
rendus,  ni  les  grands  ouvrages  d’histoire  ou  de  philosophie  de  l’histoire,  ni 
les  revues  d’anthropologie,  d’archéologie,  de  numismatique,  ni  même 
celles  qui  ont  un  objet  historique  déterminé.  Le  travailleur  curieux  de 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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cet  objet  saura  bien  où  trouver  les  éléments  de  ces  études  dans  le  recueil 
approprié.  Ainsi  la  Revue  d'histoire  des  religions ,  le  Bulletin  d'histoire  ec¬ 
clésiastique ,  la  Controverse  et  le  Contemporain,  la  Revue  des  Etudes  juives , 
la  Revue  d'histoire  de  la  Révolution ,  offrent  à  leur  public  des  travaux  dont 
il  nous  serait  inutile  de  donner  l'indication.  11  en  est  de  môme  du  recueil 
de  l'Académie  des  Inscriptions  dont  l’érudition  est  l’unique  objet. 
Au  contraire,  nous  relevons  parfois  un  travail  historique  dans  la  Revue 
de  l0 Académie  des  Sciences  mojmles  parce  qu’il  y  est  placé  pour  des 
côtés  philosophiques  ou  politiques  plus  directement  appréciables  à 
la  majorité  des  lecteurs  instruits.  De  môme,  nous  suivons  les  articles 
publiés  dans  le  Journal  des  Savants,  parce  que  la  forme  oratoire  dont  ils 
sont  revêtus  indique  que  l’auteur  n’a  pas  renoncé  à  appeler  l’attention 
générale,  et  a  tendu  surtout  à  vulgariser.  Cependant,  nous  n’en  faisons 
qu’une  mention  sommaire,  parce  que  ce  sont  le  plus  souvent  des  articles 
faits  sur  des  livres  et  qu'il  y  a  peu  d'intérêt  à  relever  des  opinions  sur 
des  opinions  ;  il  suffit  d’indiquer  l'objet  dont  la  préoccupation  a  saisi 
les  savants.  De  môme,  dans  les  revues  d’une  circulation  plus  rapide, 
donnons-nous  moins  de  place  aux  travaux  qui  ne  sont  pas  d’origine. 

Il  suit  de  là  que  la  base  et  le  corps  de  notre  travail  ce  sont  les  articles 
de  première  main  écrits  sur  un  sujet  d’histoire  assez  général  et  qui, 
traitant  la  question  en  elle-même,  ne  paraissent  pas  destinés  à  être 
réunis  en  volume.  On  relève  d’abord  les  travaux  qui  ont  pour  objet 
d’éclaircir  un  point  contesté,  de  mettre  en  lumière  un  personnage  ou 
un  grand  fait;  puis,  la  suite  des  grands  mouvements  de  sociétés  ou 
de  l’esprit  humain  dans  les  assemblées  ;  enfin  l’évolution  générale  de 
l’humanité. 

D’après  ces  principes,  nous  devrions  écarter  de  la  présente  revue  des 
articles,  fort  intéressants  d’ailleurs,  mais  qui  sont  des  parties  de  livres, 
la  plupart  en  cours  de  publication.  Nous  ne  résistons  pas  cependant  au 
plaisir  de  les  mentionner,  parce  qu’ils  répondent  à  des  préoccupations 
du  public.  Ainsi  l'Empire  et  V Eglise  sous  Gallien ,  par  M.  Paul  Allard, 
(Revue  des  Questions  historiques,  janvier),  est  un  fragment  qui  fait  suite 
à  son  histoire  des  persécutions  aux  deux  premiers  siècles.  Tableau  qui 
paraît  fidèle,  appuyé  sur  des  recherches  consciencieuses.  Mais  ce  n’est 
pas  encore  là  que  la  plus  étrange  époque  de  l'humanité,  le  111e  siècle  de 
notre  ère,  trouve  sa  représentation. 

M.  Lavisse  continue  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  15  avril,  les  Etudes 
sur  l'Histoire  d' Allemagne.  C’est  un  travail  considérable  ;  il  s’agit  cette 
fois  de  la  Conquête  de  la  Germanie  par  l’Eglise  romaine ,  qui  est  l’œuvre  de 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


Saint  Boniface.  On  y  retrouve  les  qualités  de  pénétration  à  la  fois  élevée 
et  subtile  qui  avaient  signalé  Y  Histoire  de  l'Eglise  sous  les  Mérovingiens. 
La  comparaison  de  Saint  Boniface  et  de  Luther  nous  paraît  manquer  de 
justesse. 

M.  le  duc  de  Broglie  poursuit  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes ,  15  avril, 
ses  études  diplomatiques  sur  Frédéric  II  et  Marie  Thérèse.  Sans  parler 
de  la  compétence  de  l’auteur  et  de  l’éclat,  de  son  talent,  il  faut  recon¬ 
naître  que  les  jugements  en  sont  dans  le  sens  de  l’opinion  publique 
actuelle:  mais  le  dix-huitième  siècle,  qui  en  fut  témoin,  en  avait  jugé 
tout  autrement. 

Les  éléments  de  diplomatique  pontificale  au  moyen-âge  que  publie 
M.  de  Mas  Latrie  dan£  la  Revue  des  Questions  historiques,  ior  avril,  sont 
également  la  suite  d’un  grand  ouvrage  fort  utile  aux  érudits.  Dans  la 
môme  Revue,  môme  date,  Rome,  le  Directoire  et  Bonaparte ,  par  M.  Lu¬ 
dovic  Sciout,  appartient  à  la  série  d’études  que  le  môme  historien  a 
entreprises  sur  les  rapports  de  la  Cour  de  Rome  avec  le  Directoire  :  ou¬ 
vrage  utile,  plein  de  faits  et  de  textes,  mais  non  sans  déclamation. 

M.  Taine  pense-t-il  aussi  s’être  affranchi  des  préjugés  de  son  temps 
dans  ses  brillants  articles  sur  Napoléon  Bonaparte  ?  Ce  sont  des  parties 
du  v°  volume  en  préparation  des  Origines  contempoi'aines.  11  semble  que, 
malgré  un  appel  fréquent  aux  souvenirs  des  contemporains  de  Bona¬ 
parte,  la  critique  du  xixc  siècle  ne  soit  pas  encore  détachée  de  la  vision 
du  colosse  de  bronze  créée  par  Béranger,  Victor  Hugo,  Quinet  et  Thiers. 
Il  le  construit  trop,  et  il  le  grandit  outre  mesure,  quelque  mal  qu’il  en 
pense  ;  il  nous  semble  que  Michelet,  malgré  la  partialité  de  sa  haine, 
avait  donné  une  note  plus  juste.  C’est  que  Michelet  avait  la  tradition  de 
l’histoire  qu’il  écrivait.  Né  en  1798,  il  avait  entendu  son  père,  son  grand 
père,  apprécier  l’homme  et  ses  actes.  Quand  les  événements  ne  sont 
pas  encore  si  loin,  il  est  plus  sûr  de  se  rappeler  les  discours  de  ceux 
qui  ont  connu,  que  de  faire  des  fouilles. 

M.  le  baron  du  Casse  a  terminé,  dans  la  Revue  historique,  mai-juin 
1887,  la  série  de  ses  articles  sur  la  correspondance  de  Napoléon  ior  et  ses 
lacunes.  Les  lacunes  feraient  déjà  l’intérôt  ;  celles  que  l’auteur  comble 
y  ajoutent.  Le  livre,  s’il  est  réuni,  sera  consulté  avec  fruit. 

C’est  également  un  fragment  d’un  grand  ouvrage  que  la  Question 
d'Orient  en  1839-1841,  par  M.  Thureau  Dangin.  C’est  la  continuation  de 
son  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  L’ouvrage  paraît  destiné  à  durer^ 
comme  bien  documenté.  Il  n’y  faut  pas  chercher  la  description  des 
mœurs,  ni  lu  vie  des  personnages,  ni  le  tableau  de  l’esprit  humain.  C’est 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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une  excellente  histoire  politique.  L’intérêt  documentaire  se  retrouvera 
également  dans  les  Mémoires  d'un  royaliste  de  M.  de  Falloux  et  en  fera 
le  principal  mérite,  car  il  ne  s’agit  môme  plus  ici  de  la  coordination  des 
événements  d’une  époque. 

La  Revue  des  Deux-Mondes  a  publié  en  plusieurs  articles  les  Commen¬ 
cements  (Tune  Conquête  par  M.  Camille  Roussel  ;  il  s’agit  de  l’Algérie,  on 
n’est  pas  trop  déçu  de  ce  qu’on  attendait  de  l’auteur  de  V Histoire  de 
Louvois . 

Il  n’est  pas  sûr,  du  moins  pour  nous,  que  le  travail  de  M.  AJbcrt 
Babeau,  dans  la  Revue  historique,  mai-juin  1887,  un  magistrat  de  province 
sous  Louis  XIV,  Guillaume  de  Chevandon,  de  Troyes,  1647-1727,  fasse 
partie  d’un  de  ses  livres  savants  où  il  restitue  la  vie  privée  de  l’Ancien 
Régime  ;  le  sujet  s’y  rattache  cependant. 

Ce  sont  des  Comptes  rendus,  d’après  des  livres,  que  les  articles  qui 
suivent,  insérés  dans  le  Journal  des  Savants.  Il  faut  se  borner  à  les  énu¬ 
mérer,  afin  de  donner  une  idée  des  questions  traitées.  Les  érudits 
pourront  recourir  aux  livres  mômes  : 

Tels  sont  les  articles  de  MM.  G.  Perrot  :  les  Statues  de  Diane  à  Délos. 
Découvertes  de  M.  Homolle,  A  Maury.  La  tactique  au  xn i°  siècle,  d'après 
Delpech,  Gaston  Paris.  La  vie  des  mots  étudiés  dans  leur  signification , 
d’après  M.  J.  Darmestctcr.  E  Renan:  \J  inscription  de  Mésa ,  d’après  les 
Allemands  et  M.  Clermont-Gaaneau  ;  Dareste  :  Coutumes  contemporaines 
et  lois  primitives,  d’après  M.  Koveleski  ;  H.  Weis  :  les  Cavaliers  athéniens 
d’après  M.  Albert  Martin. 

La  Revue  Politique  et  Littéraire ,  qui  tient  à  s’appeler  Bleue ,  publie  un 
article  de  M.  A.  Rambaud  sur  un  ouvrage  anglais:  Courte  histoire  de 
Napoléon  1er  par  M.  Seeley,  professeur  de  Cambridge,  traduit  par  M.  Baille. 
L’article  donne  les  conclusions  du  livre.  C’est  ce  que  nous  avons  lu  de 
plus  raisonnable  sur  la  matière.  Il  n’indique  pas  assez  explicitement  que 
Napoléon  n’était  ni  plus  violent  ni  plus  perfide  que  beaucoup  de  ses  con¬ 
temporains  môlés  aux  affaires,  (il  n’avait  pas  de  plan,  suivait  les  événe¬ 
ments),  mais  il  fait  voir  que  tout  autre  général  aurait  à  sa  place  effectué 
la  conciliation  que  tout  le  monde  demandait  entre  l’Ancien  Régime  et  la 
Révolution,  entre  la  France  et  l’Europe  ;  et  un  général  de  race  française, 
y  apportant  moins  d’imagination  et  de  fougue,  serait  allé  moins  loin  et 
eût  évité  la  catastrophe. 

Ramenés  en  présence  des  articles  de  première  main,  et  lisibles, 
publiés  dans  les  revues,  nous  trouvons  surtout  des  travaux  spéciaux 
que  nous  appelons  d’érudition,  non  parce  que  les  recherches  ont  pu 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


être  difficiles,  mais  parce  qu’il  s’agit  de  faits  ou  de  personnages,  et  non 
de  lois  ou  de  l’évolution  de  l’humanité.  Auguste  Comte  ne  se  lassait 
pas  de  dire  que  ce  qui  distingue  la  science  de  la  simple  érudition,  ce 
sont  les  idées  générales,  et  Proudhon  distinguait  l’histoire  proprement 
dite  ou  historiologie,  de  l’historiographie,  ou  récit  des  événements  ; 
c’est  à  de  l’historiographie,  et  non  à  de  l’histoire  que  nous  avons  affaire. 

• 

Analyse  des  Questions  historiques ,  par  M.  A.  Fustel  de  Coulanges.  — 
Revue  des  Questions  historiques,  1er  janvier  1887. 

Le  savant  historien  de  l’Etablissement  des  Barbares  signale  un  défaut 
de  l’érudition  actuelle  qui  est  l’abus  du  rapprochement,  ce  qui  fait  qu’on 
extrait  d’un  texte  des  indications  sur  un  état  social  que  l’analogie  paraît 
justifier,  sans  que  cependant  les  faits  y  concordent,  parce  qu’on  oublie 
des  lois  établies.  Ainsi  d’un  récit  de  Grégoire  de  Tours  on  induit  tel  et 
tel  trait  de  mœurs  franques,  parce  que  les  noms  sont  germaniques,  ou 
tel  et  tel  trait  des  mœurs  gallo-romaines,  parce  que  les  noms  sont 
latins.  Mais,  dit  M.  Fustel  de  Coulanges,  c’est  une  idée  fausse  de  déter¬ 
miner  la  race  d’un  homme,  même  à  cette  époque,  par  son  nom  ;  les 
hommes  prenaient  les  noms  qu’ils  voulaient.  Franc  est  le  titre  de 
l’homme  constitué  en  dignité  ;  Romain  est  l’homme  de  situation 
moyenne  ou  inférieure.  11  y  aurait  à  dire.  Mais  nous  avouons  notre 
satisfaction  de  voir  se  relever,  avec  les  ressources  de  l’érudition  moderne, 
l’école  de  l’Abbé  du  Bos,  si  injustement  mise  dans  l’ombre  par  Montes¬ 
quieu  et  Augustin  Thierry.  Chose  inattendue,  nous  trouverions  dans  l’un 
des  teutomanes  les  plus  déterminés,  M.  de  Gobineau,  bien  des  faits  à 
l’appui  de  la  thèse  de  l’abbé  du  Bos. 

Le  Saint-Siège  et  la  conquête  de  Y  Angleterre  par  les  Normands ,  par 
M.  l’Abbé  Delarc. —  Revue  des  Questions  historiques,  1er  avril  1887. 

C’est  une  apologie  de  l’appui  donné  par  le  pape  à  Guillaume  le 
Conquérant.  Il  parait  qu’il  s’agissait  de  régénérer  l’Eglise  saxonne. 
Quand  on  apporta  à  Saint-Simon  le  livre  de  son  secrétaire,  Augustin 
Thierry,  il  en  fit  grand  éloge,  mais  regretta  que  l’auteur  n’eût  pas 
compris  que  les  Normands  apportaient  la  civilisation. 

La  hanse  anglaise,  par  M.  Ch.  Gross. —  Revue  historique,  mars-avril. 

Il  distingue  la  guilde  et  la  hanse.  La  guilde  est  le  privilège  exclusif 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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du  commerce.  La  hanse  est  :  soit  la  concession  générale  de  la  guilde 
marchande,  soit  le  privilège  d’imposer  le  tribut  sur  les  marchandises. 
Il  n’y  a  pas  de  guilde  à  Londres,  mais  une  hanse,  c’est-à-dire  pas  de 
compagnie  de  marchands  mais  une  commune,  une  politique  de  com¬ 
merce.  Londres  a  sa  hanse  avant  les  républiques  d’Allemagne. 

Correspondance  inédite  entre  Marie  d'Agreda  et  Philippe  //,  par 
M.  de  Chevigny.  —  Le  Correspondant,  10  février  1887. 

Il  n’y  a  rien  à  objecter  à  ces  documents,  mais  peu  de  chose  à  en  tirer. 

Etude  critique  sur  les  Economies  royales .  —  Gabrielle  d’Estrées  et 
Sully,  par  M.  Descloseaux.  —  Revue  historique,  mars-avril. 

Sully  fut  grand  ministre,  personne  ne  le  nie  ;  il  paraît  qu’il  fut  aussi 
ingrat,  vindicatif,  calomniateur  et  faussaire,  à  supposer  des  lettres  contre 
ses  ennemis.  Et  de  plus,  cela  est-il  prouvé  ?  Hélas!  oui  ! 

Les  prétentions  de  Philippe  V  à  la  couronne  de  France ,  par  M.  Alfred 
Baudrillart.  —  Revue  des  Questions  historiques,  1er  janvier. 

Documents  inédits.  Mais  la  question  de  droit  paraît  vidée. 

La  margrave  de  Bayreulh,  par  M.  Arvède  Barine.  —  Revue  des 
Deux-Mondes,  15  février  1887. 

C’est  l’aimable  sœur  de  Frédéric  II.  On  a  toujours  plaisir  à  revoir 
cette  famille,  et  Catt,  et  Voltaire,  et  tous. 

Le  Procès  de  Lally  Tollendal}  par  M.  Ilamont.  —  Revue  des  Deux- 
Mondes,  15  février  1887. 

Incapable  et  violent,  ni  lâche  ni  traître,  nous  le  savions. 

Les  idées  politiques  de  Herder ,  par  M.  Léon  Bruiil.  —  Revue  des 
Deux-Mondes,  15  avril  1887. 

Histoire  intéressante  du  premier  romantisme.  Caractère  difficile  et 
raisonneur  vague,  Herder  est  peu  intéressant  ;  ses  livres  sont  vides  ; 
roais  qu’il  peint  bien  l’Allemagne  chrétienne,  biblique,  et  qui  commence 
^ se  ressouvenir  de  ses  origines  barbares!  Quel  chaos,  mais  si  naturel  1 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


Elude  sur  la  révolution  à  Lyon ,  Châlier ,  par  M.  Maurice  Wahl.  — 
Revue  historique,  mai-juin  1887. 

Documentaire  et  apologétique. 

Les  derniers  moments  de  Lavoisier ,  par  M.  Grimaux.  —  Revue  des 
Deux-Mondes,  15  février  1887. 

Autre  victime.  Contrairement  à  ce  qu’on  a  essayé  d’établir,  il  y  a 
quelques  années,  c’est  la  ferme  qui  était  créancière  de  l’Etat.  L’accusa¬ 
tion  de  malversation  contre  Lavoisier,  comme  fermier  général,  était  donc 
injuste. 

Le  Pape  prisonnier  à  Savone ,  1809 ,  par  M.  Mayol  de  Luppé.  — 
Correspondant,  10  février  1887. 

Autre  persécution. 

Le  roi  Ernest  Auguste  de  Hanovre ,  le  révérend  Allix  Wickinson,  par 
Arvéde  Barine.  —  Nouvelle  Revue,  1er  avril  1887. 

Autre  intérieur  de  famille  royale. 

Le  Grand  Temple  du  Puy-de-Dôme,  le  Mercure  Gaulois ,  et  V Histoire 
des  Arvernes,  par  M.  Paul  Monceaux.  —  Revue  historique, 
novembre-décembre  1887. 

Savante  étude  qui  dégage  de  la  mythologie  gréco-romaine  le  vrai 
Mercure  gaulois,  dieu  de  la  médecine  et  de  la  guerre  ;  tel  est  son  élat 
primitif;  associé  à  Rosmerta,  déesse  de  la  fécondité  terrestre  et  aux 
déesses  Mairæ ,  sorte  de  nymphes  dispensatrices  des  sorts.  La  guérison 
des  maladies,  la  surveillance  des  villes  d’eaux,  l’intendance  des  récoltes, 
la  destruction  des  monstres,  le  goût  des  victimes  humaines  sont  ses 
attributs.  Son  cortège  d’animaux,  le  bélier,  le  coq,  la  tortue  et  souvent 
le  serpent,  enroulé  autour  de  la  tôte  de  bélier,  ne  se  rencontrent  qu’en 
pays  celtique.  Plus  tard,  ce  dieu  des  combats,  toujours  en  voyage, 
devient  le  dieu  des  transactions,  du  commerce, aussi  est-il  figuré  avec  une 
bourse.  Cela  est  également  indigène.  Plus  tard  enfin,  il  est  confondu 
avec  le  Mercure  psychopompe  des  Hclléno-Latins,  et  c’est  dans  cet  élat 
tertiaire  qu’il  était  révéré  en  Gaule  sous  les  Romains.  Le  temple  de 
Mercure  Arvcrne  a  été  élevé  au  1er  siècle  de  l’Empire,  entre  le  temps 
d’Auguste  et  celui  de  Néron.  11  était  le  centre  d’une  ville  d’eaux.  Sur 
ses  ruines  s’est  élevée  la  chapelle  de  Saint  Barnabé  ;  autour  se  tenait 
le  sabbat,  reste  des  rites  de  l’ancien  dieu,  et  s’accomplissait  tous  les  ans 


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le  pèlerinage  do  la  Saint  Jean  ;  car  Mercure  est  une  divinité  primitive¬ 
ment  solaire,  comme  l’Apollon  médecin  des  Hellènes.  Le  pays  environ¬ 
nant  s’appelle  duché  de  Mercœur  et  ce  nom  se  retrouve  autour  des 
lieux  consacrés  à  Mercure.  La  suite  des  religions  est  visiblement  inin¬ 
terrompue. 

U  Ancien  Monde  et  le  Christianisme ,  par  M.  Paul  Allard.  —  Revue 
des  Questions  historiques,  juillet  1887. 

Cet  article  résume  les  idées  d’un  ouvrage  de  M.  de  Pressensé,  qui 
porte  le  même  titre,  et  fera  le  1er  volume  d’un  livre  intitulé  :  Les  trois 
premiers  siècles  de  V Eglise  chrétienne .  Il  y  est  expliqué  que  l’histoire  est 
la  lutte  du  bien  et  du  mal  ;  que  le  paganisme  c’était  le  mal,  que  le 
christianisme  c’est  le  bien  ;  que  la  philosophie  grecque  était  vide,  à 
part  Platon.  C’est  un  défilé  d’idées  tellement  générales  qu’elles  en  sont 
vagues,  et  c’est  par  abus  qu’on  appelle  du  nom  d’histoire  des  morceaux 
d’éloquence  qui  n’ont  d’autre  objet  que  de  discuter  du  mérite  de 
quelques  philosophies  ou  religions. 

Saint  Ephrem  et  ses  œuvres  inédites,  par  M.  Tabbé  Martin.  —  Revue 
des  Questions  historiques,  1er  décembre  1887. 

Ces  œuvres  inédites  ont  été  retrouvées  à  Paris,  à  Rome,  et  surtout  à 
Londres,  par  Mgr  Thomas  Joseph  Lancy,  qui  les  a  publiées  à  Malines, 
en  deux  volumes  latins,  l’année  dernière.  L’article  n'est  qu’une  analyse 
du  livre.  11  est  écrit  au  point  de  vue  apologétique.  Au  point  de  vue 
historique,  on  a  toujours  plaisir  à  retrouver  Saint  Ephrem,  qui,  en 
adaptant  les  hymmes  de  Gnostiquc  Bardesanc,  donna  tout  à  coup  au 
culte  chrétien  un  puissant  moyen  de  propagation. 

Les  mœurs  judiciaires  au  vm*  siècle  d'après  la  Parænesis  ad  judices 
de  Théodulf ,  par  M.  G.  Monod.  —  Revue  historique,  septembre- 
octobre  1887. 

Des  citations  bien  choisies,  des  réflexions  justes,  donnent  une  idée 
complète  et  saisissante  de  l’état  des  lois  et  des  mœurs  au  début  de  la 
2°  race  des  rois  francs.  C’est  une  époque  violente  et  ignorante  ;  ce 
n’est  pas  une  époque  répugnante.  La  naïveté  y  est  à  son  comble  ;  la 
platitude  n’est  nulle  part.  Il  est  touchant  de  voir  le  moine  juriste 
Théodulfe  recommander  la  mansuétude  aux  juges,  au  nom  des  idées 
chrétiennes.  Nous  traversons,  dans  les  revues  historiques,  assez  d’époques 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


compliquées,  sans  principes,  quoique  à  prétentions  morales,  par  exemple 
la  ûn  du  moyen-âge,  le  xvn°  siècle,  pour  trouver  comme  un  repos 
dans  la  peinture  des  siècles  de  fer. 

Une  campagne  de  Jean  de  Luxembourg,  roi  de  Bohême ,  par  M.  le 
comte  de  Puymaigre.  —  Revue  des  Questions  historiques,  juillet 
1887. 

Le  roi  de  Bohême  est  ce  prince  aveugle  qui  périt  à  la  bataille  de 
Crécy,  dans  les  rangs  français  où  il  avait  attaché  son  cheval  à  ceux  de 
ses  compagnons.  L’auteur  de  cet  article  a  cru  nécessaire  de  sauver  de 
l’oubli  la  guerre  que  Jean  de  Luxembourg  avait  faite  dans  sa  jeunesse 
avec  les  chevaliers  Ton  toniques  contre  les  Lithuaniens.  Le  personnage 
lui-même  n’a  rien  qui  le  recommande  particulièrement.  Le  médecin 
français  qui  le  soignait  à  Breslau  de  sa  cécité  commençante  lui  ayant 
fait  perdre  l’œil  droit,  il  le  fit  jeter  à  l’eau  dans  un  sac.  Quand  à  ses 
talents  politiques,  les  contemporains  ont  cru  donner  une  idée  suffisante 
de  sa  manière,  en  disant  que  ses  Etats  n’allaient  pas  mal  quand  il  n’y 
était  pas.  En  effet  il  fut  presque  toujours  absent  et  vécut  volontiers  à 
Paris.  Sa  campagne  de  Lithuanie  est  l’un  des  épisodes  d’une  lutte 
séculaire  où  ce  qu’on  appelle  la  civilisation  du  moyen-âge  triompha 
d’un  génie  national  qu’on  eût  mieux  fait  de  respecter;  l’issue  n’en 
fut  d’ailleurs  ni  décidée  ni  modifiée  par  les  exploits  d’un  tel  agité. 

Le  duc  Louis  d'Orléans ,  frère  du  roi  Charles  VII ,  ses  débuts  dans  la 
politique ,  par  M.  le  comte  Albert  de  Circourt.  —  Revue  des 
Questions  historiques,  juillet  1887. 

Cet  article,  fort  bien  fait,  descend  dans  des  détails  peu  connus  de 
l’histoire  de  ces  temps  troublés:  La  rivalité  des  Armagnacs  et  des 
Bourguignons.  Comme  tous  les  historiens,  l’auteur  suit  le  parti  des 
Armagnacs,  qui  n’était  pas,  croyons-nous,  le  parti  des  hommes  éclairés 
du  temps. 

Une  très  ancienne  Histoire  de  France ,  le  manuscrit  5949 ,  A,  delà 
Bibliothèque  nationale ,  par  M.  Achille  Duciiàire.  —  Revue 
historique,  juillet-août  1887. 

Ce  manuscrit,  intitulé  Gesta  regni  francorum ,  est  une  chronique  des 
événements  arrivés  de  1057  à  1270.  Rédigé  au  xiv*  siècle,  il  ne  parait 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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être  qu’une  copie  ou  paraphrase,  avec  interpolations,  des  grandes 
chroniques  de  Saint  Denis,  et  ne  présente  d’autre  intérêt  que  ces 
interpolations  mêmes  qui  peuvent  ajouter,  sur  certains  points,  de  faibles 
lumières  au  récit  déjà  connu. 

Le  Servage  en  Pologne  au  xve  siècle,  par  M.  René  de  Maulde.  —  Revue 
historique,  juillet-août  1887. 

Textes  intéressants  sur  l’état  des  personnes.  On  ne  sait  lequel  on  doit  le 
plus  admirer,  dans  ces  époques  et  peut-être  dans  toutes,  de  la  subtilité 
des  lois  ou  de  la  naïveté  des  mœurs,  du  soin  avec  lequel  on  fixe  à  l’avance 
et  en  théorie  les  actions  humaines,  abandonnées  dans  la  pratique  au 
caprice  le  plus  inconscient.  Comment  se  fait-il  qu’un  législateur,  un 
administrateur,  un  juge,  se  donnent  tant  de  mal  pour  régir  des  po¬ 
pulations  qui  s’en  donnent  si  peu  pour  se  conduire,  qu’un  historien, 
un  romancier,  un  dramatique,  saisissent  avec  tant  de  délicatesse  des 
moments  de  la  vie  qui  ont  été  gouvernés  par  tant  de  violence,  et 
cherchent  à  donner  une  image  éternelle  de  ces  instants  fugitifs?  Je  ne 
vois  pas  que  les  historiens  tiennent  compte  de  cet  écart  entre  le  signe 
et  le  fait,  entre  la  loi  et  les  mœurs,  qui  est  pourtant  un  des  facteurs  de 
la  vie  humaine,  et  peut-être  le  plus  grand  obstacle  à  la  connaissance  de 
la  vérité  historique. 

Un  chapitre  de  l'histoire  diplomatique  du  xve  siècle.  —  L'entreprise  de 
Charles  VII sur  Gènes  et  sur  Asti, par  M.  G.  Dufresne  de  Beaucourt. 
—  Revue  des  questions  historiques,  1er  octobre  1887. 

L’étrange  idée  du  roi  de  France  de  se  faire  élire  seigneur  de  Gênes,  et 
l’idée  impolilique  de  soutenir  les  droits  du  duc  d’Orléans  à  la  succession 
de  son  grand-père  Yisconti,  sont  des  épisodes  entre  cent  qui  contredisent 
fort  la  fameuse  sagesse  que  les  Français,  au  grand  étonnement  des  his¬ 
toriens  étrangers,  ont  accoutumé  d’attribuer  à  leurs  rois.  Ces  deux  ten¬ 
tatives  ne  réussissent  guère.  Fregoso,  qui  devait  proclamer  Charles  YII 
duc  de  Gênes,  s’empara  de  la  ville  sur  les  gibelins  avec  l’aide  des 
Français.  Une  fois  entré,  il  garda  la  place,  procédé  peu  loyal,  mais  qui 
était  à  prévoir.  Pour  Asti,  les  forces  de  Milan,  de  Venise  et  de  Flo¬ 
rence  coalisées  taillèrent  en  pièces  les  trois  mille  aventuriers  français 
qui  soutenaient  les  droits  du  duc  d’Orléans.  N’était  qu’il  s’agit  d’hommes 
et  que  ces  massacres  n’ont  rien  de  plaisant,  on  aime  à  voir  échouer  la 
présomption. 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


Le  mariage  d'un  Tsar  au  Vatican ,  Ivane  III  et  Zoé  Paléologue ,  par 
le  R.  P.  Pierling  S.  J.  —  Revue  des  Questions  historiques,  I'r 
décembre  1887. 

En  effet,  Ivane  IH,  celui  que  Voltaire,  fidèle  à  l’euphonie  grecque, 
appelle  Jean  Basilide,  Ivane  le  libérateur,  qui  mit  fin  à  la  domination  des 
Tatars  sur  les  Russes,  épousa  par  procuration,  au  Vatican,  la  fille  or¬ 
pheline  du  dernier  despote  de  Morée,  Thomas  Paléologue.  Les  ambas¬ 
sadeurs  Russes  à  Rome  tombèrent  d’accord  de  tout  ce  que  voulut  le 
pape,  et  lui-même  pouvait  croire  que  les  Russes  adhéraient,  en  1472,  à 
la  réunion  des  deux  Églises,  ébauchée  au  Concile  de  Florence  en  1439. 
Bessarion  s'était  mêlé  du  mariage  comme  du  Concile.  Mais  à  l’arrivée 
de  la  Tsarine  en  Russie,  la  scène  changea.  Elle-même  contraignit  le 
cardinal  légat  qui  l’accompagnait,  à  saluer  Jes  images  à  la  manière  des 
orthodoxes,  et  il  ne  fut  plus  question  de  la  réunion  des  deux  Églises. 

Christophe  Colomb  et  Savone ,  par  M.  Henry  Harrise.  —  Revue  histo¬ 
rique,  juillet-août  1887. 

Il  faut  donc  tenir  pour  certain  que  Christophe  Colomb  est  né  à  Gênes, 
et  pas  plus  à  Savone  que  dans  l’une  ou  l’autre  des  dix-sept  villes  ou 
villages  qui  se  disputent  le  môme  honneur. 

L'Allemagne  avant  la  Réforme ,  par  M.  Alfred  Baudrillart.  —  Revue 
des  Questions  historiques,  1er  décembre  1887. 

Cet  article,  écrit  à  propos  du  livre  allemand  de  M.  Janssen,  l’Allemagne 
à  la  fin  du  moyen-âge,  est  rempli  d’idées,  de  vues  générales. 

La  troisième  guerre  civile  et  la  paix  de  Saint-Germain,  1 568-1570,  par 
M.  le  comte  de  La  Ferrière.  —  Revues  des  Questions  historiques, 
Juillet  1887. 

C’est  évidemment  un  fragment  d’un  grand  ouvrage.  On  ne  peut  mieux 
travailler  dans  l'érudition  pure. 

Charlotte-Catherine  de  La  Trémouille ,  princesse  de  Coudé ,  son  procès 
criminel ,  par  M.  le  comte  Ed.  de  Barthélemy. 

Voilà  donc  un  point  éclairci,  et  l’innocence  d’une  princesse  mise  en 
lumière. 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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François  de  Lanoue  et  ses  dernières  campagnes ,  par  M.  Denis  d’Aussy. 
—  Revue  des  Questions  historiques,  1er  décembre  1887. 

On  éprouve  peu  de  peine  à  savoir  que  Lanoue  n’était  pas  l’homme  de 
Plutarque  qu’ont  décrit  les  historiens  des  guerres  de  religion.  C’était 
encore  un  honnête  homme,  intelligent  et  sérieux.  Et  on  éprouve  aussi 
peu  de  surprise  à  savoir  qu’il  penchait  pour  la  liberté  des  opinions. 
Pourquoi  ne  se  serait-il  pas  trouvé  dans  ce  temps  des  gens  qui  se 
battaient  pour  défendre  leur  croyance  et  non  pour  l’imposer  ?  Mais 
pourquoi  Lanoue  est-il  devenu  un  homme  de  Plutarque?  Comment  se 
fait  une  réputation?  En  quoi  l’attitude  du  personnage,  savamment 
soutenue,  y  aide-t-elle  ?  Qu’est-ce  que  cet  ascendant  que  les 
hommes  subissent  et  qui  s’attache  aussi  bien  à  des  caractères  vul¬ 
gaires  qu’aux  grandes  âmes? 

Etudes  sur  Vhisloire  de  Marie  Stuart ,  les  lettres  de  la  Cassette ,  par 
M.  Martin  Philipson.  —  Revue  historique,  juillet-août  et  septembre- 
octobre  1887. 

Marie  Stuart  est  une  gloire  intime  de  la  Société  des  Etudes  historiques. 
Toutefois  il  paraît  que  nous  avons  encore  quelques  détails  à  préciser, 
et  tout  porte  à  croire  que  sur  ce  mystérieux  sujet,  les  articles  de 
M.  Martin  Philipson  ne  sont  pas  le  dernier  terme  de  l’érudition.  11 
s’agit,  dans  ces  deux  articles  d’un  point  tout  spécial  :  les  lettres  qu’on 
trouva  dans  la  fameuse  cassette  amenée  d’Edimbourg  par  le  secrétaire 
de  Marie  Stuart,  dans  la  maison  de  la  rue  de  la  Potterie,  et  cachée  sous 
le  lit  où  Morton  prétend  l’avoir  découverte,  1568.  Le  récit  de  la  décou¬ 
verte  de  la  Cassette  est  controuvé  du  commencement  à  la  fin.  Le 
Parlement  écossais  n’a  pas  reconnu  l’authenticité  des  prétendues  lettres 
de  Marie.  Ces  lettres  ont  été  fabriquées  par  les  Douglas.  Mais  la 
cassette  existe  encore  et  elle  est  précieusement  conservée  par  les 
Ilamilton. 

Jordan  Bruno ,  d'après  les  nouveaux  documents  et  les  récentes  publica¬ 
tions ,  par  M.  le  comte  H.  de  i/Epinois.  —  Revue  des  Questions 
historiques,  juillet  1887. 

Le  respect  qui  s’attache  au  grand  nom  de  J.  Bruno  fait  lire  avec 
intérêt  des  détails  biographiques  et  bibliographiques  que  réunissent 
aujourd’hui  les  savants  italiens.  11  paraît  qu’on  avait  pu  douter  que  la 
condamnation  au  bûcher  prononcée  contre  Bruno  eût  été  exécutée. 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


L’auteur  nous  démontre  qu’elle  l’a  été.  Pour  diminuer  nos  regrets 
il  nous  prévient  que  Bruno  avait  été  condamné  suivant  la  loi  civile 
du  temps.  Analysons  ce  paralogisme,  qui  touche  ou  plutôt  qui 
attente  aux  principes  de  la  critique  historique.  La  loi  civile  est  ici  un 
subterfuge.  Si  les  hérétiques  étaient  livrés  au  bras  séculier,  si  le  pouvoir 
temporel  prononçait  les  peines,  ce  n’est  évidemment  pas  dans  ses 
propres  lumières  qu’il  avait  puisé  l’idée  de  la  répression;  elle  était 
imposée  par  les  prédicateurs  religieux  et  c’est  à  eux  que  la 
responsabilité  doit  remonter.  Le  tempst  ici,  ne  veut  rien  dire  :  le  temps, 
en  histoire,  ce  sont  les  préjugés  ou  les  passions  des  esprits  les  plus 
éclairés  d’une  époque  et  c’est  là  ce  que  la  postérité  seule  révise  et  ce 
qui  par  conséquent  peut  servir  d’excuse.  Tel  a  été  l’esclavage,  telle  est 
encore  la  polygamie.  Telle  est  aussi,  sous  des  conditions,  déjà  plus 
difficiles  à  préciser,  la  pénalité  en  matière  ordinaire.  Nous  voyons  dans 
l’article  de  M.  Monod  sur  Théodulfe  que  j’ai  cité,  que  les  temps  carlo- 
vingiens  punissaient  de  peines  beaucoup  plus  fortes  le  vol  que  le 
meurtre.  C’est  naturel,  les  biens  étaient  en  petit  nombre,  et  la  vie 
débordait.  Aujourd’hui  on  tue  les  assassins  et  on  emprisonne  les 
voleurs  ;  les  biens  sont  multipliés,  la  vie  est  plus  économisée.  La 
répression  peut  nous  paraître  inutile  ou  mal  comprise,  ou  révoltante 
dans  l’application  ;  mais  nous  ne  pouvons  élever  d’objection  formelle 
quant  au  principe,  et  peut-être  la  postérité  qui  aura  découvert  d’autres 
méthodes,  traitera-t-elle  notre  indifférence  de  préjugé.  Voilà  le  temps. 
Mais  à  aucune  époque,  les  gens  qui  pensent  n’ont  varié  sur  le  droit  de 
penser.  Le  peuple  a  varié,  parce  qu’il  ne  pense  pas  toujours.  Les 
gouvernements  et  les  clergés,  qui  sont  son  émanation,  ont  varié  à  sa 
suite.  Mais  de  tout  temps  on  a  considéré  comme  condamnés  injustement 
tous  ceux  qui  souffraient  pour  leurs  opinions  vraies  ou  fausses.  L’auteur 
nous  assure  que  la  philosophie  de  J.  Bruno  ne  mérite  pas  plus  de 
regrets  que  sa  personne,  et  la  raison  en  est  que  cette  philosophie  abou¬ 
tissait  au  panthéisme,  qu’elle  niait  la  providence,  le  libre  arbitre,  la 
morale.  Cet  argument  est  bien  sommaire,  et  il  faudrait  pratiquer  un 
peu  les  philosophes  pour  pouvoir  affirmer  qu’un  théoricien  qui  nie  la 
réalité  de  ces  manières  de  voir  est  ou  n’est  pas  un  penseur  sérieux. 
Bruno  est  peut-être  le  philosophe  du  xvi®  siècle  auquel  les  modernes 
ont  fait  le  plus  d’emprunts.  Toutes  les  idées  qui  nous  viennent  de  lui 
paraissent  fortes  ou  originales.  Les  maîtres  de  cet  ordre  ne  sont  pas  de 
ceux  que  l’on  puisse  condamner  à  la  première  audition,  encore  moins 
par  oui-dire. 


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ARTICLES  D’HISTOIRE. 


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La  jeunesse  du  Père  Joseph  et  son  rôle  dans  la  Pacification  de  Loudun , 
par  M.  G.  Fàgniez.  —  Revue  historique,  novembre-décembre  1887, 

François  Le  Clerc  du  Tremblay,  fils  d’un  président  de  la  chambre  des 
requêtes,  était  un  homme  fort  cultivé,  sincère  et  enthousiaste,  qui  plut 
tout  d’abord  à  Richelieu,  et  même  ne  lui  fut  pas  inutile  pour  son  entrée 
au  ministère,  car  déjà  le  capucin  avait  crédit  sur  la  reine  mère.  L’article 
signalé  traite  de  ses  débuts  dàns  la  politique  en  1616,  quand  aux  confé¬ 
rences  de  Loudun,  il  amène  les  princes  à  abandonner  le  principe 
gallican  de  l’indépeudance  de  la  couronne  à  l’égard  du  pape  que  le 
Tiers-Etat  avait  proclamé.  Ceci  prépare  le  premier  ministère  ultramontain 
et  espagnol  de  Richelieu.  La  politique  de  la  reine  à  laquelle  Richelieu 
obéit,  ne  s’explique  que  par  la  peur  du  pape  et  de  l’Espagne  ;  on  ne  voit 
pas  autrement  l’intérêt  d’abandonner  la  tradition  de  la  royauté,  soutenue 
par  les  princes  du  sang,  la  bourgeoisie,  le  parti  protestant,  les  alliés 
d’Allemagne. 

Les  Mémoires  et  la  Correspondance  de  M.  de  Villèle ,  par  M.  Georges 

Gàndy. 

Le  livre  devant  paraître  prochainement,  l’intérêt  de  l’article,  qui  n’est 
qu’en  citations,  est  précisément  sa  priorité.  Peu  de  lectures  sont  aussi 
intéressantes.  M.  de  Villèle  n’est  pas  une  intelligence  doctrinale  comme* 
M.  de  Vitrolles  ;  mais  c’était  une  bonne  tête  politique,  qui  raisonnait 
et  faisait  peu  de  phrases. 

On  voit,  parles  passages  cités  dans  cet  article,  que  M.  de  Villèle  se 
mit  en  vue,  pour  une  restauration  possible,  par  son  affiliation  aux  sociétés 
royalistes  qui,  sous  le  premier  Empire,  couvraient  tout  le  pays.  Grand 
exemple,  et  toujours  perdu,  pour  les  gouvernements  qui  s'imaginent 
dominer.  On  les  défait  en  dessous.  Ce  n’est  qu’action  et  réaction.  Et  il 
y  a  des  théoriciens  qui  parlent  de  faire  durer  un  régime,  mais  iis  font 
des  phrases. 

JàCQUES  de  BOISJOSLIN. 


JANVIER-FEVRIER  1888. 


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82  RAPPORTS  SllR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 


RAPPORTS 

SUR  DES 

OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


1*  —  Souvenir»  de  quarante  ans,  dédiés  à  mes  enfants, 

par  M.  Ferdinand  de  Lesseps.  (1) 

M.  Ferdinand  de  Lesseps  a  bien  voulu  se  rappeler  qu’il  était 
membre,  et  l’un  des  membres  les  plus  anciens  de  l’ancien  Institut 
historique,  devenu,  en  1873,  la  Société  des  Éludes  historiques. 

Son  inscription  remonte  à  l’année  1845,  et  cet  illustre  confrère  est 
aujourd’hui  le  doyen  de  notre  compagnie,  c’est  à  ce  titre  qu’il  nous 
a  offert  les  Souvenirs  de  quarante  ans,  dédiés  à  ses  enfants. 

La  Société  des  Études  historiques  remercie  son  doyen  de  cet  obli¬ 
geant  hommage;  nous  allons  nous  efforcer  de  donner  une  idée  des 
nombreux  et  intéressants  documents  d’histoire  contemporaine  réunis 
dans  ces  deux  tomes. 

Déjà,  notre  confrère,  M.  de  Boisjoslin,  dans  sa  revue  si  appréciée 
des  articles  historiques  publiés  dans  les  périodiques,  a  caractérisé  d’un 
mot  net  et  juste  l’œuvre  qu’il  signalait  à  notre  attention.  *  Nul  n’est 
mieux  démontré  que  par  soi-mème  et  il  y  a  dans  le  récit  de  l’homme 
d’action  un  accent  de  réalité  que  l’historien  de  profession  envie 
inutilement.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire. 

M.  de  Lesseps  nous  apparaît,  en  effet,  comme  un  historien  rare,  il 
écrit  comme  il  agit,  avec  entrain  et  résolution.  11  est  bien  difficile 
d’analyser  le  mouvement  et  quand  on  a  mis  la  main  sur  le  livre  de 
M.  de  Lesseps,  le  mieux  est  de  tout  lire. 

De  ces  deux  tomes,  le  premier  raconte  la  mission  diplomatique  dont 
M.  de  Lesseps  fut  investi  en  mai  1849,  par  le  gouvernement  français 
près  de  la  République  romaine  ;  les  autres  chapitres  retracent  les 
origines  et  l’exécution  des  entreprises  de  Suez  et  de  Panama,  la  vie 
de  l’historien  Don  Jaime  Balmès,  l’invention  et  les  développements  de 

(1)  2  volumes  in-8°,  Paris,  Nouvelle  Revue,  1887. 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  83 

l’application  de  la  vapeur  ;  des  impressions  de  voyage  et  de  séjour  en 
Algérie,  Tunisie  et  Abyssinie  terminent  ce  volume. 

Le  second  tome  est  exclusivement  rempli  par  les  correspondances, 
incidents  et  traités  qui  donnent,  jour  par  jour,  pour  ainsi  dire,  l’histoire 
de  la  mémorable  entreprise  du  percement  de  l’isthme  de  Suez. 

Le  récit  de  la  mission  diplomatique,  en  mai  1849,  à  Rome,  est  une 
introduction  nécessaire,  logique,  des  Souvenirs  de  quarante  ans.  Le 
dissentiment  qui  s’éleva  entre  M.  de  Lesseps  et  le  gouvernement  fran¬ 
çais  sur  l’attitude  à  prendre  vis-à-vis  des  autorités  romaines  amena  la 
mise  en  disponibilité  du  Ministre  plénipotentiaire  de  la  République 
française  auprès  de  la  République  romaine,  à  l’heure  même  où  M.  de 
Lesseps  se  disposait  à  rentrer  à  Paris,  comprenant  qu’une  politique 
autre  que  celle  qui  avait  dicté  sa  mission  rendait  son  rôle  impossible. 
Les  loisirs  nés  de  cette  disponibilité  furent  heureusement  et  magnifi¬ 
quement  utilisés,  car,  en  même  temps  que  M.  de  Lesseps  se  consacrait 
à  la  gestion  agricole  d’une  propriété  de  sa  belle-mère,  ancien  domaine 
d’Agnès  Sorel,  il  préparait  les  études  du  percement  de  l’isthme  de 
Suez  dont  l’exécution  devint  possible  lors  de  l’heureux  avènement  au 
trône  de  l’Égypte  de  Mohammed-Saïd,  que  M.  de  Lesseps  avait  connu 
dans  sa  jeunesse. 

En  séance  publique  de  notre  Société  des  Éludes  historiques,  vous 
vous  le  rappelez,  Messieurs,  à  l’occasion  de  la  fêle  de  notre  cinquan¬ 
taine,  le  23  Mars  1884,  M.  de  Lesseps,  président  d’honneur,  de  cette 
solennité,  retraça  dans  une  de  ces  causeries  familières  dont  il  conserve 
le  secret,  les  origines  historiques  du  Canal  de  Suez.  1  II  nous  dit,  d’un 
mol,  la  cause  de  sa  mise  en  disponibilité,  ses  relations  anciennes  avec 
Mohammed-Saïd,  devenu  roi  à  la  mort  d’Abbas-Pacha,  et  les  circons¬ 
tances  dans  lesquelles  la  concession  lui  fut  accordée. 

La  cause  de  sa  mise  en  disponibilité,  M.  de  Lesseps  la  raconte  avec 
des  détails  qui  seront  pour  l’histoire  contemporaine  des  informations 
précieuses. 

Nous  sommes  encore  bien  près  des  événements  qui  s’accomplirent  à 
Rome,  en  1849,  et  ils  soulèvent  trop  de  questions  irritantes  pour  que 
nous  puissions  formuler  ici  un  jugement  sur  la  politique  de  notre 
gouvernement  dans  les  affaires  d’Italie.  Un  incident  récent,  né  d’allu¬ 
sions  à  la  politique  contemporaine  et  qui  a  soulevé  un  regrettable 

(1)  Revue  de  la  Société  des  Eludes  historiques,  volume  1884,  p.  186. 


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84  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

malentendu,  nous  prouve,  une  fois  de  plus,  combien  il  importe 
de  respecter  l’esprit  et  la  lettre  de  notre  règlement  quand  il  s’agit  de 
questions  politiques  et  religieuses  contemporaines.  Mais,  sans  risquer 
de  froisser  aucun  sentiment  personnel  à  l’occasion  de  faits  auxquels 
nos  confrères  peuvent  avoir  été  mêlés  par  eux-mêmes  ou  par  des 
membres  de  leurs  familles,  nous  pouvons  constater  que  M.  de  Lesseps 
démontre  :  —  par  les  termes  de  la  mission  qu’il  avait  reçue  à  l’origine, 
—  par  sa  correspondance  diplomatique,  —  par  les  notes  échangées 
avec  M.  de  Rayneval,  1  qu’il  se  conforma  rigoureusement  au  mandat 
que  lui  avait  donné  l’Assemblée  nationale,  et  que,  s’il  y  eut  hésitation, 
incertitude,  changement  de  politique,  l’histoire  ne  peut  l’en  rendre 
responsable.  Aussi  fait-il  appel  du  désaveu  qui  lui  fut  infligé  par  le 
gouvernement  et  du  blâme  prononcé  par  le  Conseil  d’Étal.  Quoi  qu’il 
en  soit,  celte  retraite  prématurée  de  M.  de  Lesseps  produisitce  résultat: 
la  civilisation,  une  fois  par  hasard,  fut  redevable  d’un  bienfait  à  la 
politique,  elle  lui  dut  la  conception  du  percement  de  l’isthme  de  Suez! 

Les  autres  chapitres  de  ce  tome,  s’ils  sont  d’un  intérêt  moindre, 
offrent  encore  un  vif  attrait. 

Le  Docteur  Don  Jaime  Balmés,  rendu  célèbre  par  son  adhésion  au 
mouvement  libéral  et  régénérateur  inauguré  en  Espagne,  1832,  a  laissé 
des  exemples  de  conduite  politique  et  des  écrits  trop  peu  connus  en 
France.  M.  de  Lesseps  nous  les  signale. 

Chargé  par  l’Académie  des  sciences  de  présider  la  séance  d’inaugu¬ 
ration  de  la  slalue  de  Denis  Papin,  le  29  août  1880,  M.  de  Lesseps 
prononça  un  discours  dans  lequel  il  rappela  la  succession  des  inventions 
de  Papin  et  les  essais  précurseurs  des  combinaisons  trouvés  par  lui 
pour  réunir  dans  une  même  machine  à  feu,  l’action  de  la  force  élas¬ 
tique  de  la  vapeur  soumise  à  la  condensation  par  le  refroidissement. 

Les  recherches  de  M.  de  Lesseps  remontèrent  plus  haut  que  Salomon 
de  Caux,  qui,  le  premier,  avait  songé  à  se  servir  de  la  force  élastique 
de  la  vapeur  aqueuse  dans  la  construction  d'une  machine  hydraulique 
propre  à  opérer  les  épuisements.  L’auteur  rappelle  ce  que  dit  Héron 
d’Alexandrie  du  vase  rempli  d’eau,  qui,  chauffé  par  dessous,  fait  tourner 
une  sphère  sur  un  pivot  ;  il  cite  l’expérience  tentée  avec  l’assentiment 
du  roi  Charles-Quint,  le  17  juin  1543,  par  le  capitaine  de  mer  Blasco 
de  Garay,  pour  faire  marcher  un  navire  à  l’aide  d’une  chaudière  dont 
la  vapeur  d’eau  imprimait  le  mouvement  à  des  roues.  Si  M.  Arago 


(1)  Pages  105  et  suivantes. 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  85 

a  mis  en  doute  la  valeur  de  l’appareil  proposé  par  Garay,  on  ne  doit 
pas  du  moins  contester  l’intention  d’utiliser  la  vapeur  d’eau,  idée  qui 
fut  reprise  au  siècle  suivant  par  Salomon  de  Caux. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  voyager  en  Algérie,  en  Tunisie  et  en 
Abyssinie,  à  la  suite  de  M.  de  Lesseps. 

Description  des  pays  parcourus,  mœurs  et  coutumes  des  habitants, 
notions  sur  le  commerce  et  l’industrie,  avenir  réservé  à  la  colonisation 
européenne,  ces  pages  des  Souvenirs  de  quarante  ans  promettent  au 
lecteur  assez  bien  inspiré  pour  les  parcourir,  d’utiles  informations  et 
une  lecture  des  plus  attrayantes. 

Gabiuel  DESCLOSIÈRES. 


—  Question»  mérovingienne»,  par  M.  Julien  Havet,  ouvrage  couronné 
par  l’Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  —  1  vol.  Les  Charles  de  Saint - 
Calais .  Champion,  libraire,  quai  Voltaire,  9. 

M.  Julien  IIavet  qui  s’est  donné  la  tâche  de  séparer,  dans  les  docu¬ 
ments  qui  nous  sont  parvenus  sur  les  temps  mérovingiens,  les  actes 
faux  des  actes  vrais,  a  pris  ici  pour  sujet  d’étude  :  Les  Charles  de 
Saint-Calais. 

Le  monastère  bénédictin  qui  porta  ce  nom,  devenu  celui  d’un  chef- 
lieu  d’arrondissement,  était  situé  dans  le  département  de  la  Sarlhe,  où 
il  aurait  été  fondé,  d’après  la  tradition,  au  temps  de  Childebert  Ier,  par 
un  religieux  originaire  d’Auvergne.  En  576,  le  roi  Chilpéric  Ier,  irrité 
contre  son  fils  Mérovée,  l'envoya  dans  ce  monastère  pour  y  vivre  selon 
la  règle.  Ce  fait  met  hors  de  doute  que  la  fondation  de  l’établissement 
remonte  à  une  époque  antérieure  ;  aussi,  quand  l’auteur  établit  sur 
des  preuves  fournies  par  une  érudition  pénétrante,  que  quatre  chartes 
dont  les  dates  sont  plus  anciennes  ont  été  rédigées  postérieurement, 
il  ne  conteste  pas  pour  cela  que  Childebert  Ier  ait  pu  doter  le  monas¬ 
tère  du  privilège  de  l’immunité,  ni  que  ses  premiers  successeurs  en 
aient  pu  renouveler  la  concession.  Toutefois,  la  première  charte 
authentique  qui  constate  l’immunité  a  été  signée  par  le  roi  Gontran 
entre  les  années  585  et  593.  La  plupart  des  successeurs,  jusqu  a 
Dagobert,  ont  rédigé  un  acte  de  renouvellement. 

Le  premier  roi  carlovingien,  Pépin  le  Bref,  fil  rédiger  un  acte  qui 
plaçait  ce  monastère  sous  sa  protection  spéciale,  en  déclarant  que  les 
religieux  conserveraient  le  droit  d’élire  librement  leur  abbé.  Le 


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86  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

privilège  d’immunilé  qui  élait  compris  dans  celte  charte  fut  formelle* 
ment  exprimé  par  Charlemagne,  en  771,  puis  renouvelé  par  Louis  le 
Pieux,  en  814. 

Sous  les  rois  carlovingicns,  l’élection  de  l’abbé  par  les  religieux  ne 
fut  pas  un  droit,  mais  une  faveur  :  Charlemagne  donna  l’abbaye,  en 
802,  à  l’évèque  du  Mans,  Francon  ;  et  comme  il  la  lui  retira  neuf  ans 
après,  sa  conduite  montre  qu’il  se  croyait  en  droit  de  disposer  de 
l’abbaye. 

En  838,  Louis  le  Pieux  donna  l’abbaye  à  l’évêque  du  Mans,  Aldric, 
qui  s’efforça  d’établir,  au  moyen  de  chartes  refaites  pour  remplacer  les 
anciennes,  perdues  pour  la  plupart,  que  le  monastère  appartenait  à 
l’évêché  du  Mans.  Charles  le  Chauve  disposa  à  son  tour  du  monastère, 
mais  l’abbé  qu’il  y  nomma  obtint  de  lui,  en  850,  une  charte  qui  lui 
assurait  l'inamovibilité  et  qui  garantissait  aux  religieux  la  libre  élection 
de  ses  successeurs.  Mais,  dès  la  première  élection,  l’évêque  du  Mans, 
s’appuyant  sur  des  chartes  prétendues,  obtint  du  même  roi,  la  recon¬ 
naissance  de  ses  droits.  La  contestation  fut  portée  devant  la  cour  du 
roi  qui  jugea  en  faveur  de  l’abbé  et  condamna  les  faux  titres  i  la 
destruction.  La  sentence  fut  confirmée  par  le  Pape  Nicolas  Ier. 

Pour  comprendre  tous  ces  débats,  il  faut  se  reporter  à  la  nature 
des  attributions  conférées  à  l’abbé  par  le  privilège  d’immmunité.  Ces 
attributions,  à  la  fois  administratives,  judiciaires,  financières  et  mili¬ 
taires,  plaçaient  sous  sa  dépendance  tous  les  habitants  des  terres  du 
monastère.  Or,  comme  ses  terres  comprenaient  tout  le  territoire  de 
cinq  de  nos  communes,  l’abbé  de  Saint-Calais  était  un  personnage 
puissant.  Chacun  des  rois  eut  donc  grand  intérêt  à  y  nommer  un  abbé 
dévoué  à  ses  intérêts  et  capable  de  remplir  ses  fonctions  très  complexes. 
L’évêque  du  Mans,  de  son  côté,  supporta  difficilement  l’indépendance 
d’un  abbé,  son  inférieur  au  point  de  vue  religieux. 

M.  Julien  Havet  a  fait  suivre  ses  discussions  profondes  et  concluantes, 
par  la  publication  des  véritables  chartes  du  monastère  de  Saint-Calais, 
complétées  au  moyen  d’un  document  dont  la  copie  fut  faite  en  1709, 
et  que  M.  l’abbé  Froger  doit  bientôt  publier  inlégralemenL 

Général  FAVÉ. 


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NOTE. 


87 


NOTE 

A  PROPOS  D’UNE  RECTIFICATION  HISTORIQUE 

CONTENUE  DANS  LES  BULLETINS  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ANTIQUAIRES  DE  LA  MORINIE. 


La  Statue  de  Jacqueline  Robins. 

Messieurs, 

Notre  Société,  aux  yeux  de  laquelle  la  sincérité  en  histoire  est  le  premier 
des  mérites,  doit  savoir  un  gré  particulier  à  la  Société  des  Antiquaires  de 
ta  Morinie  d’avoir  fait  justice  d’une  légende  qu’un  patriotisme  peu  éclairé 
avait  fait  accepter  par  la  ville  de  Saint-Omer. 

Nous  avons  vu,  à  l’Exposition  de  1886,  une  statue  élevée  à  Jacqueline 
Robins,  femme  de  M.  de  Boyaval,  qui  aurait,  en  1710,  sauvée  la  ville  de 
Saint-Omer  en  assurant  son  ravitaillement,  malgré  des  obstacles  en  appa¬ 
rence  insurmontables.  Cette  statue  a  été  érigée  sur  une  des  places  de  Saint- 
Omer  et  une  inscription  sur  le  piédestal  présente  Jacqueline  comme  une 
émule  de  Jeanne  d’Arc  et  de  Jeanne  Hachette. 

La  vérité  est  tout  autre,  et  il  est  probable  que  Mmo  de  Boyaval,  riche 
propriétaire  de  bateaux  sur  le  canal  de  la  Cosme,  les  aura  mis  avec  désin¬ 
téressement  au  service  du  Ministère  de  la  Guerre  et  des  maréchaux  de 
Villars  et  d’Harcourt,  qui  firent  faire  ce  ravitaillement  avec  beaucoup  de 
sollicitude  :  en  sorte  qu’il  serait  à  regretter  pour  elle  que  l'éloge  qu’elle 
avait  réellement  mérité  ait  été  exagéré  au  point  d’appeler  la  réfutation  de 
l’histoire  mieux  informée. 

Saint-Omer  ne  fut  point  assiégé,  la  résistance  de  M.  de  Goësbriant  dans 
Aire  ayant  prolongé  le  siège  de  cette  ville  jusqu’à  l’hiver.  Les  convois  qui 
amenaient  de  Dunkerque  a  Saint-Omer  les  munitions  de  guerre  et  de 
bouche,  ne  furent  même  menacés  sérieusement  qu’une  seule  fois,  le  A 
octobre,  par  un  gros  d’ennemis  qui  se  retirèrent  sans  coup  férir  devant  le 
détachement  du  Comte  d’Estaing  protégeant  le  canal  de  son  camp  de  Pont- 
l’Abbesse,  près  Watten. 

Cette  rectification  a  donné  lieu  à  un  intéressant  travail  sur  les  événements 
qui  suivirent  la  bataille  de  Malplaquct  et  sur  les  sièges  que  les  alliés  entre¬ 
prirent  jusqu’à  la  fin  de  l'année. 

Colonel  FABRE  de  NAVACELLE. 


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88 


ACADÉMIES  ET  CORPS  SAVANTS. 


ACADÉMIES  ET  CORPS  SAVANTS. 


Janvier.  —  Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  —  Séance  du  6. 
Nomination  de  Commissions  :  Prix  Bordin,  législation  des  capitulaires. 
Prix  Brunet,  travail  bibliographique  sur  des  ouvrages  d’histoire  et  de 
littérature  au  moyen-âge.  Prix  Stanislas  Jullien,  meilleur  ouvrage  relatif 
à  la  Chine.  Prix  de  la  Grange,  publication  des  anciens  poètes  de  la  France. 

Séance  du  13.  Fouilles  opérées  à  Rome,  M.  E.  Le  Blant.  Symbole 
chaldéen  du  vase  jaillissant  :  M.  Heuzey.  Inscriptions  trouvées  dans  les 
départements  de  la  Loire  et  des  Basses-Alpes:  H.  de  Villefosse. 

20  janvier.  —  Evêché  de  Kemper,  documents  inédits,  M.  du  Chatelin. 
Deux  manuscrits  provençaux  du  xiv®  siècle,  MM.  Noulet  et  Chabonneau. 
Catalogue  des  monnaies  musulmanes  de  la  bibliothèque  nationale,  M.Lavoix. 

27  janvier.  —  Agrippa  d’Aubigné,  Histoire  universelle,  t.  ii,  M .  de  Rublb. 
Froissart,  chronique,  t.  vm,  S.  Luce.  Vie  de  Louis  le  Gros,  suite  de  l’his- 
toire  du  roi  Louis  VII,  M.  Molinier.  Des  assemblées  de  communautés 
d’habitants  dans  le  comté  de  Dunois,  M.  Merlet.  Les  vitraux  de  Mont¬ 
morency  et  d’Ecouen,  M.  Magne. 

Sciences  Morales  et  Politiques. 

7  janvier.  —  Principaux  ouvrages  offerts  :  la  santé  des  nations  par 
Adam  Smith.  —  Lesage:  l’Histoire  de  l’Europe  pendant  la  révolution 
française  de  Sybell.  —  Peyre  :  Histoire  générale  de  l’antiquité.  — 
Rochaïd  :  marine  marchande  et  colonies.  —  Leroy-Beaulieu  :  précis 
d’économie  politique. 

Académie  Française. 

19  janvier.  —  Réception  de  M.  Gréard,  discours  de  M.  le  duc  de 
Broglie. 

Académie  des  Sciences,  Arts  et  Belles-Lettres  de  Caen. 

En  1889,  cette  Académie  décernera  le  prix  Loir  (2000  fr.)  à  l’auteur  du 
meilleur  mémoire  sur  Thomas  Corneille.  Traductions  du  poète,  ouvrages 
de  grammaire,  travaux  géographiques.  —  Dernier  délai  du  dépôt  des 
mémoires  :  30  juin  1889. 


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CHRONIQUE. 


89 


CHRONIQUE. 


L'Académie  des  Sciences,  Lettres  et  Arts  de  Marseille  distribuera  en 
1888  les  prix  littéraires  du  maréchal  de  Villars  et  de  la  fondation  anonyme 
récente,  et  le  prix  scientifique  du  duc  de  Villars. 

I.  —  Le  premier  des  deux  prix  littéraires  sera  attribué,  cette  année,  à  la  poésie  et 
sera  décerné  à  l’auteur  de  la  meilleure  pièce  sur  ce  sujet:  Le  Mistral. 

Le  deuxième  sera  décerné  à  l’auteur  de  la  meilleure  pièce  poétique  sur  ce  sujet: 
Notre-Dame  de  la  Garde  de  Marseille . 

Les  manuscrits  seront  reçus  jusqu’au  lor  mai  de  cette  année. 

II.  —  Le  prix  scientifique  du  duc  de  Villars  sera  décerné  à  l’auteur  du  meilleur 
ouvrage  sur  le  sujet  suivant  :  De  Vutilisalion  des  Eaux  d'égoûts  de  la  ville  de  Marseille. 

Les  manuscrits  seront  reçus  jusqu’au  1er  novembre  de  cette  année. 

1889 

I.  —  Le  premier  des  deux  prix  littéraires  sera  attribué,  pour  1889,  à  l’éloquence 
et  sera  décerné  à  l’auteur  du  meilleur  travail  sur  ce  sujet  :  Étude  sur  Joseph  Méry. 

Le  deuxième  sera  décerné  à  l’auteur  de  la  meilleure  pièce  poétique  sur  le  sujet 
suivant  :  Marie-Madeleine  à  la  Sainte-Baume. 

Les  manuscrits  seront  reçus  jusqu’au  1er  mai  1889. 

II.  —  Le  prix  scientifique  du  duc  de  Villars  sera  décerné  à  l’auteur  du  meilleur 
travail  sur  cette  question  :  De  Vemploi  de  Veau  courante  par  l'agriculture  et  par 
l'industrie ,  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours ,  dans  le  territoire  qui  forme  actuelle¬ 
ment  le  département  des  Bouches-du-Rhône. 

Le  manuscrits  seront  reçus  jusqu’au  lor  novembre  1889. 

Les  prix  du  maréchal  de  Villars  et  du  duc  de  Villars  consistent  chacun 
en  une  somme  de  300  francs,  avec  la  médaille  des  fondateurs. 

Les  prix  de  la  fondation  anonyme  consistent  chacun  en  une  somme  de 
120  francs.  Les  manuscrits  seront  adressés  franco  à  M.  le  Directeur  ou 
à  M.  le  Secrétaire  perpétuel,  au  siège  de  l’Académie  (École  des  Beaux-Arts, 
boulevard  du  Musée).  Ils  porteront  une  épigraphe  ou  devise  qui  sera 
reproduire  sur  un  billet  cacheté  joint  à  l’ouvrage,  contenant  le  nom  et 
l’adresse  de  l’auteur. 

Les  manuscrits  ne  seront  pas  rendus,  mais  les  auteurs  pourront  en  faire 
prendre  copie  à  leurs  frais.  L’Académie  se  réserve  d’insérer,  dans  ses 
Mémoires,  les  travaux  qui  auront  été  jugés  dignes  des  prix. 

Marseille,  10  janvier  1888. 

Le  Secrétaire  perpétuel ,  Le  Directeur , 

L’Abbé  Dàssy.  Marquis  db  Sàpohta. 


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90 


SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 


EXTRAITS  DES  PROCÈS-VERBAUX 

DES 

SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


SÉANCES  DES  10  ET  25  JANVIER,  10  ET  25  FÉVRIER  1888. 


SÉANCE  DU  10  JANVIER  1888.  —  Présidence  successive  de 
MM.  Wïesener  et  Marbeau.  —  M.  le  S  ecrétaire  général  lit  le  procès- 
verbal  de  la  réunion  du  23  décembre,  en  l'absence  de  M.  Dufour,  retenu 
par  la  conférence  qu'il  fait  en  ce  moment  dans  une  des  salles  de 
la  mairie  du  2e  arrondissement  aux  élèves  de  l’Association  polytechnique. 
Notre  confrère  ne  pourra  venir  siéger  qu’au  cours  de  la  séance. 

M.  Wiesener,  avant  d’appeler  au  fauteuil  M.  le  vice-président  Marbeau, 
remplaçant  M.  le  général  Favé,  empêché  par  un  état  de  santé  qui  lui 
interdit  les  sorties  du  soir,  exprime  à  ses  confrères  toute  la  satisfaclion 
qu’il  a  trouvée  dans  la  direction  des  travaux  de  la  Société  des  Etudes 
historiques,  au  cours  de  l’année  1887.  Souhaitons  que  celle  qui  commence 
apporte  à  son  tour  succès  et  progrès  ;  tous,  nous  ferons  de  notre  mieux 
pour  conserver  et  améliorer. 

M.  Marbeau,  prenant  place  au  fauteuil,  exprime  ses  regrets  d’être  obligé 
de  remplacer  M.  le  général  Favé,  il  espère  que  nous  aurons  le  plaisir 
de  le  voir  bientôt  revenir  siéger  parmi  nous.  Mais  en  attendant,  le  Vice- 
Président,  appelé  à  remplir  les  fonctions  de  Président,  remercie  ses  confrères 
de  l’honneur  qu’ils  lui  ont  conféré,  il  fera  tous  ses  efforts  pour  répondre 
à  leur  obligeante  confiance. 

M.  le  Secrétaire  général  annonce  à  l’assemblée  que  M.  Georges  Dufour 
a  été  élu  président  de  la  Société  philotechnique  pour  le  premier  semestre 
de  1888,  il  propose  de  consigner  au  procès-verbal  mention  des  félicitations 
adressées  par  l’assemblée  d’aujourd’hui  à  notre  confrère. 

Lecture  est  donnée  de  lettres  de  MM.  de  Boisjosltn,  Clarin  de  la  Rive, 
Thorin,  éditeur,  concernant  la  rédaction  et  l’administration  de  la  Hevue. 

M  .  le  Secrétaire  général,  au  nom  du  Comité  de  lecture,  fait  part  d’un 
incident  soulevé  à  propos  de  la  publication  de  la  remarquable  étude  de 
M.  Tolrà  de  Bordas  sur  Rossi.  La  dernière  phrase  qui  termine  cette 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES,  9t 

lecture,  et  dont  M.  le  Secrétaire  donne  communication,  a  paru  au  Comité, 
dans  plusieurs  expressions,  contraire  à  nos  statuts  prohibant  toute 
polémique  contemporaine,  politique  ou  religieuse.  En  conséquence,  le 
Comité  a  proposé  l’atténuation  de  quelques  unes  de  ces  expressions  et 
la  suppression  de  quelques  autres.  M.  le  Secrétaire  lit  la  phrase  modifiée. 

M.  Camoin  de  Vence  estime  que,  même  avec  les  modifications  proposées 
par  le  Comité,  la  dernière  phrase,  si  elle  est  en  effet  atténuée  en  ses  termes, 
conserve  un  caractère  de  polémique  contemporaine,  il  demande,  la  lecture 
de  l’avant-dernière  phrase  et,  après  l’avoir  entendue,  il  pense  qu’elle 
termine  très  éloquemment  et  de  la  manière  la  plus  complète  l’étude 
de  notre  très  honorable  confrère,  il  propose  donc  d’arrêter  à  cette  phrase 
la  publication  de  la  Revue  et  il  ne  doute  pas  que  le  bon  esprit  de  notre 
confrère  se  conformera  volontiers  à  cette  nécessité. 

Sont  déposées  sur  le  bureau  : 

Une  notice  rédigée  par  M.  Espérandieu,  notre  nouveau  confrère,  sur 
l’Eglise  de  Saint-Pierre  de  Nort  (Aveyron).  M.  Desclosières,  rapporteur. 

Une  recherche  de  M.  Charles  Préau,  récemment  aussi  élu  membre 
de  la  Société  des  Etudes  historiques ,  sur  un  jeton  inédit  de  la  corporation 
des  maçons  tailleurs  de  pierre,  plastriers-mortelliers,  au  xiv*  siècle. 

Une  notice  de  M.  Vaudin  sur  Antoine  Benoist ,  de  Joigny,  peintre 
et  sculpteur  en  cire  de  Louis  XIV.  M.  Préau,  rapporteur. 

Une  étude  de  M.  Quarré-Rbybourbon,  sur  Gosselin.  M.  le  colonel 
Fabre  de  Navacelle,  rapporteur. 

L’examen  des  candidatures  de  MM.  de  Béhault,  Maisonobe,  Forster 
est  ajourné  au  25  janvier. 

M.  l’Administrateur  dépose  sur  le  bureau  les  éléments  du  compte 
des  recettes  et  dépenses  pour  1887  et  le  projet  de  budget  pour  1888. 

Il  résulte  des  explications  verbales  données  par  M.  Racine  que  la  situation 
de  la  Société  au  31  décembre  est  satisfaisante  et  qu’elle  promet  de  s’amé¬ 
liorer  d’une  façon  notable  en  1888. 

M.  le  Président  désigne  pour  faire  partie  de  la  Commission  des  Comptes 
MM.  le  colonel  Fabre  de  Navacelle,  Duvert,  Montaudon,  Rodocanachi, 
rapporteur. 

M.  le  Secrétaire  général  dépose  sur  le  bureau  trois  manuscrits  qui 
lui  sont  parvenus  dans  les  délais  réglementaires,  avant  le  31  décembre  1887, 
pour  prendre  part  au  Concours  Raymond,  Histoire  de  la  Compagnie  des 
Indes  Orientales . 

M.  le  Président  désigne  pour  faire  partie  du  jury  d’examen  : 


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92  SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

MM.  Wiesener,  Camoin  de  Vence,  d’Auriac,  Pougnet.  M.  de  Boisjoslik 
remplira  les  fonctions  de  sécrétaire  et  sera  chargé  de  suivre  la 
régulière  transmission  des  mémoires  dans  les  mains  des  membres  du 
jury. 

Lectures .  —  M.  Wiesener  lit  un  fragment  de  son  étude  commencée: 
Les  Pays-Bas  au  xvi*  siècle.  Cette  lecture  est  continuée  à  une  prochaine 
séance. 

M.  Ernest  Ameline  communique  des  souvenirs  de  voyage  en  Suisse, 
sous  le  titre  :  Course  dans  les  Alpes. 

M.  le  président  Marbeau  signale  à  l’auteur  les  changements  survenus 
depuis  son  voyage  dans  le  pays  qu’il  vient  de  décrire,  des  voies  de  com¬ 
munication  ont  été  créées  ou  améliorées,  des  hôtels  splendides  ont  remplacé 
les  auberges  insuffisantes.  Il  serait  nécessaire  de  signaler  par  une  note 
ces  heureuses  transformations. 

SÉANCE  DU  25  JANVIER  1888.  —  Présidence  de  M.  Marbeau, 
Vice-Président  délégué.  —  Lettre  de  M.  Jules  Fabre  qili  s’excuse  de  ne 
pouvoir  assister  à  la  séance  et  envoie  le  titre  d’une  élude  intitulée:  La 
presqu'île  de  Quiberon  :  Souvenirs  historiques. 

Lettres  de  MM.  Espérandieu,  remerciant  à  l’occasion  de  la  réception  de  ■ 
son  diplôme,  comme  membre  de  la  Société.  1 

—  Ernest  Ameline  annonçant  qu’il  va  modifier  son  travail  :  Une  | 
Promenade  dans  CEngadine ,  suivant  les  observations  indiquées  par 
M.  Marbeau. 

—  Doneaud  du  Plan  relative  aux  rectifications  de  son  étude  sur  le  . 
Chant  des  Albigeois.  M.  Doneaud  du  Plan  a  été  mis  en  rapport  avec 
notre  collègue,  M.  Loiseau,  et  une  note  insérée  dans  la  Revue  à  la  suite  de 
l’étude  de  M.  Doneaud  du  Plan  indiquera  notamment  les  rapprochements 
que  Ton  peut  faire  entre  les  différents  auteurs  qui  se  sont  occupés  de  cette 
même  question. 

Lettre  du  Ministère  de  l’Instruction  publique  demandant  à  la  Société 
si  elle  possède  des  estampages  d'inscriptions  romaines  et  si,  dans  ce  cas, 
elle  consentirait  à  les  céder  à  la  collection  ministérielle  d’estampes. 

Lettre  de  M.  Eugène  Louis  adressant  à  la  Société  deux  études  intitulées:  j 
Napoléon  Jer  à  Montai  gu,  une  page  d'histoire  contemporaine  et  l’autre  :  j 
Constant  Merville  et  Clément  Valette.  M.  de  Boisjoslin  est  désigné  comme 
rapporteur. 

Circulaire  de  M.  Boinette  rappelant  ses.  deux  publications  :  Errard 
de  Bar-le-Huc  et  l'Ecole  des  Richier. 


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93 


SEANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

M.  le  Secrétaire  général  dépose  sur  le  bureau  : 

Le  Journal  de  la  Société  Franklin . 

Le  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie  de  Tours. 

Les  Annales  de  la  Société  d' Agriculture  d' Indre-et-Loire. 

Les  Bulletins  de  la  Société  historique  de  Langres.  —  De  la  Société  archéo¬ 
logique  de  Béziers.  —  De  la  Société  bibliographique.  —  De  la  Société 
historique  et  archéologique  du  Périgord.  —  De  la  Société  historique  et 
archéologique  de  la  Charente- Inférieure. 

La  Revue  de  la  Poésie. 

La  Monographie  de  V église  Saint-Laurent  de  Tours,  par  Léon  Palustre, 
précédée  d’une  notice  historique  par  M.  Lhuillier.  Des  rapporteurs  seront 
ultérieurement  désignés. 

Dictionnaire  biographique  de,  Vancien  département  de  la  Moselle ,  par 
René  Guépat.  M.  Wiesener  veut  bien  se  charger  de  faire  le  rapport 
de  cet  ouvrage. 

Etude  sur  Bellegarde  en  Gâtinais ,  par  M.  le  docteur  Tartarin,  déposé 
par  M.  Duvert.  M.  Marbeàu  est  désigné  comme  rapporteur. 

M.  Duvert  adresse  les  excuses  de  MM.  l’abbé  Espagnolle,  Jules  Hénissart 
et  docteur  Tartarin  qui  regrettent  de  ne  pouvoir  assister  à  la  séance. 

M.  Wiesener  rapporte  le  manuscrit  de  Concours  n°  3,  que  M.  de  Bois- 
joslin  prend  en  charge. 

M.  d’Auriac  remet  le  manuscrit  n°  1  à  M.  Camoin  de  Vence  et  reçoit 
en  échange  le  manuscrit  n°  2. 

Candidatures.  —  Sur  les  conclusions  du  rapport  de  M.  d’Auriac, 
M.  Armand  de  Béhault  est  admis  comme  membre  titulaire  correspondant 
de  la  première  classe. 

M.  Alcius  Ledieu,  bibliothécaire  à  Amiens,  pose  sa  candidature  comme 
membre  de  la  Société.  Il  est  présenté  par  MM.  Delattre-Lenoel  et 
Desclosières. 

La  Commission  d’examen  est  composée  de  MM.  Duvert,  Camoin  de  Vence 
et  d’Auriac.  M.  Duvert  est  désigné  pour  faire  le  rapport  de  cette  candidature. 

M.  Jouin,  fonctionnaire  du  Ministère  de  l’Instruction  publique,  demande 
son  admission  comme  membre  de  la  Société  des  Etudes  historiques.  Ce  can¬ 
didat  est  présenté  par  M.  Loiseau. 

Il  est  procédé  à  la  nomination  de  la  Commission  d’examen,  qui  se  compose 
de  MM.  Desclosières,  de  Boisjoslin,  Dufour.  M.  Desclosières  est  désigné 
comme  rapporteur. 

Il  est  procédé  ensuite  à  la  fixation  de  la  date  de  la  séance  publique, 
indiquée  pour  le  Dimanche  22  Avril. 


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64  SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ETUDES  HISTORIQUES. 

L’ordre  du  jour  appelle  ensuite  la  lecture  du  rapport  de  la  Commission 
des  Comptes  par  M.  Rodocanachi. 

Après  les  observations  échangées  par  MM.  Marbeau,  Duvert,  Desclo- 
siéres  et  Racine,  le  budget  et  les  comptes  sont  adoptés.  La  Sociélé 
remercie  M.  Rodocanachi  de  son  rapport  si  complet  et  si  clair. 

Lectures.  —  M.  Camoin  de  Vence  lit  la  suite  de  son  ouvrage  sur  les 
Ruines  et  Légendes  du  Tyrol. 

M.  Wiesener  continue  également  la  lecture  de  son  Etudesur  les  Pays-Bas 
au  xvi 0  siècle. 

La  Société  entend  ensuite  la  communication  de  l’étude  de  M.  Charles 
Préau  sur  la  Chambre  aux  deniers  du  Roi ,  du  xii°  au  xvi®  siècles. 

La  séance  se  termine  par  la  lecture  du  rapport  présenté  par  M.  Desclo- 
siéres  sur  le  livre  de  M.  de  Lesseps  :  Souvenirs  de  quarante  ans. 

L’ouvrage  de  M.  Jacques  Flach  sur  les  Origines  de  la  propriété  en 
France ,  est  confié  à  M.  Louis-Lucas,  fils,  qui  se  charge  d’en  faire  le  rapport. 

SÉANCE  DU  10  FÉVRIER  1888.  —  Présidence  de  M.  Marbeau, 
Vice-Président.  —  Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et  adopté. 
'  Dépouillement  de  la  Coirespondance  imprimée  et  manuscrite.  —  M.  le 
Secrétaire  général  dépose  sur  le  bureau  les  ouvrages  suivants  : 

Revue  de  la  Poésie. 

Bullelm  de  la  Société  des  Hautes- Alpes. 

Le  Journal  de  la  Société  Franklin. 

La  Revue  française  des  Sourds-Muets ,  publiée  par  notre  confrère,  M.  Bé¬ 
langer. 

Le  numéro  de  décembre  de  la  Revue  de  la  Société  des  Etudes  histotiques. 

M.  le  Secrétaire  général  a  reçu  les  lettres  de  M.  l’abbé  Espàgnolle 
qui  s’excuse  de  ne  pouvoir  assister  à  la  séance  et  adresse  une  étude 
intitulée  :  Examen  critique  des  doublets ,  de  M.  Brachet;  de  M.  Jules  Oppert 
remerciant  la  Société  à  foccasion  du  rapport  fait  par  M.  Duvert  sur  son 
dernier  ouvrage  ;  du  Ministère  de  l'Instruction  publique  envoyant  le 
programme  du  Congrès  de  1888  pour  les  Sociétés  savantes.  On  retrouve 
dans  ce  programme  la  mise  à  l’ordre  du  jour,  sous  les  numéros  2  et  3, 
des  questions  déjà  étudiées  au  Congrès  de  1886,  par  M.  Desclosièrbs  ;  de 
l’Association  française  pour  l’avancement  des  sciences  annonçant  un 
grand  Congrès  à  Oran,  pendant  les  mois  de  mars  et  avril. 

L’échange  des  manuscrits  du  Concours  s’opère  de  la  façon  suivante: 

M.  d’Auriac  remet  le  manuscrit  n°  2  à  M.  Wiesener. 

M.  de  Boisjoslin  remet  le  manuscrit  n#  3  à  M.  d’Auriac. 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ETUDES  HISTORIQUES.  95 

M.  de  Biran  écrit  à  la  Société  pour  l’informer  de  la  suite  donnée  à  la 
demande  en  délivrance  du  legs  Berthier. 

M.  Camoin  de  Vence  transmet  à  la  Société,  de  la  part  de  M .  Vincent, 
notre  confrère,  le  programme  du  Concours  de  l’Académie  de  Marseille, 
pour  1888  et  1889.  Il  sera  inséré  dans  la  Revue.  (Voir  p.  89). 

L’ordre  du  jour  appelle  l’examen  de  la  candidature  de  M.  Jouin  qui 
est  élu,  sur  le  rapport  de  M.  Desclosières,  membre  titulaire  résident 
de  la  quatrième  classe. 

On  vote  ensuite  sur  l’admission  de  M.  Ledieu  qui  est  élu,  sur  le  rapport 
de  M.  Du  vert,  en  qualité  de  membre  correspondant  titulaire  de  la 
première  classe. 

M.  Francis  Melvil  (Léonce  Gibert),  ancien  lauréat  du  prix  Raymond, 
est  admis,  sur  sa  demande,  en  qualité  de  membre  correspondant  de  la 
première  classe. 

M.  d’Auriàc  fait  à  la  Société  une  proposition  ainsi  formulée  :  Une  femme , 
auteur  d'œuvres  historiques  ou  artistiques,  peut-elle  être  admise  au  nombre 
des  membres  de  la  Société ? 

Après  les  observations  échangées  de  MM.  d’Auriac,  Marbeau,  Desclo¬ 
sières,  une  Commission  de  trois  membres  est  nommée  pour  examiner 
la  proposition.  Elle  se  compose  de  MM.  d’Auriac,  Camoin  de  Vence,  Duvert. 

On  décide  de  demander  l’avis  de  M.  le  premier  président  Barbier,  qui 
a  rédigé  les  statuts  de  la  Société. 

M.  d’Auriac  exprime  les  excuses  de  M.  Bougeault  qui  ne  peut  venir 
à  la  séance  de  ce  jour. 

M.  Desclosières  indique  l’état  des  collections  de  la  Revue . 

Lectures.  —  Sont  entendues  :  Ruines  et  Légendes  du  Tyrol ,  par  M.  Camoin 
de  Vence,  suite. 

Les  Mémoires  de  Dufort ,  comte  de  Chevermj ,  par  M.  Marbeau.  (A  suivre). 

SÉANCE  DU  25  FÉVRIER  1888.  —  Présidence  de  M.  Marbeau.  — 
Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance,  lu  et  rédigé  par  M.  G.  Dufour, 
est  adopté. 

M.  Desclosières  remet  le  manuscrit  n°  1  du  Concours  à  M.  de  Boisjoslin 
et  le  manuscrit  n°  3  à  M.  Camoin  de  Vence. 

Dépouillement  de  la  correspondance  imprimée  et  manuscrite.  —  Lettres  de 
MM.  Duvert  s’excusant  de  ne  pouvoir  venir  à  la  séance,  pour  raison  de 
maladie  ;  Loiseau,  qui  s’excuse  également  de  ne  pouvoir  assister  à  la  séance; 
Vavasseur,  demandant  la  rectification  du  titre  d’une  lecture  qu’il  se  pro¬ 
pose  de  faire  à  la  Société  ;  Ameline,  envoyant  un  manuscrit  et  s’excusant 


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96 


SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

de  ne  pouvoir  venir  à  la  séance  ;  Menu,  de  Laon,  qui  annonce  sa  nomination 
comme  Secrétaire  de  la  Société  des  Agriculteurs  de  France  ;  de  Boisjoslin, 
acceptant  de  faire  le  rapport  sur  le  Concours  Raymond  ;  Francis  Melvil, 
Ledieu  et  Jouin,  remerciant  la  Société  de  les  avoir  admis  au  nombre  de  ses 
membres  ;  Quantin,  éditeur,  exprimant  le  désir  d’avoir  le  dernier  volume 
de  la  Revue  de  la  Société,  pour  en  faire  rendre  compte  dans  sa  publication: 
Le  Livre;  le  Premier  Président  Barbier,  annonçant  une  lecture  pour  la 
séance  publique,  sous  ce  titre  :  Un  exilé  de  V Académie;  Whitte,  du  Canada, 
annonçant  qu’il  vient  de  fonder  une  Société  des  Études  historiques,  à 
Montréal,  et  envoyant  un  exemplaire  des  statuts  de  la  nouvelle  Société. 

M.  Desclosières  propose  d’insérer  entièrement  dans  la  Revue  la  lettre 
de  notre  confrère,  M.  Whitte. 

M.  Vavasseur  espère  que  cette  confraternité  d’études  aidera  au  dévelop¬ 
pement  des  relations  de  la  France  avec  le  Canada. 

Ouvrages  offerts .  —  Mémoires  de  V Académie  de  Toulouse  :  M.  d’Auriac 
est  désigné  comme  rapporteur.  —  Mémoires  de  la  Société  de  Langres  :  M.  de 
Boisjoslin,  rapporteur.  —  Monographie  de  VÈglise  de  Saint  Clément  de 
Tours ,  par  Léon  Palustre,  avec  une  notice  de  M.  Léon  Lhuillier.  — 
M.  Jouin,  rapporteur.  —  Plusieurs  opuscules  de  M.  Veuclin.  M.  Rodoca- 
nachi  remet  à  la  Société  un  numéro  de  la  Nouvelle  Revue ,  contenant  un 
de  ses  articles.  M.  Desclosières  se  charge  d’en  faire  le  rapport. 

L’ordre  du  jour  appelle  l’examen  de  la  proposition  de  M.  d’Auriac,  ainsi 
formulée  :  «  Une  femme,  auteur  d’œuvres  historiques  ou  artistiques,  peul- 
elle  être  admise  au  nombre  des  Membres  de  la  Société?  » 

Après  une  discussion  à  laquelle  prennent  part  MM.  Vavasseur,  Camoix 
de  Vence,  Desclosières,  Marbeau,  Racine,  la  Société  vote  l’ajournement 
de  la  question,  qui,  quant  à  présent,  se  présente  au  point  de  vue  purement 
théorique  sans  application  à  une  personnalité  déterminée. 

La  Société  entend  la  lecture  d’une  élude  de  M.  Vavasseur,  intitulée: 
Louis  XIV  fondateur  d'une  Société  par  actions . 

La  Séance  se  termine  par  l’audition  d’une  notice  sur  Antoine  Benoist, 
M.  Charles  Préau,  rapporteur,  d’après  une  brochure  de  M.  Vaudin. 

Le  Secrétaire  général  adjoint, 

G.  DUFOUR. 


Amiens.  —  lmp.  Delattre-Lenoel,  rue  de  la  République,  32. 


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54e  Année. 


Mars-Avril. 


N*  2. 


RUINES  ET  LÉGENDES 

DU  TYROL. 

( Suite j. 


V 


Le  Gradenertiial.  —  Salvans,  Ganne.  —  Sorcières  de  Colfosco. 

*  Le  Mosca.  —  Streciiom  de  Livikallongo. 

Bruneck,  qui  doit  son  origine  à  Bruno,  évêque  de  Brixen,  est 
admirablement  situé  à  l’entrée  de  la  vallée  d’Ahren  ou  de  Taufers. 
C’est  entre  Bruneck  et  San  Lorenzen,  qu’on  peut  le  mieux  visiter 
la  vallée  de  Graeden  (Gardeina  dans  la  langue  du  pays,  Gardena  en 
italien).  On  y  admire  les  jolis  bourgs  de  Saint-Ulrich,  Sancta-Chrislina 
et  Sancla-Maria.  Par  le  col  de  Graeden,  on  arrive  à  Corfora  et  Colfosco, 
deux  villages  des  plus  étranges  et  des  plus  caractéristiques,  au  milieu 
de  celte  contrée  toute  entourée  de  roches  dolomiliques. 

Ici,  la  légende  est  partout. 

On  croit  encore  aux  Silvans  et  aux  Ganne.  Les  Silvans  ou  Salvans 
viennent  évidemment  des  Silvani.  Auprès  d’eux,  l’élément  féminin 
était  représenté  par  les  Ganne.  C’étaient  des  êtres  sauvages  qui  habi¬ 
taient  des  tanières,  se  nourrissaient  de  la  chair  des  fauves,  se  couvraient 
de  peaux  d’ours  ou  d’arochs,  taureaux  primitifs;  ils  se  comprenaient  «à 
peine  entre  eux,  avaient  peur  du  tonnerre  et  du  diable  comme  de  simples 
humains  ;  ils  étaient  toujours  affamés  comme  des  ogres. 

A  Colfosco  surtout,  il  y  avait  un  grand  nombre  de  ces  Silvans  qui 
vivaient  dispersés  sur  les  sommets  de  Puz  et  des  montagnes  voisines. 
On  y  voit  encore  une  fontaine  qui  porte  leur  nom.  L’hiver,  ils 
descendaient  de  Puz  tout  couverts  d’une  croûte  de  glace  et  s’arrêtaient 
mars-avril  1888.  7 


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98 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
à  Longiaro  cl  Pczzedi.  Ils  ne  faisaient  de  mal  à  personne,  mais  si 
quelqu’un  se  moquait  d’eux  ou  les  attaquait,  ils  en  tiraient  une  ven¬ 
geance  terrible,  ayant  une  force  de  géant. 

On  prétend  que  les  Garnie  se  laissaient  approcher  plus  facilement  : 
douces,  tranquilles,  elles  se  mettaient  même  à  aider  les  paysannes  dans 
leurs  travaux  domestiques. 

Une  jeune  Garnie ,  dans  le  val  du  sud  à  Colfosco,  venait  souvent 
jusqu’à  Pezzcdi  pour  réchauffer  ses  membres  gelés.  Le  maître  de  la 
cabane  où  elle  entrait  n’était  pas  marié.  11  la  décida  à  se  laisser  baptiser 
et  l’épousa.  Elle  avait  consenti,  à  la  condition  expresse  qu’il  ne  touche¬ 
rait  jamais  son  visage  du  revers  de  la  main.  Pendant  longtemps,  tout 
alla  à  merveille  :  la  Garnie  était  la  plus  honnête  femme,  élevant  ses 
enfants  dans  la  crainte  de  Dieu.  Un  samedi,  le  mari  rentra  très  fatigué 
et  s’assit  à  côté  de  sa  femme  qui  lavait  les  enfants.  Ayant  les  deux 
mains  occupées,  elle  dit  à  son  mari  :  «  Regarde,  je  sens  quelque  chose 
sur  le  front.  »  Le  pauvre  homme  voulut  saisir  une  espèce  de  moucheron 
et  loucha  le  front  du  revers  de  sa  main.  Aussitôt  la  Garnie  devint  d’un 
rouge  feu,  poussa  un  grand  cri  et,  jetant  un  regard  plein  d’angoisse  à 
son  mari  et  à  ses  enfants,  elle  disparut.  Malgré  ses  pleurs  et  ses  suppli¬ 
cations,  il  ne  put  jamais  la  revoir. 

Les  Silvans  et  les  G  an  ne  ne  se  montrent  plus  depuis  longtemps, 
mais  il  y  a  encore  des  sorcières  dans  le  Bas-Tyrol,  principalement  à 
Colfosco  ;  il  y  en  a  de  vieilles,  de  jeunes  ;  toutes  sont  laides.  Les 
paysans  attribuent  aux  prêtres  le  pouvoir  de  les  deviner  à  première 
vue  et  de  conjurer  leurs  maléfices.  Ils  croient  aussi  que  tout  individu 
intelligent  peut  reconnaître  les  sorcières  en  observant  leurs  actions. 
Elles  sont  redoutées,  surtout  pour  la  grêle  qu’elles  font  tomber  où  il 
leur  plaît.  On  les  voit  agiter  l’eau  avec  une  baguette,  en  marmottant 
des  paroles  qu’on  dirait  des  patenôtres,  mais  qui  sont  bien  loin  d’en 
être,  puisque  avec  ces  invocations  elles  appellent  le  démon  à  leur  aide. 

ün  les  voit  gravir  la  montagne  avec  la  rapidité  des  lièvres.  Souvent, 
les  dimanches  et  autres  jours  de  fête,  elles  vont  sur  le  mont  Put  où 
sont  les  petits  lacs  de  Champéi  et  de  Crcspéna.  Autour  des  différents 
pics  s’entassent  de  lourds  nuages  qui  restent  immobiles.  Des  brouillards 
blanchâtres,  épais,  visqueux,  se  traînent  lentement,  rampant  et  s’accro¬ 
chant  aux  parois  des  rochers.  Des  deux  petits  lacs,  l’un,  aux  eaux 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

vertes,  croupissantes,  s’étale  comme  un  crapaud  monstrueux  ;  l’autre 
bouillonne  sans  cesse  comme  un  chaudron  infernal.  Dans  ses  profon¬ 
deurs,  des  sources  jaillissent  avec  force  et  font  des  tourbillons.  C’est 
dans  ces  lieux  sinistres  que  les  sorcières  sont  errantes  pendant  la  nuit, 
dansant,  chantant,  mangeant  et  buvant.  On  voit  la  chaumière  où  elles 
se  réunissent  briller  jusqu’à  Y  Ave  Maria.  Au  premier  son  de  la  cloche, 
on  entend  comme  un  coup  de  tonnerre  :  un  nuage  de  fumée  épaisse 
et  noire  s’élève  ;  tout  a  disparu.  Le  jour,  elles  aiment  dormir  ;  aussi 
se  méfie-t-on  de  celles  qui,  à  l’église,  baissent  la  tète  pour  dissimuler 
leur  sommeil. 

A  l’extrémité  de  Gardena,  s’ouvre  la  gorge  étroite  de  Pontives,  longue 
d’une  demi-lieue.  On  n’y  passe  jamais  sans  péril,  à  cause  des  pierres 
roulantes.  D’énormes  quartiers  de  roches  se  détachent  des  cimes  et  se 
précipitent  avec  fracas,  entraînant  tout  dans  leur  chute  furieuse.  On 
comprend  les  légendes  si  nombreuses  en  Tyrol,  des  villages  écrasés 
comme  celles  des  villages  maudits.  On  est  plus  effrayé  encore  pendant 
la  nuit,  parce  qu’on  redoute  les  esprits  malfaisants,  les  sorcières  et 
l’ogre. 

Aujourd’hui,  depuis  qu’on  a  construit  une  large  route,  on  est  plus 
rassuré.  Mais  jadis,  c’était  là,  à  Pontives,  que  les  sorcières  prenaient 
leurs  ébats,  et  l’on  entendait  de  très  loin  leur  musique  infernale.  Si 
quelque  voyageur  cédait  à  la  tentation  de  s’approcher,  il  était  perdu. 
Les  sorcières,  terribles  Euménides,  le  saisissaient,  le  tiraient  dans  tous 
les  sens,  l’égratignaient,  le  maltraitaient  d’une  manière  horrible,  jusqu’à 
ce  qu’il  tombât  à  moitié  mort. 

On  raconte  qu’avant  que  les  énormes  rochers  fussent  précipités  du 
sommet  de  Risciesa ,  il  y  avait  au  dessous  itne  ville  et  qu’elle  fut  ensevelie 
comme  la  grande  ville  de  Suce,  au  delà  de  Casielrvih.  Les  paysans 
croient  entendre  souvent  des  enfants  pleurer  sous  ces  rochers  où  l’on 
voit  de  petites  flammes  courir  d’une  pierre  à  l’autre.  L’ancien  château 
de  Castelruth ,  bâti  sur  l’emplacement  d’un  fort  romain,  était  en  ruines 
depuis  plusieurs  siècles,  quand  la  famille  de  Krauscn  y  fil  construire 
un  magnifique  calvaire.  A  peu  de  distance  sont  les  ruines  d’un  ancien 
nid  de  voleurs  féodaux,  qui  portait  ce  nom  allemand  de  mauvais 
augure  :  Nicmenden  Freund ,  ami  de  personne  ! 

Dans  la  région  de  Graden,  parmi  les  sites  les  plus  étranges,  plusieurs 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

sont  désignés  comme  les  rendez-vous  préférés  des  sorcières  :  Qüelalt , 
le  Val  de  Colfosco,  il  Sasso  di  Stria. 

Le  Val  de  Colfosco  est  assez  loin  au  dessus  du  village  de  ce  nom.  On 
traverse  d’abord  des  bois  maigres,  rabougris  qui  vont  se  raréfiant  de 
plus  en  plus.  Bientôt  on  ne  trouve  que  quelques  misérables  petits 
arbrisseaux  étiolés,  tordus,  desséchés.  Puis,  il  n’y  a  plus  trace  de 
végétation,  ou  si  l’on  aperçoit  encore  quelques  minces  touffes  d’herbe, 
elle  a  cet  aspect  malingre,  mourant,  que  l’on  voit  dans  les  champs 
empestés  de  la  malaria.  C’est  une  lande  à  perte  de  vue  plus  déserte 
que  le  désert,  plus  triste  surtout.  La  terre,  les  pierres,  les  plantes, 
tout  paraît  brûlé,  rôti.  Ça  sent  le  roussi,  disent  les  paysans.  Sente 
l’orco  !  littéralement,  ça  sent  l’ogre  !  mais  l'ogre  est  ici  synonyme  de 
démon. 

Dans  un  coin  de  cette  lande  est  une  masure  perdue,  le  toit  à  moitié 
effondré  :  le  vent,  la  pluie,  la  tempête  y  entrent  de  tous  côtés. 

On  n’a  pas  de  grands  efforts  d’imagination  à  faire  pour  se  persuader 
que  celle  masure  isolée,  sinistre,  est  le  lieu  de  rendez-vous  des  sorcières. 

Voici  l’un  des  récits  du  Val  de  Colfosco  :  Un  chasseur  s’était  laissé 
surprendre  par  la  nuit,  en  courant  après  une  bête  fauve.  Voulant  atten¬ 
dre  le  jour  pour  l’épier,  il  s’étendit  et  s’endormit  au  pied  d’un  rocher. 

Tout  à  coup,  il  est  réveillé  en  sursaut  par  une  musique  étrange  et  il  a 
devant  lui  un  splendide  palais  merveilleusement  illuminé.  Il  s’approche 
et  voit  un  grand  nombre  de  seigneurs  et  de  dames  qui  dansaient. 
C’étaient  de  monstrueux  chats  noirs  qui  jouaient  d’instruments  bizarres. 
Après  les  rondes  les  plus  infernales,  tous  les  couples  allèrent  s’asseoir 
à  la  table  du  magique  festin.  L’une  des  dames  aperçut  le  chasseur  et 
l’invita  à  entrer.  Tremblant,  éperdu,  il  alla  néanmoins  se  placer 
auprès  d’elle  et,  revenu  de  son  premier  effroi,  il  se  mit  à  goûter  de 
tous  les  mets  ;  ils  étaient  tous  sans  sel.  Le  chasseur  surpris  s’écria: 
«  Sans  sel,  il  n’est  pas  de  saveur  !»  et  en  même  temps,  il  invoqua  le 
nom  de  Dieu.  Dès  qu’il  eut  prononcé  ces  mots,  tout  s’évanouit  et  il 
se  retrouva  tout  seul  sur  son  rocher.  Mais  il  jura  par  tous  les  saints 
du  Paradis,  et  les  habitants  du  Val  se  garderaient  bien  d’en  douter, 
qu’il  avait  réellement  assisté  au  sabbat  de  Colfosco. 

D’autres  lieux  ont  pris  leurs  noms  des  réunions  de  sorcières,  par 
exemple  :  Roche  des  sorcières,  Plan  des  sorcières. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


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En  escaladant  les  Dolomites,  on  arrive  en  face  d’un  pic  isolé, 
inaccessible.  D’un  côté,  il  descend  par  une  pente  abrupte  jusqu’à  une 
sorte  de  gouffre.  Là  est  un  petit  lac  aux  eaux  lourdes,  immobiles, 
lugubres.  On  dirait  un  puits  infernal,  rempli  de  poix  noire  et  gluante. 
Il  bouillonne  et  fume  parfois,  ce  qui  ajoute  à  l’horreur  du  tableau. 
Ce  pic  est  l’une  des  plus  fameuses  roches  des  sorcières,  sur  la  limite 
de  la  vallée  d’Ampezzo.  C’est  le  célèbre  Sasso  di  Stria ,  qu’on  appelle 
aussi  Sas  de  Glatscha  parce  qu’il  portait  un  glacier.  Le  ruisseau  Ru  dœ 
Ganna  a  vu  autrefois,  campée  sur  ses  bords,  une  bande  de  femmes 
sauvages  appelées  Garnie  dans  le  pays,  filles  du  démon  et  des  sorcières. 

Le  récit  du  Mosca,  populaire  à  Colfosco,  donne,  pour  ainsi  dire, 
l’une  des  clés  des  légendes  tyroliennes. 

En  1812,  le  jour  de  l’Assomption,  les  cloches  de  Santa  Maria  de 
Colfosco,  de  Corfara  et  de  Campil  sonnaient  le  tocsin  des  tempêtes. 
C’était  le  signal  convenu  entre  les  habitants  pour  se  réunir  et  faire  la 
chasse  au  Mosca.  On  appelait  de  ce  nom  un  être  sauvage  et  mystérieux 
du  Val  de  Cembra  qui  dévastait  le  pays,  faisant  disparaître  les  trou¬ 
peaux  et  souvent  les  bergers.  Tout  le  monde  en  avait  peur,  et  nul  ne 
pouvait  l’atteindre. parce  qu’il  avait  le  corps  recouvert  d’une  sorte  de 
carapace  de  glace  et  qu’il  était  passé  maître  en  sorcellerie. 

Les  Gardenais,  après  l’avoir  guetté  dans  le  val  et  sur  la  montagne  de 
Stevia,  envoyèrent  de  tous  côtés  l’avis  de  sonner  le  tocsin  de  tempête 
à  une  certaine  heure.  On  devait  alors  poursuivre  le  Mosca,  l’enfermer 
dans  un  cercle  et  l’atteindre,  puisqu’il  ne  pouvait  pas  s’échapper  au  delà 
de  Puz.  De  toutes  parts  avaient  été  postées  des  gardes  pour  fermer  toutes 
les  issues.  Les  paysans  s’avancèrent  par  les  divers  chemins,  vers  le  mont 
Puz,  armés  de  fusils,  de  fourches,  de  faux  et  de  massues. 

Ceux  de  Gardena  le  chassent  par  le  val,  et  débouchent  par  Stevia  et 
Colfosco.  De  Villa  et  de  Campil  accourent  de  si  nombreuses  bandes 
d’hommes  armés,  que,  désormais,  il  sera  impossible  au  Mosca  d’échap¬ 
per.  Il  s’était  enfui  et  caché  au  fond  d’une  tanière,  sous  un  rocher. 
Enfin,  on  le  découvre,  on  fait  feu  sur  lui,  il  renvoie  les  balles  comme 
s’il  secouait  les  mouches  de  son  corps  :  étant  tout  cuirassé  d’une  énorme 
croûte  de  glace,  les  balles  ne  pouvaient  le  percer.  11  ne  sortait  pas  de 
son  repaire  et  personne  n’osait  y  pénétrer,  lorsque  Cerro  di  Colfosco, 
dont  le  courage  et  la  force  étaient  connus  de  tous,  s’écria  :  «  Je  vais 


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i 02  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

te.  déglacer,  maudit  !  Que  l’on  vienne  derrière  moi  avec  des  cordes  !  i 
Ccrro,  une  massue  à  la  main,  se  laissa  glisser  par  une  fissure.  Arrivé 
près  du  sorcier,  il  lui  asséna,  brusquement,  sur  la  tète  un  coup  si 
violent  qu’il  le  déglaça  et  rabattit.  «  Venez  tous,  cria  alors  Cerro, 
enchaînons-le  et  trainons-lc  en  prison.  » 

Le  Mosca  fut  enfermé  dans  les  cachots  du  col  de  la  Pedda,  dépendant 
de  la  seigneurie  de  Codone  qui  appartenait  aux  comtes  de  Wolkenstein. 

Dépouillé  de  sa  cuirasse  de  glace,  il  avait  perdu  tout,  son  pouvoir 
de  sorcier,  et  eut  la  fin  d’un  bandit  vulgaire. 

Son  nom  et  son  souvenir  sont  restés  vivants  dans  tout  le  pays. 

Cet  être  mystérieux,  ce  sorcier  redoutable  n’était  qu’un  audacieux 
et  adroit  brigand.  Ses  ruses  étranges  avaient  frappé  l’imagination  de 
paysans  crédules.  Ainsi  s’explique,  sans  doute,  la  plupart  des  légendes 
du  môme  genre  sur  les  ogres,  les  magiciens,  les  sorciers. 

Le  peuple,  par  quelque  côté  de  son  esprit,  reste  toujours  enfant, 
le  peuple  des  campagnes  surtout.  La  superstition  est  générale  et  invé¬ 
térée  chez  les  tyroliens. 

La  tradition,  la  légende  se  sont  intimement  mêlées  à  tous  les  phéno¬ 
mènes  de  la  nature.  Dans  la  région  des  Dolomites,  le  sol  est  essentielle¬ 
ment  volcanique.  Les  arbres  éclatent,  les  roches  se  brisent,  des  gouffres 
s’ouvrent  et  se  referment  brusquement.  Partout,  le  paysage  heurté, 
dentelé,  bizarre  s’harmonise  avec  les  mille  variétés  de  la  légende  qu’il 
fait  naître. 

Les  habitants  de  IJvinallongo  étaient,  autrefois,  presque  tous  suspects 
de  sorcellerie.  C’était  même  comme  un  privilège  spécial  au  pays,  que 
les  hommes  se  livraient  aussi  aux  pratiques  démoniaques  ;  on  con¬ 
naissait  les  Streghoni  de  Livinallongo ,  tandis  qu’à  Colfosco  et  àCorfara, 
comme  dans  toutes  les  autres  parties  du  Das-Tyrol,  on  ne  voyait,  en 
général,  que  des  Streghe ,  des  sorcières. 

Un  soir  d’automne,  un  riche  fermier  de  Livinallongo  revenait 
d’Ampezzo  et  se  trouva,  dans  la  nuit,  derrière  la  colline  de  Lana,  prés 
d’une  chaumière  qui  fut  transformée,  plus  tard,  en  fabrique  d’eau-de- 
vie  par  Silveslre  Gallisla  de  llrenta,  et  existe  encore  telle  quelle.  Ileut 
l’idée  de  passer  le  reste  de  la  nuit  dans  la  chaumière. 

S’en  étant  rapproché,  il  y  vit  un  grand  feu  et  entendit  parler  diverses 
personnes  dont  les  voix  lui  étaient  familières.  Il  entre  et  reconnaît 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


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plusieurs  de  ses  parents  ou  amis,  qui  paraissent  saisis  d’effroi  en  le 
voyant.  Us  étaient  autour  d’une  table  copieusement  servie. 

il  comprit  qu’il  y  avait  là  quelque  mystère  et  voulut  se  retirer  ; 
mais  on  le  força  à  manger  aussi,  en  lui  faisant  jurer  qu’il  ne  révélerait 
jamais  a  personne  ce  qu’il  aurait  vu  ou  entendu. 

Aux  premiers  sons  de  l 'Angélus,  il  ne  vit  plus  ni  la  chaumière  ni 
les  hommes.  Il  retourna  vers  sa  demeure,  derrière  le  col  de  Lana,  et 
il  aperçut  deux  des  assistants  de  la  nuit  qui  labouraient  paisiblement 
leurs  champs.  Chaque  fois  qu’il  rencontrait  l’un  d’eux,  celui-ci  le  fixait 
d’un  œil  menaçant,  comme  pour  lui  dire  :  Garde  le  secret  ou  malheur 
à  toi  ! 

Plusieurs  années  s’étaient  écoulées  :  un  jour,  à  la  foire  de  Caprile , 
il  eut  une  discussion  avec  un  des  individus,  pour  une  vente.  Irrité,  il 
lui  dit  :  On  sait  que  tu  es  capable  de  me  tromper  et  de  faire  pis  encore, 
je  te  connais  !  —  Assez,  dit  l’autre,  souviens-toi  de  ta  promesse  sur 
le  mont  des  Ombres  !  et  il  s’en  alla  en  lui  lançant  un  regard  sinistre. 

Le  malheureux  fermier  revint  chez  lui  tout  décomposé  et  se  sentit 
mourir.  II  n’eut  que  le  temps  de  dire  qu’il  mourait  à  cause  des 
méchantes  gens. 

Voici  comment  l’un  des  Slreghoni  les  plus  fameux  de  Livinallongo 
racontait  la  manière  dont  il  avait  élé  initié  aux  mystères  de  la  sorcel¬ 
lerie  :  «  Je  n’étais  encore  qu’un  garçon  de  dix  ans,  lorsqu’à  l’auberge 
de  mon  père  venaient  Christofaro  di  Ràs  et  le  Magnato  de  la  montagne, 
deux  sorciers  avérés.  Toutes  les  fois  qu’ils  restaient  le  soir,  le  père  me 
faisait  coucher  aussitôt  après  souper  ;  mais  je  me  cachais  derrière  une 
porte  d’où  je  pouvais  voir  et  entendre.  Le  père  tirait  alors  d’une  vieille 
cassette  fermée  à  clé,  trois  gros  livres  sur  lesquels  ils  se  mettaient  à 
lire  à  haute  voix.  J’appris  ainsi  les  choses  les  plus  étranges.  Plus  tard, 
je  me  livrai  aux  mêmes  pratiques  et  je  devins  un  habile  sorcier.  La 
plupart  des  opérations  magiques  se  font  par  des  herbes.  Il  faut  connaître 
l’herbier  de  Discorides,  indiquant  toutes  les  vertus  des  plantes  et  des 
racines.  Il  n’y  a  que  cinq  plantes  sur  lesquelles  le  démon  n’a  aucune 
influence  :  l’angélique,  la  valériane,  la  palma  christi ,  la  plus  sacrée 
de  toutes,  la  racine  de  Y impemtoria  et  Yatamanlc.  ün  peut  avec  ces 
cinq  plantes  composer  de  précieuses  amulettes  qui  annulent  tout  le 
pouvoir  du  démon  et  de  ses  acolytes,  les  sorciers» 


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m  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Je  veux  vous  raconter  comment,  un  jour,  le  démon  faillit  m’emporter. 
Une  année  de  jubilé,  je  cueillais  des  herbes  sur  le  Perdoï  ;  ce  fut 
précisément  à  celte  époque  que  le  curé  du  village  m’accusa  publique¬ 
ment  de  sorcellerie.  Après  avoir  bu  de  l’eau-de-vie  de  gentiane,  dont 
je  faisais  usage  comme  sorcier,  je  m’endormis  sur  un  banc.  Je  nie 
sentis  assailli  par  d’énormes  rats,  des  scorpions  et  autres  animaux 
immondes.  Tous  se  précipitaient  sur  moi  et  me  mordaient  avec  rage  ; 
je  souffrais  le  martyre.  J’eus  la  force  d’aller  m’enfermer  dans  une 
armoire  qui  fut  aussitôt  percée  par  les  rongeurs.  Je  sentis  que  le 
démon  était  le  plus  fort  et  allait  m’emporter. 

On  alla  chercher  le  curé  d’ Alba  qui  m’exorcisa.  Je  repris  mes  esprits 
et  le  curé  me  dit  :  Pierre  de  la  Poudre,  tu  es  sauvé,  mais  à  la  condition 
que  lu  viendras  faire  amende  honorable  à  l’église  !  J’allai  implorer  mon 
pardon  et  promis  de  ne  plus  me  livrer  jamais  à  aucune  opération  de 
sorcellerie.  » 

Ce  récit  donne  le  vrai  mot  de  l’énigme  des  Streghoni  en  parlant  de 
l’eau-dc-vie  de  gentiane,  l’une  des  substances  qui  peuvent  le  plus 
facilement  provoquer  des  hallucinations. 

C’est,  en  effet,  l’hallucination  naturelle  ou  factice  qui  explique  les 
phénomènes  les  plus  étranges.  C’est  ainsi  que  les  fumeurs  d’opium 
ou  de  haschisch  font  naître  ces  visions  inénarrables  qu’ils  préfèrent  à 
toutes  les  réalités  terrestres. 

Sans  doute,  les  légendes  diaboliques  jouaient,  au  moyen-âge,  un  rôle 
aussi  grand  que  les  légendes  pieuses,  et  les  masses  ignorantes  devaient 
être  frappées  aussi  vivement  par  les  unes  que  par  les  autres.  Dans  le 
nombre  inouï  de  sorcières  brûlées  pendant  quatre  ou  cinq  siècles, 
il  y  en  a  eu,  évidemment,  plusieurs  dont  les  rêves  hystériques  elles 
imaginations  désordonnées  les  transportaient  sur  les  domaines  de 
Satan.  Ce  qui  parait  certain,  c’est  que  le  plus  grand  nombre  arrivait, 
par  des  moyens  artificiels,  à  se  plonger  dans  cet  état  de  béatitude 
passagère  que  recherchent  aujourd’hui  encore  les  fumeurs  de  chanvre 
ou  d’opium  et  les  morphinomanes. 

Les  narcotiques  dont  usaient  les  prétendus  sorciers  étaient  le  métel 
ou  pomme  épineuse  (Datura  stramonium)  appelée  vulgairement  herbe 
aux  sorciers  ou  herbe  du  diable  ;  la  jusquiame,  la  belladone,  la  man¬ 
dragore,  la  gentiane  dont  parle  précisément  Pierre  de  la  Poudre.  L# 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

effets  physiologiques  de  ces  substances  expliquent  la  sensation  de  voler 
à  travers  les  airs,  les  concerts  harmonieux,  les  rêves  amoureux,  les 
voluptés  ineffables  traversées  de  douleurs  aiguës,  la  perception  de  bêtes 
magiques  qu’on  voit  voltiger  autour  de  sa  tête  ou  qui  vous  rongent 
le  corps  comme  dans  le  récit  de  Pierre  de  la  Poudre.  A  ces  diverses 
hallucinations  se  joignent  des  effets  plus  réels,  des  sortes  de  danses 
de  Saint-Gui,  des  éclats  de  rire  stridents,  les  excentricités  les  plus 
singulières  en  paroles  cl  en  actions.  Ainsi  s’expliquent  les  aveux  des 
prétendues  sorcières,  racontant  les  détails  du  sabbat. 

On  trouvait  dans  leurs  demeures  des  liquides  ou  onguents  composés 
avec  les  divers  narcotiques  et  qui  produisaient  leurs  effets  même  sur  les 
personnes  non  initiées.  L’assurance  donnée  par  plus  d’une  sorcière,  que 
de  sa  prison  même  elle  pouvait  s’échapper  pour  aller  assister  aux  fêtes 
de  Satan,  ne  doit  pas  étonner.  Pourvu  qu’elle  eût  avec  elle  la  prépa¬ 
ration  magique,  rien  ne  l’empêchait  de  retrouver  dans  le  plus  sombre 
cachot,  ses  visions  favorites.  11  est  évident  que  les  sorcières  regardaient 
ces  breuvages  fabriqués  par  elles-mêmes,  d’après  des  prescriptions 
traditionnelles,  comme  des  dons  de  Satan. 

Tous  les  maléfices  des  sorciers  s’expliquent  donc  par  des  moyens 
naturels.  Les  poisons  dont  ils  se  servaient  pouvaient,  suivant  les  doses, 
causer  la  maladie  ou  la  mort,  ou  donner  la  guérison.  Ayant  ainsi  l’art 
de  guérir  les  maladies  qu’ils  avaient  eux-mêmes  provoquées,  ils  se 
transformaient,  aux  yeux  de  paysans  crédules,  en  êtres  surnaturels 
avec  pouvoir  de  vie  et  de  mort. 

Les  légendes  du  sabbat  s’expliquent  aussi  par  des  faits  historiques. 
U  y  eut,  dans  divers  pays,  pendant  tout  le  moyen-âge  et  jusqu’au 
commencement  du  xvn°  siècle,  des  réunions  secrètes  d’hommes  ou  de 
femmes  qui  célébraient  des  fêles  nocturnes  dans  des  landes  désertes 
et  s’y  livraient  à  tous  les  excès.  Michelet  a  décrit,  dans  la  Sorcière, 
cette  reprise  de  l’orgie  païenne  par  un  peuple  de  serfs.  C’était  la 
la  réaction  brutale  des  passions  humaines  contre  l’ascétisme  oppressif 
du  moyen-âge. 

Les  malheureux  serfs  cherchaient  à  échapper,  d’une  manière  quel¬ 
conque,  au  sentiment  du  joug  odieux  qui  les  écrasait.  Nos  moralistes 
contemporains  ne  s’élèvent-ils  pas,  sans  cesse,  contre  le  vice  de  l’ivro¬ 
gnerie,  le  terrible  fléau  de  l’alcoolisme  qui  se  propage  de  plus  en  plus 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


el  qui  nécessite  la  création  d’asiles  spéciaux  pour  les  milliers  d’infor¬ 
tunés  atteints  du  delirium  Iremcns  ?  Cependant  celte  passion  détestable 
fait,  tous  les  jours,  de  nouvelles  victimes,  bien  que  tous  ceux  qui  s’y 
livrent  en  connaissent  les  terribles  el  inévitables  effets.  Ce  que  le 
prolétaire  de  nos  jouis,  qui  ne  croit  plus  au  diable,  demande  à  l’alcool, 
l’oubli  de  la  réalité,  beaucoup  d’âmes  incrédules  du  xvie  siècle  et 
même  du  xvii®  siècle,  le  trouvaient  dans  les  breuvages  magiques  dont 
une  tradition  secrète  transmettait  les  recettes,  de  génération  en 
génération. 


VI 

Botzen.  —  Le  chevalier  de  Sigmundskron.  —  Les  fresques  de 
Runkelstein.  —  La  tour  de  Terlan. 

Botzen  a  10,000  habitants  environ.  Son  territoire  est  comme  un 
délicieux  jardin  de  vignes,  de  figuiers,  d’amandiers,  encadré  par  les 
masses  de  granit  el  de  porphyre  d’un  côté  et  de  l’autre,  au  dessus  de 
la  ville,  par  une  imposante  chaîne  d’Alpes  dolomitiques.  Leur  aspect, 
sous  les  couleurs  changeantes  du  soleil  couchant,  est  féerique.  Deux 
torrents,  le  Talfer  venant  de  la  vallée  de  Sarnthal  et  la  Passer  de  la  vallée 
de  Passeycr,  se  jettent  ici  dans  l’Eisack  pour  aller  plus  loin  se  perdre 
dans  l’Adige. 

Du  pont  du  Talfer  la  vue  est  admirable  :  les  verts  coteaux  où  la 
végétation  est  si  luxuriante  ;  la  riche  vallée  de  l’Eisack  ;  les  ruines  du 
défilé  de  Sarnthal  ;  plus  loin,  l’entrée  de  la  vallée  de  l’Adigc  qui  conduit 
à  Meran. 

Botzen  est  une  des  villes  les  plus  anciennes  du  Tyrol.  On  y  voit  des 
rues  tortueuses,  bordées  de  vieilles  arcades  sous  lesquelles  est  installé 
le  commerce  tyrolien. 

C’est  le  point  de  transition  entre  l’Italie  el  l’Allemagne,  entre  le  midi 
et  le  nord.  La  ville  est  allemande  par  les  façades  de  ses  maisons,  par 
les  mœurs  et  la  langue  des  habitants;  elle  est  italienne  par  ses  cours 
intérieures,  où,  à  travers  le  toit  découvert  sur  les  côtés,  l’air  pénètre 
et  circule  librement.  11  y  a  quelques  constructions  curieuses. 

L’église  est  remarquable  :  la  tour  du  clocher  est  une  dentelle  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


107 


pierre  du  xvic  siècle,  et  le  portail  du  nord  est  soutenu  par  deux  su¬ 
perbes  lions  en  porphyre  rouge  d’une  Hère  allure.  A  côté,  incrustée 
dans  le  mur,  est  une  des  plus  belles  pierres  tombales  que  l’on  puisse 
voir:  elle  représente  l’empereur  Ferdinand  II  tout  armé,  les  pieds  sur 
un  lion  et  tenant  ;\  la  main  un  écu  surmonté  d’attributs  héraldiques. 
C’est  une  mâle  et  vigoureuse  sculpture. 

Sur  la  route  de  Bolzen  à  Brunecken,  près  de  Colmann,  sont  les 
/fameuses  pyramides  de  Rilten,  l’une  des  principales  curiosités  du 
Tyrol.  On  peut  aller  à  Ritten  par  Klobenstein.  La  route  a  des  points  de 
vue  délicieux.  C’est  la  nature  la  plus  sauvage  mêlée  à  la  plus  riche 
culture.  Vers  l’est,  on  a  un  merveilleux  décor  dolomitique.  Après  le 
Sclilern  viennent  les  escarpements  du  Rosszühne  et  du  Rosengarten  ; 
à  gauche,  les  pics  de  Langkofel,  Blottkogel,  Meisules  et  Geisterspilz 
profilent  leurs  roches  dénudées  sur  le  bleu  cru  du  ciel  ;  à  droite,  les 
crêtes  de  Lallemar,  Schwarzhorn,  Fassa  tout  empourprées  par  les 
derniers  rayons  du  soleil  et  dont  l’aspect  exerce  sur  l’œil  du  voyageur 
la  plus  étrange  fascination. 

On  arrive  au  Finslerback,  torrent  d’une  violence  extrême:  il  emporte 
les  rochers,  les  pierres,  les  forêts,  les  routes  et  entasse  comme  un 
chaos  d’énormes  débris  qui  rompt  le  cours  de  l'Eisack.  Dans  une  gorge 
creusée  par  ce  torrent  se  dressent  les  Erdpyramiden,  groupe  étrange 
de  rochers  coniques,  décharnés  et  pointus.  Elles  figurent  plutôt  des 
tours,  des  clochers,  des  cloîtres  que  des  pyramides  proprement  dites. 
Ce  sont  des  espèces  d’obélisques  de  porphyre  rouge  que  surplombent 
souvent  de  grosses  pierres.  La  force  impétueuse  des  eaux  torrentielles 
a  désagrégé  les  parties  les  moins  dures  et  dénudé  peu  à  peu  ces  sque¬ 
lettes  rocheux,  aux  formes  bizarres.  Ils  atteignent  une  hauteur  de  vingt 
mètres.  L’ensemble  donne  l’idée,  tantôt  d’un  cimetière  étrange,  tantôt 
d’un  temple  en  ruines.  De  temps  en  temps,  le  torrent  mine  une  des 
Erdpyramiden  qui  s’affaisse  sur  elle-même  et  tombe  avec  fracas. 

Sigmundskron  domine,  comme  une  reine  majestueuse,  parmi  les 
monuments  de  chevalerie  si  nombreux  autour  de  Bolzen.  lia  droit  au 
premier  rang  par  sa  superbe  élévation  sur  un  roc  inaccessible  autant 
que  par  ses  souvenirs  héroïques.  Le  peintre  et  l’antiquaire  lui  rendent 
un  égal  hommage.  Les  hommes  ont  toujours  considéré  comme  plus 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 
digne  de  vénération  la  noblesse  qui  remonte  à  l’époque  la  plus  loin¬ 
taine.  De  même,  une  ruine  a  d'autant  plus  de  prix  qu’elle  est  plus 
éloignée  de  son  origine. 

Priscianum,  Cornelianum,  Epponum  furent  des  colonies  romaines 
du  temps  où  les  habitants  de  la  haute  Italie,  fatigués  des  guerres  etdes 
troubles,  étaient  venus  dans  le  nord  chercher  des  abris  plus  sûrs. 
Horace  chanta  Eppanum  dans  une  ode  célèbre. 

Sigmundskron  fut  bâti  comme  le  château  de  Iloch  Eppan,  sur  les 
ruines  d’une  ancienne  forteresse.  Construit  au  xte  siècle  par  les  Fir- 
mian,  il  fut  fortifié,  en  1475,  par  l’archiduc  Sigismond,  qui  lui  donna 
son  nom.  Il  s’élève  majestueusement  cl  domine  tout  le  pays  du  haut 
d’une  montagne  au  pied  de  laquelle  l’Adige  roule  et  répand  ses  eau* 
comme  en  une  espèce  de  lac.  Sur  ce  même  roc  de  porphyre  que  cou¬ 
ronnent  pittoresquement  les  antiques  murailles,  s’élevait  jadis  la  for¬ 
teresse  romaine  de  Formicaria. 

Le  château  de  Sigismond  a  aussi  sa  légende.  Le  diable  invoqué  par 
un  chevalier  désireux  de  se  rendre  auprès  de  sa  belle,  malgré  les  ava¬ 
lanches  qui  rendaient  les  chemins  impraticables,  se  présenta  avec  un 
carrosse  attelé  de  quatre  chevaux,  mais,  au  lieu  de  conduire  le  che¬ 
valier  chez  sa  belle,  il  l’emporta  dans  l’enfer.  On  retrouve  ici,  comme 
à  Landeck,  le  chevalier  amoureux  elle  gouffre  dévorant. 

Non  loin  de  Sigmundskron  est  le  château  de  Maullasch.  Le  nom 
signifie  soufllet.  L’une  des  nombreuses  légendes  parle  d’un  violent 
soufflet  appliqué  par  un  chevalier  à  la  paysanne  dont  il  avait  fait  sa 
maîtresse  et  qu’il  chassa  ensuite  avec  son  enfant.  La  colère  du  ciel 
punit  le  suborneur. 

Le  château  de  Runkelstein,  bâti  au  xiu«  siècle  par  les  comtes  de 
Wangen,  s’élève,  comme  Sigmundskron,  sur  un  rocher  tellement 
escarpé,  qu’on  se  demande  comment  on  a  pu  y  élever  des  matériau* 
de  construction.  Autour,  sont  les  coteaux  où  l’on  récolte  le  vin  le  plus 
chaud  du  Tyrol. 

C’était  jadis  le  pays  des  gais  troubadours  qu’inspira,  sans  doute,  I» 
généreuse  liqueur.  Les  seigneurs  de  Vintler,  possesseurs  du  château, 
au  moyen-âge,  attirèrent  autour  d’eux  les  minnesingers.  Ce  fut  Nicolas 
Vintler  qui  reçut  le  prince  de  Ilalesburg  Guillaume,  lors  de  son  ma- 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  100 

riage  avec  la  princesse  Jeanne  de  Naples.  Pour  honorer  ses  hôles,  il 
fit  peindre  de  magnifiques  fresques,  représentant  des  scènes  de  Go- 
tefried  de  Strasbourg,  les  aventures  de  Tristan  et  d’Iseult.  Ces  fresques 
sont  restées  jusqu’à  nos  jours,  pour  tous  les  amateurs  d’art,  un  véri¬ 
table  but  de  pèlerinage. 

Kunkelstein  est  un  des  châteaux  les  plus  célébrés  par  les  poètes. 
Conrad  Vintler,  au  commencement  du  xve  siècle,  composa  un  poème 
intitulé  :  Les  Fleurs  de  la  Vertu,  inspiré  par  les  fresques  du  Runkelslein. 

Sendlinger,  maître  chanteur  de  Munich,  rassembla  à  la  fin  du  xtv° 
siècle,  les  vieilles  chroniques  du  château  et  contribua  à  sa  célébrité. 
Il  n’est  pas,  d’ailleurs,  un  trouvère  tyrolien  qui  n’ait  payé  son  tribut 
au  superbe  Runkelslein.  Voici  une  de  ces  poésies,  les  moins  anciennes  : 

«  Noble  castel,  je  me  réjouis  d’avoir  pu  découvrir,  à  travers  les 
roches  si  resserrées  du  Talfer,  un  sentier  escarpé  pour  monter  jusqu’à 
ton  sommet.  Tout  voyageur  qui  traverse  l’Elschland  ensoleillé  fera, 
avec  joie,  une  halte  dans  les  murs.  S’il  est  favorisé  des  doux  regards 
d’une  Yseult,  il  se  laissera  aller,  dans  ce  site  sublime,  à  ses  rêves  de 
poésie  et  d’amour  !  » 

Terlan  a  sa  lourde  Pise.  Il  y  a  plusieurs  légendes  :  voici  quelle  est 
la  plus  répandue. 

Un  ouvrier  maçon  était  devenu  éperdument  amoureux  de  la  fille  de 
son  maître  ;  il  l’a  demanda  en  mariage.  Le  patron  sourit  dédaigneu¬ 
sement  et  répondit  :  <  Quand  tu  auras  bâti  une  merveille  comme  la 
lourde  Pise,  alors  seulement  tu  épouseras  ma  fille.  »  Lejeune  maçon, 
par  un  miracle  d’habileté  et  de  travail,  éleva  cette  tour  prodigieuse 
qui  semble  vouloir  tomber  sur  les  passants. 

Il  épousa  enfin  sa  bien  aimée  et  comme  dans  tous  les  contes  de  fées 
ils  furent  heureux  et  eurent  beaucoup  d’enfants. 

La  vérité,  moins  poétique,  est,  parait-il,  que  les  eaux  de  l’Adige  en 
s’infiltrant  dans  le  sol,  ont,  pendant  des  siècles,  déplacé,  peu  à  peu, 
les  fondations  du  clocher  qui  s’est  progressivement  incliné,  tout  -en 
gardant,  par  un  prodige  d’équilibre,  sa  solidité  primitive. 

Cependant,  des  architectes  expérimentés  affirment  que  l’inclinaison 
a  été  voulue  ;  le  mode  de  construction  a  atteint  la  limite  extrême  de 
l’équilibre  stable.  La  science  semble,  ainsi,  donner  raison  à  la  légende. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


110 


VII 

Meran.  —  Land  im  Gebirge.  —  Légende  de  Zenoburg.  — 
Schloss  Tyrol. 


Les  Rhétiens  furent  les  premiers  habitants  du  Tyrol.  Horace  a 
chanté  la  conquête  de  la  Rhétie  par  Néron,  Drusus  et  Tibère  : 

Videre  Bhaedi  bel  la  sub  alpibus 
Drusum  gerentem . 


Drusus  Genannos  implacidum  genus 
Brennosque  veloces  et  arces 
Alpibus  impositas  tremendis 
Dejecit  acer  plus  vice  semplice . 

Ce  sont  les  grandes  voies  laissées  par  les  Romains  qui  ont  servi  aux 
ingénieurs  modernes  pour  les  routes  du  Brenner  et  de  la  Carinthie. 

Le  Tyrol  fut  un  perpétuel  champ  de  bataille  entre  Rome  et  ses 
ennemis  d’au  delà  des  Alpes.  Les  Marcomans,  les  Golhs,  les  lluns  ra¬ 
vagèrent  successivement  tout  le  pays.  Ce  furent  ensuite  les  Lombards 
qui  prirent  possession  du  Tyrol  méridional  et  les  Bavarois  de  la  partie 
septentrionale. 

La  chevalerie  eut  beau  jeu  dans  ces  montagnes,  dont  chaque  pic 
devint  une  forteresse  imprenable.  Trois  puissantes  familles  se  dispu¬ 
tèrent  la  suprématie  :  les  comtes  d’Andechs,  d’Eppan  et  de  Tyrol. 

Les  fameux  princes  de  Gôrtz  donnèrent  les  premiers  à  cette  terre 
des  montagnes  Land  im  Gebirge  une  réelle  importance.  Méran,  l’an- 
cienne  colonie  romaine  de  Maja,  fut  choisie  par  eux  pour  leur  résidence 
et  devint  la  capitale  de  leur  principauté.  On  a  peine  à  comprendre 
pourquoi  le  pays  prit  le  nom  de  Tyrol,  au  lieu  de  garder  celui  si 
harmonieux  de  Méranie  que  Ton  retrouve  dans  les  anciennes  chro¬ 
niques.  Tyrol  vient  de  Terriolis ,  qui  était,  dans  l’origine,  la  citadelle 
de  la  colonie  romaine  dans  les  montagnes  de  la  Rhétie. 

Au  xiie  siècle,  les  comtes  du  Tyrol  dominaient,  des  hauteurs  de 
Terriolis,  transformé  en  château,  et  Méran  prospéra  de  plus  en  plus. 
Marguerite  Maullasch,  héritière  de  la  seigneurie,  en  1359,  céda  ses 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  III 

droits  à  ses  cousins  les  (lues  d’Autriche,  qui,  un  siècle  après,  rache¬ 
tèrent  aussi  aux  Bavarois  le  Tyrol  du  nord. 

Au  xvne  siècle,  sous  le  règne  de  Léopold  1er,  le  Tyrol  fut  complète¬ 
ment  incorporé  à  la  monarchie  autrichienne. 

C’est  à  partir  de  Méran,  comme  centre,  que  s’étend  celte  terre  de 
Bolzen  si  vantée  et  si  magnifique  en  effet,  surtout  dans  la  vallée  de 
l'Adigc  supérieur.  Elle  s’appelle  Vintzchgau  de  sa  source  jusqu’à  Meran; 
elle  doit  ce  nom  à  ses  anciens  habitants  Venones.  «  Dès  Latsch,  elle 
devient  de  plus  en  plus  pittoresque  ;  la  plaine  est  richement  cultivée, 
de  beaux  ombrages  s’étendent  çà  et  là,  et  les  montagnes,  beaucoup  moins 
nues,  commencent  à  prendre  le  caractère  italien.  Moins  accidentées 
que  les  montagnes  de  la  Suisse,  elles  n’offrent  aux  regards  ni  des 
plateaux  cultivés,  ni  des  forêts  séculaires,  mais  des  pentes  vertes  et 
buissonneuses,  dont  les  formes  ont  de  la  douceur  et  le  coloris  un  éclat 
plus  tendre  et  plus  clair  que  celui  des  grandes  Alpes.  »  (Topfer).  De 
tous  côtés,  les  châtaigniers  au  large  ombrage,  les  arbres  fruitiers  aux 
riches  couleurs,  les  vignes  pliées  en  treilles  élégantes  forment  un 
ensemble  ravissant. 

Meran,  en  italien  Merano,  paraît  une  trop  petite  ville  pour  avoir  été 
la  capitale  du  Tyrol.  Mais  dans  toute  la  contrée,  il  n’est  pas  de  paysage 
plus  gracieux  que  les  blanches  maisons  de  Meran  adossées  à  la  verte 
colline,  au  sommet  de  laquelle  se  dresse  l’héroïque  château  des  comtes. 
Tout  autour,  sur  les  collines  'étagées,  grimpent  les  pampres  qui 
forment  comme  un  rideau  verdoyant  au  devant  des  Alpes.  Partout  où 
se  porte  le  regard,  apparaissent  d’antiques  castels  perchés  sur  les 
hauteurs,  et  de  modernes  villas  encadrées  dans  les  massifs.  La  Passer 
roule  ses  eaux  bruyantes  le  long  de  Meran  et  va  se  jeter  dans  l’Adige. 

Dans  la  ville,  toute  l'animation  se  concentre  sous  les  arcades  de  la 
grand’rue  Lauben.  Meran  est  devenue,  depuis  quelque  temps,  une 
slation  hygiénique  où  l’on  vient  faire  des  cures  d’air  doux  en  hiver, 
de  petit  lait  au  printemps  et  de  raisin  en  automne.  Elle  est  abritée 
contre  les  vents  du  nord  par  son  cercle  de  montagnes  et  le  climat  y 
est  d’une  salubrité  parfaite.  L’Impératrice  d’Autriche  a  sa  villa  à 
l’entrée  de  la  vallée  de  Passever.  On  a  construit  contre  les  déborde¬ 
ments  de  la  Passer  qui  est  très  torrentueuse  une  large  et  forte  digue, 
la  Wassermancr,  qui  est  la  principale  promenade. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

L’un  des  édifices  les  plus  curieux  est  le  Kelleramt  où  résidaient  au¬ 
trefois  les  comtes  de  Tyrol  et  qui  appartient  actuellement  au  prince 
de  Taxis.  Dans  la  partie  ancienne,  on  voit  encore  la  chambre  impé¬ 
riale  ornée  de  fresques  ;  on  remarque  les  peintures  de  maître  Chris¬ 
tophe  de  Meran,  le  plus  ancien  des  peintres  tyroliens,  représentant  le 
mariage  de  Marguerite  à  la  grande  bouche  avec  le  margrave  Louis  de 
Brandebourg. 

L’église,  dont  la  tour  est  la  plus  haute  du  Tyrol,  a  un  bon  retable 
de  Knoller,  l’Assomption.  Les  fonts  baptismaux  sont  ornés  de  plusieurs 
petits  tableaux  très  curieux.  La  chapelle  de  Sta  Barbara  est  remplie  de 
statuettes  en  bois  ou  en  plâtre,  bizarrement  peinturlurées,  surchargées 
d’ex-voto  en  argent,  en  cuivre  ou  en  zinc.  Les  squelettes  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Alexandre,  exposés  dans  des  vitrines  sur  les  autels, 
sont  lugubres  à  voir.  Les  ossements  sont  tout  parés  :  les  côtes,  les 
jambes,  les  bras  entourés  de  bandelettes  d’or,  ornementés  de  pierres 
de  couleur  ;  sur  les  crânes  sont  posées  des  couronnes  faites  de 
verre,  d’or  et  de  pierres  fines  ;  dans  l’orbite  un  rubis  figure  l’œil  ; 
un  jupon  en  soie  couvre  le  squelette  jusqu’au  genou  ;  des  sandales  en 
soie  brodées  d’or,  un  bouquet  de  fleurs  à  la  main  ;  la  bouche  béante... 
tout  l’ensemble  est  d’autant  plus  effroyable  que  les  crânes  ont  un 
rictus  plein  de  malice  et  d’ironie.  C’est  un  effet  macabre  des  plus 
saisissants. 

Aucun  des  nombreux  châteaux  qui  entourent  Meran  n'a  une  plus 
belle  situation  que  Zenoburg,  au  dessus  de  la  route  de  Steiner  et  de 
Passever  il  se  dresse  fièrement  sur  une  roche  abrupte.  Il  est  le  plus 
rapproché  des  portes  de  la  ville  sur  lesquelles  on  voit  l’aigle  rouge  du 
Tyrol.  Posté  là,  comme  une  sentinelle  avancée,  il  regarde,  par  dessus 
les  riants  côleaux,  vers  les  montagnes,  du  côté  de  l’Elsch,  où  il  revoit 
comme  dans  un  magique  panorama,  tous  les  glorieux  souvenirs  laissés 
par  les  héroïques  ancêtres  du  Tyrol. 

D’étranges  légendes  entourent  sa  première  origine.  Les  unes  rap¬ 
portent  que  l’Empereur  Zenon  de  Byzance,  après  avoir  été  renversé 
du  trône,  an  ive  siècle,  serait  venu  ici,  chercher  un  refuge  ignoré  de 
tous.  D’autres  affirment  que  saint  Corbinien  qui  vivait  dans  la  forêt, 
près  de  Kuens,  avait  élevé  en  l’honneur  de  saint  Zenon,  évêque  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  113 

Vérone,  une  chapelle  qui  devint  plus  lard  le  château  de  Zenoburg. 

Ces  deux  versions  ne  s’appuient,  d’ailleurs,  sur  aucun  document 
sérieux. 

D’autres  parlent  de  la  construction  d’un  château-fort  où  se  trouvent 
bizarrement  mêlés  les  souvenirs  des  empereurs  de  l’Orient  et  des  saints 
docteurs  de  l’Occident.  11  est  question  aussi  d’un  roi  de  Bohême  qui 
aurait  choisi  ce  château  sur  la  crête  de  la  montagne  comme  un  séjour 
de  prédilection.  Un  autre  roi  de  Bohème,  Charles,  qui  voulait  se 
venger  de  la  fameuse  comtesse  Marguerite,  â  cause  de  la  persécution 
exercée  contre  son  père,  assiégea  le  château  de  Tyrol  et  détruisit 
Zenoburg. 

De  la  terrasse  de  Zenoburg,  on  a  une  vue  très  étendue  sur  les  vastes 
pâturages  et  les  gais  coteaux  couverts  de  vignes.  Partout  ici,  la  nature 
sourit  aux  ruines  et  leur  prête  une  grâce  incomparable. 

En  face,  se  dresse  le  château  de  Tyrol. 

Sur  le  Küchelberg,  hauteur  couverte  de  beaux  vignobles,  au  pied 
de  laquelle  est  Mcran,  s’élève  le  célèbre  château  de  Tyrol  qui  a  donné 
son  nom  au  pays.  Deux  chemins  y  conduisent.  L’un,  le  plus  court  et 
le  plus  facile  y  mène  en  1  heure  1/4,  en  parlant  de  la  porte  du  nord  ou 
Passeyer  Thor.  C’est  en  suivant  ce  chemin  qu’on  visite  Zenoburg. 

Après  une  heure  d’ascension,  on  atteint  le  village  de  Dorf  Tyrol 
composé  de  quelques  vieilles  chaumières. 

La  pyramide  de  granit  où  s’élève  le  castel  des  comtes  ne  semble  pas 
accessible,  et,  en  effet,  il  faudrait  tourner  et  contourner  la  montagne, 
si  l’empereur  Léopold  1er  n’avait  fait  percer  un  tunnel  â  travers  la 
roche  Knappenloc/t.  On  traverse  ce  souterrain  de  cent  pas  de  long  et 
l’on  se  trouve  brusquement  en  face  d’un  paysage  d’une  grandeur  ler- 
rifianle.  Ce  ne  sont  que  rochers  sur  rochers,  ravagés  par  les  éboule- 
ments  autant  que  par  les  débordements  du  torrent.  Sur  une  pyramide 
de  granit  qui  fait  tranche  à  pic  sur  la  montagne  se  dresse  le  château, 
et  son  enceinte  fait  vraiment  corps  avec  le  rocher. 

Par  une  cour  délabrée,  on  parvient  â  la  porte  principale  où  l’on 
reconnaît  des  vestiges  de  murailles  romaines.  On  a  comme  une  vision 
de  ces  deux  époques  guerrières  si  puissantes,  la  conquête  romaine  et 
la  féodalité  du  moyen-âge. 

MARS-AVRIL  1888.  8 


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m  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

La  chapelle  csl  très  bien  conservée  ;  sa  porte  est  une  merveille  de 
sculpture  du  xic  siècle.  Le  vieux  crucifix  de  cette  chapelle  a  sa  légende, 
affirmant  que  toujours  avant  la  mort  de  chaque  comte  suzerain,  un 
morceau  de  pierre  se  détachait  de  la  croix.  Quand  le  comte  Meinhard, 
dernier  rejeton  de  la  grande  famille,  rendit  famé,  des  plaies  du  christ 
s’échappèrent  des  flots  de  sang,  jusqu’à  ce  que  le  dernier  des  comtes 
du  Tyrol  fut  enterré.  Le  gardien  du  château  insiste  sur  tous  les  détails 
de  la  légende,  avec  la  conviction  la  plus  profonde. 

Des  constructions  modernes  ont  remplacé  une  partie  du  vieux  ch⬠
teau.  L’antique  salle  des  chevaliers  est  transformée  en  un  vaste  salon, 
orné  des  portraits  de  souverains  autrichiens.  De  ce  côté,  on  a  une  vue 
splendide  sur  l’entrée  du  Val  de  Vintschgau,  le  joli  château  de 
Durnstein,  le  pic  de  Galtnerspitz.  Au  fond  de  la  vallée,  à  gauche,  est 
le  mont  Josephberg  qui  semble  s’élever  du  milieu  d’une  forêt.  Au 
dessus,  se  dresse  le  glacier  de  Lautsch,  dit  l’oreille  de  lièvre,  Haesenohr; 
à  l’horizon,  on  aperçoit  les  glaciers  d’Oertels,  les  plus  élevés  du  Tyrol. 

La  nature,  riante  dans  la  vallée,  sévère  sur  les  sommets,  devient 
grandiose  et  terrible  sur  les  hautes  montagnes.  Au  soleil  couchant,  les 
vallons  se  dorent  comme  sous  un  prisme  féerique  ;  les  glaciers  en  feu 
donnent  l’illusion  de  volcans  en  éruption  sur  les  flancs  desquels  rou¬ 
leraient  des  torrents  de  lave  ardente. 

D’un  autre  côté  du  château,  on  a  à  ses  pieds  le  Küchelberg  et  le 
vieux  hameau  du  Tyrol  enfoui  dans  les  pampres  ;  plus  bas,  la  pitto¬ 
resque  ruine  de  Brunnenburg.  En  face,  s’ouvre  la  vallée  proprement 
dite  de  l’Adige  avec  ses  coteaux  ou,  au  milieu  des  vignes,  scintillent 
les  clochers  des  nombreux  villages,  tandis  que  plus  haut,  la  roche  de 
porphyre  encadre  ce  splendide  tableau.  Au  loin,  se  profile  la  longue 
chaîne  des  Alpes  dont  le  pic  le  plus  élevé  est  la  Cirna  d’Asta.  De  tous 
côtés,  le  paysage  s’épanouit  en  un  resplendissement  merveilleux. 

C’est  ici  de  beaucoup  la  partie  la  plus  riche  du  Tyrol.  On  y  voyait 
encore,  il  y  a  quelques  années,  les  fermiers  aller  à  la  messe,  le 
dimanche,  comme  jadis  les  seigneurs  et  maîtres  des  châteaux,  suivis 
de  tous  leurs  gens  à  cheval.  Ces  opulents  fermiers  étaient  les  succes¬ 
seurs  des  tenants  des  douze  anciennes  fermes  appelées  Schildhaefe.  Ils 
étaient  astreints  à  certaines  fonctions  domestiques  ou  militaires  dans 
le  château  de  leurs  suzerains,  les  comtes  du  Tyrol  ;  ils  jouissaient 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  H  3 

d’importants  privilèges,  droits  de  chasse  et  de  pêche,  exemption 
d’impôts,  permission  de  porter  un  écusson,  scltild  ;  de  se  présenter 
à  l’église  et  devant  les  tribunaux  avec  l’épée  et  la  lance.  Aux  couron¬ 
nements  des  empereurs  François  et  Ferdinand,  en  1810  et  1838,  les 
fermiers  des  Schildhaefe  remplirent  encore  leurs  anciens  devoirs  de 
vassaux. 


VIII 

Drunnenburg.  —  LesNorglein.  —  Passeyertiial.  —  Pantegans. — 

Orco.  —  Pavaro. 

Quand  on  va  de  Meran,  en  descendant  la  montagne  de  Kuchelberg, 
vers  la  fontaine  de  Saint-Martin,  on  prend  un  sentier  escarpé  qui 
mène  à  Brunnenburg.  On  voit  plusieurs  terrasses  de  vignes  super¬ 
posées,  véritables  trésors  qui  donnent  le  nectar  du  pays  ;  elles  recouvrent 
le  sommet,  où  la  tradition  a  placé  le  fameux  palais  de  Laurins.  Brun¬ 
nenburg  est  cher  aux  artistes  par  le  contraste  de  scs  vieilles  pierres 
moussues,  de  ses  arbres  séculaires  et  de  ses  verts  gazons  à  travers 
lesquels  coulent  des  sources  murmurantes.  Au  dessus  de  deux  blocs 
de  granit,  un  châtaignier  dresse  sa  tète  majestueuse.  Dans  les  voûtes 
des  anciens  souterrains,  sinistres  oubliettes,  règne  aujourd’hui  comme 
un  printemps  perpétuel.  On  voit  étaler  ses  branches  vertes  le  citronnier 
qui  embaume  là  où  gisaient  les  malheureux  prisonniers  du  moyen- 
age.  Par  un  singulier  caprice  du  hasard,  des  touffes  fleuries,  de  grosses 
boules  de  neige  se  sont  massées  dans  un  des  recoins  de  la  tour  où 
s’entassaient  jadis  les  projectiles  de  défense.  La  grande  arcade  d’une 
croisée  gothique  d’où  l’on  épiait,  autrefois,  les  mouvements  de  l’en¬ 
nemi,  s’est  transformée  en  un  cadre  enchanteur  où  apparaît  l’image 
pacifique  et  gracieuse  de  l’Etchland.  Au  point  le  plus  liant,  s’élève  un 
pin  géant  dont  la  vaste  envergure  semble  protéger  l’antique  domaine. 
H  est  là  comme  le  symbole  des  vieux  gardiens  de  ces  jardins  renommés, 
ou  les  nains  fantastiques,  les  Norglein ,  habitaient  jadis. 

On  se  raconte  encore,  le  soir,  devant  l’Aire  dans  les  chàlcts,  les 
légendes  des  Norglein .  Tantôl,  ils  viennent  au  secours  des  bons,  tantôt, 


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H  G  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

ils  jouent  aux  méchants  mille  mauvais  tours.  Au  pauvre  amoureux 
dédaigné  de  sa  belle,  ils  apportent  un  philtre  dont  quelques  gouttes 
suffisent  pour  changer  le  dédain  en  amour  ardent  ;  au  chasseur  mal¬ 
heureux,  ils  donnent  des  balles  qui  ne  manquent  jamais  un  chamois; 
la  nuit,  ils  se  glissent  dans  la  chaumière  du  pauvre,  et  changent  quel¬ 
quefois  les  pommes  de  terre  en  pommes  d’or.  Mais  ils  sont  impitoyables 
pour  les  méchants:  ils  brisent  à  coups  de  marteau  les  roues  dumoulin 
où  le  meunier  est  mauvais  maître  ;  ici,  ils  apparaissent  tout  à  coup  au 
nombre  de  dix  mille  pour  bâtir  une  église  en  une  nuit  ;  plus  loin,  ils 
détruisent  la  maison  d’un  usurier  impitoyable  envers  la  veuve  qu’il  a 
chassée  de  son  misérable  logis,  parce  qu’elle  ne  pouvait  pas  payer  son 
loyer. 

Dans  la  montagne,  les  Norglein  sont,  souvent,  des  hommes  de  glace 
avec  de  longues  barbes  blanches  qui  balaient  la  neige.  Dans  la  plaine, 
ce  sont,  presque  toujours,  de  petits  lutins  vifs  et  malicieux.  Toute 
cette  population  des  vais  de  la  Passer  est  une  des  races  les  plus  su¬ 
perstitieuses.  Elle  rivalise,  sous  ce  rapport,  avec  les  habitants  de  la 
vallée  de  Graden. 

On  y  raconte  que  quelquefois  des  êtres  sauvages  quittaient  leurs 
antres  des  montagnes  pour  se  fixer  dans  le  Passeyerthal.  Les  mâles 
s’appelaient  Pantegans  et  les  femelles  Panteganes.  Celles-ci  se  mon¬ 
traient  plus  souvent.  Seuls,  les  bûcherons  travaillant  au  plus  profond 
des  bois  pouvaient  très  rarement  entrevoir  quelque  Pantegan. 

Un  soir,  un  bûcheron  se  trouvait  tard,  dans  la  nuit,  au  fond  de  la 
forêt  oû  il  achevait  d’abattre  un  vieux  chêne.  Tout  à  coup,  il  voit  un 
Pantegan  qui  lui  ordonne  de  le  suivre.  Le  paysan  lui  dit  d’attendre  un 
instant  et  le  prie  de  l’aider  à  élargir  la  fente  du  chêne.  Le  Pantegan, 
pour  faire  preuve  de  sa  force,  met  ses  larges  mains  dans  la  fente,  le 
paysan  retire  brusquement  sa  hache  et  les  mains  du  sauvage  se  trouvent 
prises  comme  dans  un  étau  de  fer.  Le  Pantegan  poussa  des  cris  affreux 
et  finit  ainsi  misérablement  sa  vie. 

On  voit,  par  ce  récit,  que  le  pouvoir  des  Pantegans  du  Passeyerthal 
était  bien  faible,  puisqu’ils  ne  pouvaient  ni  se  défendre,  ni  se  délivrer 
même  d’un  piège  aussi  grossier. 

L’une  des  superstitions  les  plus  répandues  et  les  plus  persistantes 
dans  le  Passeyerthal,  comme  dans  toutes  les  parties  du  Bas-Tyrol,  est 


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RUINES  ET  LEGENDES  DU  TYROL. 


1 17 


celle  de  l’ogre,  Yorco.  Elle  se  rattache  au  culte  de  Pluton.  Il  se  présente, 
dit-on,  le  plus  gouvent/sous  la  forme  d’un  cheval  doux  et  apprivoisé 
qui  invite  le  voyageur  à  le  monter.  Malheur  à  l’imprudent  !  Le  cheval 
s’élève  à  des  hauteurs  vertigineuses.  Le  cavalier  est  forcé  de  faire  des 
efforts  surhumains  pour  se  maintenir  en  selle.  Après  la  course  effrénée 
qui  dure  toute  la  nuit,  le  cavalier  est  brusquement  jeté  au  lieu  meme 
d’où  il  était  parti. 

L’ogre,  parfois,  imite  de  loin  le  cri  du  chasseur.  Malheur  à  qui  lui 
répond  !  L’ogre  marche  sur  lui  avec  une  vitesse  effroyable  et  le  ren¬ 
verse,  s’il  ne  peut  pas  se  réfugier  dans  une  maison.  L’ogre  ne  pénètre 
jamais  dans  les  habitations. 

L’ogre,  d’autres  fois,  se  transforme  en  un  vent  impétueux  et  ren¬ 
verse  contre  un  mur  ou  un  tronc  d’arbre  celui  qu’il  poursuit. 

L’ogre  tyrolien  sait  se  montrer  aimable  parfois  avec  les  femmes  ; 
mais,  le  plus  souvent,  il  se  plaît  à  leur  jouer  de  mauvais  tours.  Tantôt, 
il  fait  disparaître  de  la  basse-cour  un  poulet,  une  oie  ;  tantôt,  il  soustrait 
du  linge,  des  provisions.  Les  mille  manières  dont  l’ogre  s’ingénie  à 
manifester  sa  malice  sont  aussi  variées  que  les  actes  même  de  la  vie 
rustique. 

Tandis  que  dans  le  Riibezahl ,  l’ogre  si  populaire  de  la  Bohème,  on 
admire  tant  de  traits  nobles  et  généreux  qu’ils  sont,  pour  ainsi  dire, 
la  règle,  et  la  méchanceté  l’exception,  l’ogre  du  Tyrol  est  absolument 
incapable  d’une  bonne  action.  En  lui,  prédomine  la  joie  maligne  de 
voir  souffrir,  signe  infaillible  d’un  naturel  pervers,  joie  qui  éclate  en 
ricanements  moqueurs  toutes  les  fois  qu’il  réussit  dans  un  de  ses  tours. 
Les  forêts  les  plus  épaisses  sont  sa  demeure  de  prédilection  ;  de  là,  il 
fait  entendre,  la  nuit,  son  cri  monotone  et  sinistre,  et  l’on  peut,  sous  ce 
rapport,  le  comparer,  au  Schrat  des  Allemands  qui  est  un  esprit  des 
bois,  au  corps  tout  velu,  à  l’aspect  hideux,  tenant  à  la  fois  du  Faune 
des  Romains  et  du  Satyre  des  Grecs. 

L'ogre  est  de  tous  les  esprits  malfaisants  celui  qui  a  les  plus  pro¬ 
fondes  racines  dans  les  croyances  tyroliennes.  C’est  à  ce  point  qu’au- 
jourd’hui  encore  il  est  redouté,  non  pas  seulement  par  les  enfants, 
mais  par  tous  ceux  qui  sont  forcés  de  voyager  la  nuit  et  de  traverser 
les  co/s  maudits  hantés  par  l’ogre. 

11  est  à  remarquer  que  l’ogre  tyrolien  n’a  jamais  réussi  à  se  trouver 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

une  compagne.  On  ne  £ait  pas  mention  d’ogresses  dans  le  Passeyerthal, 
pas  plus  que  dans  le  Gradenthal,  tandis  qu’il  est  notoire  que  l’ogre 
français  a  toujours  vécu  en  parfait  accord  avec  sa  chère  ogresse. 

Le  Pavaro  est  un  ogre  particulier  qui  avec  une  faux  invisible  coupe 
les  jambes  des  jeunes  maraudeurs  ;  il  se  cache  dans  les  jardins,  imi¬ 
tant  les  cris  des  vautours,  des  corbeaux,  des  pies.  Quand  il  se  monfre, 
il  a  la  tète  d’un  énorme  chien,  les  yeux  pleins  de  flammes,  la  bouche 
écumante,  de:  dents  de  fer,  le  poil  de  l’ours  noir,  des  pattes  si  longues 
qu’il  les  étend  jusqu’au  bout  du  champ,  les  ongles  crochus  du  faucon 
et  pour  queue  un  immense  serpent.  Il  aiguise  sans  cesse  sa  faux  en 
chantant  : 

Aiguise,  aiguise  bien 
Coupe  les  jambes  à  qui  vient  ! 

La  femelle  du  Pavaro,  la  Trota,  attaque  également  jeunes  et  vieux, 
gens  et  bêfes.  Quoiqu’elle  soit  de  stature  gigantesque,  elle  peut  se  faire 
assez  mince  pour  passer  par  un  trou  de  serrure.  Une  fois  entrée  dans 
la  maison,  elle  se  précipite  de  tout  son  poids  sur  sa  victime  et  l’étreint 
de  manière  à  lui  enlever  toute  possibilité  de  respirer.  Elle  disparait 
aussitôt  si  l’on  a  seulement  la  force  de  faire  le  signe  de  la  croix  avec 
sa  langue  dans  la  bouche.  La  Trota  forme,  pour  ainsi  dire,  la  transition 
entre  les  sorcières  et  les  esprits  malfaisants,  tels  que  les  Ni  vans,  les 
Norglein,  les  ogres. 

On  voit  ici  la  femme  jouer  le  principal  rôle,  et  comme  nous  l’avons 
dit,  ce  n’est  guère  qu’à  Livinallongo  que  le  sorcier  prédomine. 

Ces  diverses  traditions  du  Passeyerthal  sur  les  Norglein,  lesSalvans, 
les  Pantegans,  les  ogres  semblent  s’appliquer  aux  premiers  habitants 
autochtones  qui  s’étaient  confinés  dans  les  excavations  de  sommets 
inaccessibles.  Us  y  gardèrent  longtemps  leur  force  et  leur  férocité  pri¬ 
mitives,  êtres  incultes,  sauvages,  effrayants  comme  les  antres  rocailleux 
dont  ils  faisaient  leurs  tanières. 

Dans  certaines  légendes,  ils  sont  plus  féroces,  dans  d’autres,  plus 
doux,  presque  apprivoisés.  Ces  différences  s’expliquent  par  les  dates 
plus  ou  moins  anciennes.  A  mesure  qu’on  se  rapproche  des  temps 
civilisés,  on  voit  la  puissance  des  êtres  démoniaques  s’affaiblir  et,  par 
exemple,  le  récit  du  Pantegan  dont  la  main  fut  prise  dans  la  fente  d’un 
chêne  par  la  ruse  d’un  bûcheron  est,  évidemment,  d’une  date  très 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  119 

récente.  C’esl  le  contraire  de  Milon  de  Crolone  qui  fui  dévoré  par  le 
lion.  Ici,  c’esl  le  monstre  qui  périt  victime  de  l’homme.  C’est  la  supé¬ 
riorité  de  l’èlre  civilisé  sur  l’être  primitif  qui  s’affirme  de  plus  en  plus. 
Mais  les  vestiges  des  croyances  populaires  persistent  longtemps  encore 
et  l’on  en  retrouve  la  trace  dans  les  traditions  de  tous  les  peuples 
modernes. 


IX 

La  réconciliation  de  Forst.  —  Dolomites  du  Sud.  —  Val  de  Fassa. 

VlVANS.  —  BrEGOSTANS.  —  BeLLUNE.  —  PlEVE  DI  CaDORE. 

Après  Botzen,  l’Adige  change  brusquement  son  cours  et  tourne  du 
sud-est  au  sud-ouest.  Grossi  de  l’Eisack,  qui  lui  apporte  les  eaux  glacées 
du  Brenner,  il  s’élance  dans  une  longue  vallée  tout  droit  vers  l’Italie. 
11  court  à  travers  des  plaines  de  maïs,  des  vignes,  des  champs  de  blé, 
des  jardins,  cl  parfois  aussi,  des  marais  fiévreux.  Ce  qui  varie  l’aspect, 
ce  sont  les  collines  ou  les  montagnes  qui  bordent  les  deux  rives  du 
fleuve.  A  gauche,  elles  sont  plus  hautes  et  plus  escarpées.  On  passe  le 
Rolhwand  après  le  Rothstein,  le  mur  rouge  après  le  rocher  rouge.  Ce 
sont  d’éclatantes  masses  de  porphyre.  A  Ora,  se  dressent  les  ruines  de 
Kastel  Fôder  ( castellum  foederis)  dont  le  nom  rappelle,  dit-on,  une 
victoire  des  Cimbres  sur  les  Romains,  et  un  traité  qui  en  fut  la  suite. 

La  tragique  ruine  de  Forst  s’élève  sur  une  roche  encadrée  de  lierres 
et  de  vignes,  au  dessus  de  l’Adige  resserré  et  torrentueux.  Dans  le 
lointain,  se  dressent  de  hautes  montagnes,  et  de  certains  points,  on 
aperçoit  le  vieux  manoir  comme  un  énorme  rempart  élevé  contre  l’in¬ 
vasion  de  la  riche  vallée. 

L’histoire  du  domaine  qui  ne  remonte  pas  au  delà  du  xn°  siècle  ne 
relate  rien  de  remarquable  sur  les  destinées  des  châtelains.  On  voit 
seulement  comment  le  château  fut  perdu,  en  1423,  parles  deux  frères 
Ulrich  et  Guillaume  de  Starkemberg,  dans  un  sanglant  combat  contre 
l’électeur  Frédéric.  Mais  dans  une  des  pièces  délabrées  du  château,  on 
signalait,  il  y  a  quelque  temps  encore,  une  croix  rouge  qui,  dit-on, 
avait  été  marquée  en  souvenir  d’un  horrible  fratricide.  Voici  ce  que 
rapporte  la  légende  ; 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


Forst  comptait  parmi  les  fiefs  les  plus  considérables  dn  Tyrol.  Celui 
qui  en  devenait  possesseur  était  de  droit  noble  et  comte.  Dans  des 
temps  reculés,  les  châtelains  n’ayant  qu’une  fille,  leur  nom  menaçait 
de  s’éteindre  et  les  domaines  devaient  passer  alors  dans  celle  des  fa¬ 
milles  nobles  du  pays  à  laquelle  il  plairait  au  souverain  de  les  donner. 
Le  comte  de  Forst  reprochait  amèrement  à  sa  noble  épouse  sa  funeste 
stérilité.  Celle-ci  quitta  le  château  un  jour  et  se  rendit  seule  dans  une 
caverne  où  vivait  un  célèbre  nécromancien.  Ses  cheveux  étaient  noirs, 
le  matin  ;  ils  étaient  blancs,  le  soir.  Elle  ne  voulut  plus  sortir  de  sa 
chambre.  Un  jour,  le  comte  de  Forst  annonça  que  la  comtesse  Gertrude 
allait  devenir  mère.  Une  nuit,  un  cri  déchirant  retentit  dans  le  ch⬠
teau  :  on  trouva  la  comtesse  morte,  ses  cheveux  tout  hérissés  sur  son 
front  crispé,  l’œil  démesurément  ouvert  avec  une  expression  d’horreur, 
la  bouche  et  tout  le  visage  tordus  dans  une  convulsion  suprême. 

A  ses  côtés,  gisaient  deux  jumeaux  auxquels  elle  venait  de  donner 
le  jour  en  mourant,  deux  jumeaux  dont  les  membres  étaient  d’abord 
entrelacés  et  qui  se  repoussèrent  aussitôt  avec  leurs  pieds  et  leurs 
mains,  en  jetant  des  cris  pareils  à  ceux  de  deux  louveteaux  en  colère. 

Quel  était  l’aîné  ?  Dieu  seul  le  savait.  Le  comte  de  Forst  n’avait  donc 
pas  encore  un  fils  aîné,  reconnu  comme  héritier  du  noble  domaine. 
Son  désespoir  fut  extrême. 

Otto  et  Adalbert  grandirent,  sauvages  et  farouches,  avec  les  plus 
mauvais  penchants.  Ils  avaient,  l’un  contre  l’autre,  une  haine  instinc¬ 
tive,  violente,  implacable.  Détestés  et  repoussés  par  leur  père,  chacun 
d’eux  accusait  l’autre  d’être  la  cause  de  cet  abandon.  Quand  le  père 
fut  mort,  dans  un  accès  de  fureur,  en  maudissant  ses  deux  fils,  ils 
héritèrent  du  château  et  des  fiefs,  sans  pouvoir  les  partager.  «  Si  mon 
frère  ne  vivait  pas,  pensait  chacun  d’eux,  j’aurais  hérité  seul  de  tout 
le  domaine  de  Forst,  je  serais  comte.  Maudite  soit  cette  fatale  frater¬ 
nité  !  » 

Le  sort  voulut  que  tous  les  deux  devinssent  amoureux  de  la  meme 
femme,  la  fille  d'un  seigneur  du  voisinage.  Se  rencontrant  au  inomeut 
où  chacun  allait  faire  la  demande  en  mariage,  ils  se  précipitèrent  fun 
sur  l’autre,  en  se  portanf  des  coups  furieux,  mais  sans  pouvoir  entamer 
leurs  armures.  La  belle  Bércngère,  justement  effrayée,  ne  voulut 
d’aucun  de  ces  farouches  prétendants.  La  rage  des  deux  frères  ne  lit 


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RUINES  ET  LEGENDES  DU  TYROL. 


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que  s'accroître.  Dans  tout  le  pays,  on  s’entretenait  avec  horreur  de  la 
haine  des  deux  jumeaux. 

Un  saint  homme,  l’abbé  de  Brixen,  voulut  tenter  une  réconciliation. 
H  supplia  d’abord  Otto  et,  se  jetant  à  ses  pieds,  lui  dit  :  «  Par  les  en¬ 
trailles  de  ta  mère,  promets-moi  de  te  trouver,  demain,  sans  armes,  à 
l’heure  du  saint  oflice,  au  pied  de  l’autel.  —  J’y  serai,  dit  Otto.  »  — 
L’abbé  obtint  la  même  promesse  d’Adalbert. 

Le  lendemain,  tous  les  seigneurs  voisins  étaient  réunis  dans  la  cha¬ 
pelle.  Otto  et  Adalbcrt  s’avancèrent  d’un  pas  rapide  jusqu’au  pied  de 
l’autel.  Leur  visage  était  livide,  leurs  regards  sinistres.  Tous  les  cœurs 
étaient  agités  et  en  suspens,  lorsqu’au  moment  de  la  communion,  le 
prêtre  dit  aux  jumeaux,  d’une  voix  solennelle  :  «  Par  la  chair  et  le 
sang  du  Christ,  je  vous  adjure  de  chasser  de  vos  cœurs  toute  pensée 
de  haine  et  de  vous  donner  le  baiser  de  paix  !  » 

Au  même  moment,  les  deux  frères  se  penchèrent  l’un  vers  l’autre 
pour  s’embrasser,  et  ils  poussèrent,  en  même  temps,  deux  cris  terribles. 
Un  double  jet  de  sang  inonda  tout  l’autel.  Chacun  d’eux,  d’un  même 
mouvement,  avait  frappé  son  frère  au  cœur,  avec  un  poignard  qu’il 
tenait  caché  sous  son  manteau.  L’hostie  profanée  avait  roulé  dans  le 
sang  de  ces  deux  frères  impies.  On  montra  longtemps,  dans  la  chapelle 
du  château,  cette  hostie  sanglante.  La  vierge  Marie  apparut  au  saint 
prêtre  et  le  consola,  en  lui  révélant  que  les  deux  jumeaux  étaient  les 
tils  de  Satan. 

Celte  dramatique  légende  de  la  Réconciliation  de  Forst  est  restée 
populaire  dans  le  Tyrol.  Elle  est  comme  un  dernier  écho  de  ces  haines 
de  famille  irréconciliables,  atrocement  sanglantes,  qui  ont  caractérisé 
tant  de  tyranneaux  du  moyen-âge. 

Neumarkl  est  une  des  stations  les  plus  favorables  pour  les  excursions 
dans  la  région  des  Dolomites  du  sud,  entre  Passa  et  Ampezzo. 

La  longue  vallée  de  la  Passa  se  divise  en  trois  parties:  en  haut,  le 
Fassalhal,  au  milieu,  le  Fleimserlhal,  en  bas,  le  Zimmerlhal  ;  en  italien, 
Vai  di  Fassa,  Val  di  Fiemme,  Val  di  Cembra.  Partout  les  rochers,  les 
pics  de  porphyre,  offrent  les  plus  vives  colorations.  C’est  le  porphyre 
qui  règne,  vers  le  sud,  jusqu’au  Val  Suzana. 

bans  le  Fassalhal,  rien  n’est  plus  primitif  et  plus  rustique  que  le 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

village  de  Campidello.  Les  chaumières,  les  masures,  les  ruisseaux,  les 
ponts  de  bois,  tout  est  pèle  mêle,  entre  d’affreux  escarpements  qui 
offrent  l’aspect  d’une  gigantesque  prison.  Maison  contemple  au  delà 
les  cimes  merveilleuses  des  Dolomites  qui  donnent  à  la  prison  comme 
un  cadre  d’or.  Combien  le  hameau  semble  plus  petit  encore  au  milieu 
de  ces  grandeurs  de  la  nature  !  Il  est  entièrement  séparé  du  reste  du 
monde  ;  c’est  à  peine  si  l’on  aperçoit  quelques  habitants  ;  on  n’entend 
d’autre  bruit  que  le  murmure  des  ruisseaux. 

Predazzo  est  la  bouche  d’un  ancien  volcan.  C’est  le  grand  attrait  des 
géologues  :  un  immense  mausolée  où  les  savants  viennent  déchiffrer 
les  arcanes  hiéroglyphiques  de  la  formation  du  globe.  C’est  à  son  origine 
volcanique  que  le  pays  doit  son  nom  de  Fleims,  Val  flammarum.  Dans 
ce  vaste  cratère  abondent  les  minéraux  les  plus  rares,  toutes  les  curio¬ 
sités  géologiques. 

Le  village  de  Predazzo  est  si  enfermé  de  toute  part,  que,  pendant 
l’hiver,  on  n’y  aperçoit  pas  le  soleil  avant  onze  heures  du  matin.  Aussi, 
ne  voit-on,  par  dessus  l’enceinte  réservée,  que  les  sommets  les  plus 
élevés,  surtout  le  mont  Cimon ,  le  vrai  roi  de  cette  légion  de  pics 
gigantesques. 

Cavalante  a  des  eaux  ferrugineuses,  célèbres  dans  tout  le  pays.  Ici, 
la  vue  de  la  chaîne  montagneuse  est  superbe.  La  Marmolata  élève  sa 
tête  altière  toute  éclatante  de  glace,  et  Predazzo  paraît  humblement 
couché  à  ses  pieds. 

Dans  le  Val  de  Passa,  au  Silvan  et  à  la  Ganna  du  Val  Ladino  ou  de 
Graden  correspondent  le  Vivan  et  la  Vivèna.  Ils  sont  aussi  sauvages  et 
ont  quelque  chose  de  plus  surhumain.  Etant  d’un  naturel  doux,  ils  ne 
font  de  mal  que  si  on  les  provoque.  Ils  deviennent  même  facilement 
amis  de  l’homme,  s’en  rapprochent,  imitent  ses  manières  et  s’éta¬ 
blissent,  parfois,  près  des  villages.  Ils  ont  une  sorte  de  langage,  en 
formules  très  laconiques.  Les  Vivènes  ramassent  des  vêtements  ou  des 
haillons  avec  lesquels  elles  se  couvrent  ainsi  que  leurs  petits. 

Comme  les  Silvans  et  les  Ganne,  les  Vivans  et  les  Vivènes  ont  la 
faculté  de  se  rendre  invisibles  ;  ils  ont  le  privilège  de  vivre  jusqu’à  la 
fin  du  monde,  d’où  leur  nom  de  Vivans. 

Par  contraste  avec  les  Vivans,  le  Bregoslan  et  la  Bregostène  du  Val 
de  Fassa  sont  d’un  naturel  méchant,  rapace,  cherchant  tous  les  moyens 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  123 

de  nuire  à  l’homme.  D’après  certaines  légendes,  ils  passaient  pour  être 
anthropophages. 

Il  arrivait  parfois  aux  Bregoslènes  de  voler  les  enfants  des  paysans 
dans  les  berceaux,  en  y  substituant  les  leur  ;  mais,  le  plus  souvent, 
elles  élevaient  les  enfants  volés  et  les  rendaient  plus  tard  contre  une 
forte  rançon.  On  trouve  là,  en  germe,  les  coutumes  suivies  jusqu’à  nos 
jours  par  les  brigands  des  montagnes  d’Italie. 

Tous  les  êtres,  plus  ou  moins  surnaturels,  redoutés  parles  habitants 
du  Fassathal,  sont  plus  méchants,  plus  agressifs  que  dans  le  reste  du 
Tyrol.  Ainsi,  l’ogre  de  Fassa  est  tout  différent  de  l’ogre  italien,  assez 
bon  enfant.  Il  a  plus  de  rapports  avec  le  schrat  allemand.  Il  est  rusé, 
traitre,  féroce.  Les  paysannes,  surtout,  sont  victimes  de  ses  mauvais 
tours.  Il  persécute  aussi  les  voyageurs.  Tout  à  coup,  au  lieu  du  beau 
temps,  on  a  les  nuages  et  la  pluie.  Pendant  l’hiver,  l’ogre  couvre  les 
chemins  de  neige,  et,  ne  distinguant  plus  rien,  le  paysan  égaré  tombe 
sur  la  glace.  Au  même  moment,  on  entend  dans  le  bois  le  rire  strident 
de  l’ogre. 

A  l’improviste,  et  sans  s’en  rendre  compte,  le  voyageur  perd  son 
chemin,  erre  au  milieu  des  rochers  et  des  sapins,  s’exténuant  toute  la 
nuit,  jusqu’à  ce  qu’il  se  retrouve,  le  lendemain  matin,  au  même  point 
que  la  veille. 

Parfois,  sous  la  forme  d’une  boule,  l’ogre  se  place  au  milieu  du 
chemin,  et  dès  que  le  voyageur  l’a  dépassée,  la  boule  grossit  à  vue 
d’œil,  devient  énorme,  monstrueuse,  et  roule  avec  fracas  derrière  le 
malheureux  qui  se  croit  perdu,  si  rapide  que  soit  sa  fuite,  et  qui  finit 
par  tomber  à  demi-mort  de  fatigue  et  de  terreur.  Il  entend  alors  les 
ricanenenls  moqueurs  de  l’ogre  qui  laisse,  partout  où  il  a  passé,  une 
odeur  suffocante.  C’est  de  là  que  vient  le  dicton  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  plus  populaire  encore  dans  le  Val  de  Fassa,  qu’aiileurs  :  sentir 
l’ogre  !  sentir  l’orco  ! 

Les  populations  de  l’Italie,  de  l’Espagne,  de  la  France,  dans  de  cer¬ 
taines  provinces,  ont  gardé  des  croyances  analogues  à  celles  des  Tyro¬ 
liens.  En  Allemagne,  les  pcrsécu  lions  contre  les  sorciers  se  sont  prolongées 
plus  que  partout  ailleurs.  En  1782,  on  condamna  à  mort  AnneGaeldi 
deGlarus  ;  en  1793,  les  deux  sorcières  de  Posen  périrent  dans  les 
Uammes. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Pendant  la  guerre  de  1870,  des  milliers  de  soldats  allemands  étaient 
munis  de  formules  magiques  pour  se  protéger  contre  les  balles  fran¬ 
çaises  :  ce  sont  des  mots  incohérents  côté  de  signes  cabalistiques. 

L’antique  croyance  au  Satan  du  moyen-âge  est  remplacée  par  les 
tables  tournantes,  les  esprits  frappeurs  et  les  autres  folies  du  spiri¬ 
tisme.  Que  de  gens,  dans  nos  grandes  villes  même,  consultent  avec 
confiance  des  nécromanciennes  attitrées  qui  prétendent  avoir  les  secrets 
de  Cagliostro  !  On  le  voit,  le  sujet  n’a  pas  vieilli  :  il  est  toujours  actuel. 

De  Predazzo,  on  va  à  Panevcggio  et  aux  Boche  di  Giuribrut.  C’est 
un  éblouissement  :  des  milliers  de  blocs  de  porphyre,  datant  des  pre¬ 
mières  convulsions  terrestres,  offrent  les  nuances  les  plus  éclatantes  et 
les  plus  variées. 

La  main  de  la  nature  y  met  sa  louche  gracieuse,  fait  pousser  le 
lichen  qui  embellit  les  pierres  nues  ;  de  petites  fleurs  délicates,  blanches 
et  bleues,  émergent  çà  et  là  et  forment  de  ravissants  contrastes  avec 
les  veines  d’un  rouge  plus  ou  moins  vif  du  porphyre. 

L’horizon  dolomitiqueesl  immense.  LeCimon  se  dresse  ensouveraiu. 
A  sa  droite  et  à  sa  gauche,  les  pics  rivaux  semblent  se  courber  devant 
son  imposante  et  radieuse  majesté.  Au  dessous,  dans  une  traînée  lumi¬ 
neuse,  s’étend  la  chaude  et  luxuriante  Italie.  On  découvre  jusqu’à  Cima 
d’Asta  et  aux  sommets  neigeux  de  l’Adamello  qui  domine  la  province 
de  Brescia.  On  voit  les  hauteurs  empourprées  du  magnifique  Val  di 
Nun,  les  masses  blanches  de  l’Ortler,  de  l’Oelzlhal,  du  Zillerlhal,  qui 
ferment  la  vue  à  l’est  et  au  nord.  Le  Rosengarten,  la  Marmolata,  la 
Tofana  et  cent  autres  pics  se  découpent  sur  le  ciel  d’un  bleu  cru  ; 
enfin,  le  Gross  Glockner  et  le  Gross  Vcnedigen  reflètent  les  feux  les  plus 
éclatants  du  soleil  et  sont  comme  les  phares  merveilleux  de  cette  scène 
grandiose  et  magique. 

On  peut  se  rendre  à  Bellune  par  la  vallée  de  Cordevolc,  au  dessous 
du  Monte  Pelsa.  De  son  sommet  à  sa  base,  se  succèdent  les  pins 
sombres,  les  verts  gazons,  les  champs  de  maïs  et  de  blé.  La  vallée  se 
resserre,  et  l’on  pénètre  dans  une  charmante  forêt,  le  long  de  laquelle 
susurre  le  Biois.  On  arrive  ainsi  par  un  chemin  enchanté  à  Cencenigho. 

Toute  cette  vallée  de  Cordevole  est  vraiment  délicieuse,  d’un  boula 
l’autre,  jusqu’au  Val  San  Lugano.  Combien  est  douce  à  l’oeil  celte 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  12» 

plaine  ouverte  au  sud,  avec  ses  ondulations  de  verdure  si  riche,  si 
éclatante  après  la  nudité  des  roches  gigantesques.  Les  acacias,  les 
noyers,  les  pruniers,  les  arbres  fruitiers  les  plus  variés,  se  multiplient 
jusqu’aux  portes  de  Bellune. 

Bâtie  sur  un  alluvion  en  terrasse  qui  s’avance  comme  un  énorme 
bastion  entre  le  torrent  Ardo  et  la  Piave,  Bellune  a  une  vue  superbe 
sur  les  deux  vallées  et  les  montagnes  qui  lui  font  un  cadre  des  plus 
pittoresques.  Il  y  a  dans  le  sol  une  couleur  et  une  variété  étonnantes, 
produites  par  le  mélange  de  l’ocre  et  du  calcaire. 

Les  teintes  jaunes,  pourpres,  blanches  ou  grises,  contrastent  avec 
les  mille  nuances  vertes  des  prairies.  Tous  les  environs  sont  très  fer¬ 
tiles  en  vignes,  en  forêts,  en  vergers,  en  produits  minéraux. 

La  population  de  la  ville  est  de  10,000  âmes  environ.  L’Autriche 
avait  annexé  cette  province  au  Tyrol  et  ellle  y  régna  paisiblement 
jusqu’aux  événements  de  1860. 

Pour  compléter  l’examen  de  la  région  dolomi tique  du  sud,  on  peut 
remonter  de  Bellune  à  Ampezzo,  par  la  vallée  de  la  Piave  et  le  Val  di 
Zodo.  On  traverse  un  étroit  et  sombre  défilé,  véritable  crevasse  entre 
deux  énormes  rochers.  Après  Ospilale,  on  arrive  à  Perarollo,  où  les 
habitations  sont  creusées  en  partie  dans  les  rochers.  Le  caractère, 
jusqu’ici  très  sauvage,  de  celte  nature  abrupte  se  perdra  bientôt  par 
rétablissement  de  nombreuses  scieries  de  bois. 

Le  torrent  de  Boita  se  jette  dans  la  Piave.  On  suit  les  longs  contours 
qui  dessinent  les  flancs  du  Monte  Zucco.  Tout  à  coup,  le  chemin  fait 
une  brusque  courbe  et  débouche  sur  le  village  de  Pieve  di  Cadore 
dont  les  blanches  maisons  sont  disséminées  dans  le  vallon  le  plus  pas¬ 
toral,  au  pied  des  géants  dolomitiques.  A  Pieve  est  l’église  du  Santissimo 
Cruci/isso.  Des  laboureurs  creusant  un  fossé,  frappèrent  sur  un  corps 
dur  et  retirèrent  un  crucifix.  Les  bœufs,  eux-mèmes,  tombèrent  à 
genoux,  suivant  la  légende.  Le  crucifix  paraît  remonter  au  \«  siècle  ; 
il  ne  lut  découvert,  cependant,  qu’en  1540,  et  a  toujours  été,  depuis, 
en  grande  vénération  dans  tout  le  pays.  Sur  la  façade  de  l’église,  une 
horloge  solaire  porte  cette  inscription  philosophique  :  Umbra,  transitus 
est  tempus  nostrum  ! 

C’est  sur  le  haut  clocher  de  Pieve  qu’est  l’image  gigantesque  du 
Titien.  En  1880,  on  a  érigé  sur  la  place  une  belle  statue  du  grand 


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12Ô  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

peintre.  Sur  une  maison  des  plus  misérables,  on  lit  que  Titien  y 
naquit  en  1477. 

On  est  saisi  d’une  profonde  émotion,  en  pensant  que  ce  paysage  en¬ 
chanteur  de  Cadore  éveilla  et  inspira  la  vocation  artistique  du  sublime 
artiste.  Le  château  de  Pieve  n’a  plus  que  quelques  restes  de  ses  fon¬ 
dations,  dont  les  dernières  pierres  s’écrouleront  bientôt. 

La  vue  est  incomparable.  La  vallée  se  développe  en  une  série  de 
courbes  gracieuses  où  l’on  compte  au  moins  douze  villages  et  sept 
châteaux,  tous  pittoresquement  jetés  au  milieu  de  prairies  et  de  forêts 
idéales.  La  Piave  suit  son  cours  tourmenté,  se  brisant  de  roc  en  roc. 
Au  fond,  surgissent  les  immenses  dolomites  Pelmo  et  Antebao,  à  plus 
de  10,000  pieds,  avec  leurs  flancs  dénudés,  effrayants,  coupés  de  glaciers 
aussi  sombres  que  ceux  de  la  Norwège. 

De  Pieve  di  Cadore,  on  rejoint  Ampezzo,  où  l’on  ne  se  lasserait  jamais 
de  contempler  dans  ses  détails  le  groupe  prodigieux  du  Moule  Cristallo. 


X 

Légendes  du  Chateau  de  Salurn.  —  Trente.  —  Roveredo. — 
Un  souvenir  du  Dante. 

Le  vieux  château  de  Salurn,  à  mi-chemin  de  Botzen  à  Trente,  est 
aussi  l’un  des  foyers  des  récits  fantastiques.  Salurn,  en  italien  Salorno, 
est  le  dernier  village  allemand  sur  la  rive  gauche  de  l'Adige.  Sur  un 
pic  élevé,  se  dressent  les  imposantes  ruines  du  château. 

Suivant  l’une  des  légendes,  le  dernier  comte  de  Salurn  fut  enlevé 
par  un  sorcier  et  enfermé  dans  un  souterrain.  Un  enfant,  entré  par 
hasard  dans  la  cour  du  vieux  château,  aperçut  la  poignée  en  or  d’une 
épée  enfoncée  dans  le  sol.  Il  la  saisit  et  la  tira  à  lui  sans  pouvoir 
l’arracher.  Il  entendit  alors  un  sourd  gémissement  qui  sortait  des 
entrailles  de  la  terre.  Le  sol  s’ouvrit  et  engloutit  l’enfant  qui  se  trouva 
transporté  dans  un  palais  féerique,  au  milieu  d’une  immense  salle 
éclairée  par  mille  torches,  pleine  d’arbres  étranges  dont  les  branches 
portaient  des  fruits  en  or  massif. 

L’enfant  vit  tout  à  coup  se  dresser  devant  lui  le  dernier  comte  de 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  127 

Salurn,  tout  bardé  de  fer,  qui  lui  dit  :  «  Enfant,  tu  envies  ces  trésors  ! 
Avec  quel  bonheur  je  les  échangerais  contre  ta  pauvre  chaumière  ! 
Depuis  des  siècles,  je  suis  enfoui  sous  la  terre  par  la  volonté  d’un 
sorcier,  suppôt  du  démon.  Quand  lu  as  saisi  la  poignée  de  l’épée,  mon 
cœur  a  tressailli  de  joie,  car  il  était  dit  que  je  serais  délivré  par  celui 
qui  retirerait  de  la  terre  cette  épée  magique.  Maintenant,  je  suis  damné 
à  jamais  !  »  L’enfant  vit  alors  le  sorcier  attiser  le  feu  d’un  énorme 
bûcher  et  le  chevalier  se  précipiter  dans  les  flammes.  L’enfant  se  re¬ 
trouva  seul  dans  la  cour  délabrée  du  château. 

Voici  une  autre  version  plus  compliquée  et  plus  bizarre.  Christophe 
Putzeber,  un  vigneron,  se  rendait,  un  soir  d’octobre  1688,  de  Saint 
Michel,  près  de  Trente,  à  Salurn.  Comme  il  passait  devant  le  château, 
il  eut  la  curiosité  de  monter  jusqu’au  pied  des  tours  encore  debout.  Il 
essaya  d’en  visiter  l’intérieur,  et  trouvant  une  porte,  il  descendit  un 
escalier  souterrain  éclairé  par  de  grands  soupiraux.  Il  arriva  ainsi  dans 
un  vaste  cellier,  où  étaient  rangés,  des  deux  côtés,  d’énormes  tonneaux. 
H  y  en  avait  dix-huit,  tous  munis  de  robinets  d’or,  et  en  frappant 
dessus,  le  vigneron  reconnut  qu’ils  étaient  pleins.  Il  tourna  un  robinet 
et  goûta  un  vin  exquis,  comme  il  n’en  avait  jamais  bu.  Il  vit  deux 
brocs  et  se  hâta  de  les  remplir.  En  les  emportant,  il  aperçut,  au  bas 
de  l’escalier,  trois  étranges  personnages  assis  autour  d’une  table,  et 
qui  le  regardaient  fixement.  C’etaient  trois  hommes  vêtus  de  noir, 
avec  de  longues  barbes  blanches,  et  dont  l’aspect  était  des  plus 
bizarres.  Lorsqu’ils  détournaient  leurs  regards  de  Putzeber,  ils  les 
reportaient  sur  un  grand  tableau  noir  sur  lequel  ils  traçaient  des 
caractères  mystérieux. 

Le  vigneron  tomba  à  genoux  devant  ses  trois  juges,  les  suppliant 
de  lui  pardonner.  L’un  d’eux,  dont  la  barbe  touchait  la  terre,  lui  dit 
qu’il  pouvait  emporter  les  brocs  et  revenir  même,  quand  il  voudrait, 
pour  les  remplir  de  nouveau,  mais  à  une  condition  :  c’était  qu’il  gar¬ 
derait  scrupuleusement  le  secret. 

Putzeber  s’en  alla  et  ne  manqua  pas  de  revenir,  plusieurs  fois, 
remplir  les  brocs.  Il  ne  put  résister  à  la  tentation  de  faire  goûter  à 
ses  voisins  du  vin  merveilleux.  On  le  soupçonna  de  l’avoir  volé  et  on 
le  dénonça  aux  magistrats.  Il  déclara  alors  tout  ce  qui  lui  était  arrivé. 

Ses  brocs  étant  encore  une  fois  vides,  il  se  résolut  à  retourner  au 


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m  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYRÛL. 

cellier,  malgré  l’indiscrélion  dont  il  s’était  rendu  coupable.  Mais  il  lui 
fut  impossible  de  retrouver  ni  porte,  ni  escalier,  et  tout  à  coup,  il  se 
sentit  rudement  frappé  à  la  tête  par  un  bâton  invisible  qui  le  renversa 
tout  étourdi. 

Il  entrevit,  à  travers  une  fente  du  mur,  les  trois  vieillards  devant  le 
tableau  noir.  L’un  d’eux  vint  mettre  un  sac  d’argent  dans  le  bonnet 
de  Putzeber.  La  vieille  horloge  de  Salurn  sonnait  minuit.  Putzeber 
aperçut  alors  de  longues  files  de  lumières,  entendit  des  chants  lugubres 
et  vit  un  cercueil  porté  par  des  moines  noirs.  Il  lui  sembla  que  l’un 
de  ceux  qui  composaient  ce  cortège  funèbre  se  retournait  de  son  côté 
et  le  fixait  d’un  œil  menaçant. 

Putzeber  eut  néanmoins  le  courage  d’emporter  chez  lui  le  sac.  II 
mourut  dix  jours  après.  On  retrouva  les  brocs  à  l’endroit  ou  il  les 
avait  laissés. 

Ce  qui  est  vraiment  curieux,  c’est  qu’on  peut,  aujourd’hui  "encore, 
voir  et  toucher  les  trois  brocs- mystérieux  à  l’hôtel  de  ville  de  Salurn. 
Le  paysage  tout  autour  du  château  est  loin  d’être  sinistre  comme  ses 
légendes.  On  y  découvre  les  points  de  vue  les  plus  gracieux.  Le 
Titschbach  qui  vient  du  val  Fredda  y  forme  une  magnifique  cascade. 

On  retrouve  dans  ces  récits  du  château  de  Salurn  la  peine  terrible 
infligée  à  celui  qui  a  violé  le  secret.  Ce  caractère  commun  à  plusieurs 
légendes  se  rattache  évidemment  à  l’extrême  intérêt  qu’avaient  les 
mystérieux  affidés,  si  nombreux  au  moyen-âge,  à  ce  que  personne 
n’osât  jamais  révéler  ni  le  but  ni  le  lieu  de  leurs  réunions  nocturnes. 

A  Trente,  on  retrouve  encore  le  double  caractère  si  pittoresque  du 
Tyrol,  à  la  fois  riant  et  sauvage.  Le  ciel  plus  bleu,  plus  transparent, 
le  soleil  plus  chaud,  l’éclat  de  la  lumière,  l’aspect  de  la  campagne,  la 
physionomie  des  habitants,  le  style  des  constructions,  tout  montre 
qu’on  est  sorti  de  la  froide  Germanie  pour  pénétrer  dans  les  doux 
pays  où  fleurit  l’oranger.  A  peu  de  distance  de  la  ville,  la  vallée  de 
l’Adige  s’arrondit  en  un  large  bassin  que  dominent  de  toutes  parts  de 
hautes  montagnes  aux  teintes  violacées,  aux  formes  sévères  sur 
lesquelles  la  neige  fond  de  bonne  heure;  les  sommets  sont  couverts 
de  sapins  et  d’autres  arbres  du  Nord  ;  mais  sur  leurs  pentes  on  cultive 
la  vigne,  le  blé  et  surtout  le  mûrier,  la  soie  étant  la  principale 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

industrie  du  pays.  Encadrée  par  ces  montagnes  aux  lignes  dentelées 
qui  se  dessinent  nettement  et  à  larges  traits  sur  le  bleu  cru  du  ciel,  la 
campagne  qui  entoure  Trente  est  pleine  de  contrastes  saisissants. 

La  ville  apparaît  au  milieu  de  cet  amphithéâtre.  Ses  grosses  tours 
lombardes,  ses  dômes  blancs,  ses  clochers  élancés,  ses  palais  de 
marbre,  ses  terrasses,  ses  vieux  remparts  crénelés,  son  énorme 
château,  tout  lui  donne  un  aspect  imposant. 

Elle  n’a  plus  que  12,000  habitants,  mais  a  dû  en  compter  trois  ou 
quatre  fois  autant,  à  en  juger  par  l’étendue  de  son  enceinte  et  la 
solitude  de  la  plupart  des  rues. 

Le  nom  de  Trente  vient  sans  doute  du  trident  de  Neptune  auquel, 
dans  l’antiquité,  elle  était  consacrée.  Sa  création  remonte  aux  temps 
les  plus  reculés.  Aussi  retrouve-t-on  plusieurs  traditions  fabuleuses 
sur  ses  origines.  Longtemps  avant  l’époque  d’Auguste,  elle  avait  été 
élevée  au  rang  de  colonie  romaine  et  assignée  à  la  famille  Papiria. 
C’était  déjà  la  ville  principale  de  cette  région  de  l’Italie  qui  s’étend  à 
l’orient  du  lac  de  Garde. 

Après  avoir  appartenu  successivement  aux  Goths,  aux  Lombards, 
aux  Francs,  Trente  fut  constituée  en  principauté  ecclésiastique  et  ses 
évêques  exercèrent  une  autorité  inconsteslée  depuis  le  xie  siècle 
jusqu’en  1802.  L’Autriche  alors  en  prit  possession  comme  annexe  du 
Tyrol. 

La  ville  se  présente  en  demi-cercle,  flanquée  à  ses  deux  ailes  de 
deux  tours  massives  :  torre  délia  vanga  et  lorre  verde.  L’Adige  enroule 
autour  des  anciens  remparts  ses  flots  torrentueux.  En  face  se  dresse 
le  vieux  château  avec  sa  tour  de  style  romain.  Au  fond  surgissent  les 
hauteurs  de  Sant’Agata  que  l’on  prendrait  pour  une  forteresse  gibeline. 

A  l’intérieur,  la  ville  est  un  fouillis  d’habitations  où  l’on  voit  de 
somptueux  palais  auprès  de  masures  en  ruines.  Souvent  une  maison 
commence  en  palais,  à  sa  base,  et  se  termine  en  chaumière,  au  sommet. 
Ses  riches  fenêtres  gothiques,  ses  balcons  élégants,  ses  moulures 
précieuses  sont  surmontés  d’un  grand  toit  délabré,  soutenu  par  des 
poutres  vermoulues  d’où  sortent  des  lambeaux  de  toile  déchirés  qui 
pendent  sur  la  rue.  Les  toitures  sont  ouverles  sur  les  côtés,  pour 
favoriser  l’aération. 

La  place  du  Dôme  est  des  plus  curieuses.  On  remarque  dans  son 

MARS-AVRIL  1888.  9 


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J 30  RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

encadrement  des  maisons  des  xive  et  xve  siècles  dont  quelques  unes 
ont  les  murs  recouverts  de  peintures  gigantesques.  L’une  d’elles 
représente,  sur  un  fond  grisaille,  un  cortège  d’IIercule à  cheval,  compose 
de  cavaliers  blancs  et  bleus.  Tous  ces  anciens  palais  de  la  noblesse  du 
Trentin  sont  admirablement  construits  dans  le  style  Lombardo-Vénitien, 
en  énormes  blocs  de  marbre  rouge  brut;  leurs  grands  balcons  à  jour, 
les  frises  dentelées,  les  moulures  exquises,  les  riches  pilastres,  tout 
rappelle  l’ancienne  splendeur  des  Galéas ,  des  Clés,  des  Madnice ,  des 
Firmian ,  des  Bellasi. 

La  cathédrale  ou  Dôme  consacrée  à  saint  Vigile,  le  premier  évêque 
qui  avait  converti  les  T reniais  dès  385,  a  devant  son  portail  roman 
deux  lions  en  porphyre,  pareils  à  ceux  de  Bolzen. 

i 

La  fontaine  de  Neptune  décore  la  place  du  Dôme.  Elevés  sur  plu-  | 
sieurs  marches,  le  bassin  et  les  vasques  sont  en  beau  marbre  rouge,  j 
La  statue  du  Dieu  des  mers,  son  trident  à  la  main,  soutenu  par  des 
Triions,  est  en  bronze.  Au  dessous,  quatre  grandes  syrènes  également 
en  bronze  pressent  leurs  seins  d’où  l’eau  jaillit  en  écumant.  Celle  fon¬ 
taine  est  semblable  à  celle  de  Bologne  dont  le  Neptune  eut  au  xvi®  siècle 
une  réputation  exagérée.  Elle  avait  été  exécutée  par  Jean  de  Bologne, 
vers  1584,  sous  le  patronage  de  Charles  Borromée,  alors  légal  du  J 
Pape.  On  s’étonnerait,  aujourd’hui,  de  voir  un  pieux  évêque  orner  ( 
.d’un  Neptune  et  de  splendides  syrènes  le  parvis  de  sa  cathédrale.  Mais  J 
alors,  le  culte  de  l’art  antique  était  si  puissant  que  saint  Charles  Bor¬ 
romée,  lui-même,  protégea  l’érection  de  ce  monument  où  éclate  la 
beauté  païenne  avec  toutes  ses  audaces. 

Il  n’est  pas  surprenant  de  retrouver  à  Trente  une  fontaine  pareille. 

Le  cardinal  Madnice ,  frère  de  Frédéric  Madnice ,  ambassadeur  de 
l’Empereur  à  la  Cour  de  Rome,  était  alors  Prince  évêque  du  Trentin. 

Il  était  grand  admirateur  de  Jean  de  Bologne  et  aimait  passionnément 
les  arts.  Les  bronzes  de  la  fontaine  de  Trente  ont  pu  être  faits  sur  les 
modèles  même  de  ceux  de  Bologne.  j 

Ce  n’esl  pas  dans  la  cathédrale,  mais  dans  l’église  de  sanla  Maria  . 
Maggiore,  que  se  tint  le  célèbre  concile  de  1545  à  1563.  Un  tableau 
représente  les  portraits  des  principaux  membres  de  cette  assemblée  qui 
comptait  plusieurs  cardinaux,  208  évêques  ou  archevêques  primats,  les 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL.  131 

ambassadeurs  de  toutes  les  nations  catholiques,  les  généraux  des 
divers  ordres  religieux. 

Près  de  Trente  est  le  fameux  précipice  de  Ponte  Alto ,  formé  par  un 
encaissement  de  l’Adige.  À  quelque  distance,  s’élève,  à  l'ombre  de 
beaux  cyprès  et  de  grands  arbres  verts,  un  couvent  aux  longs  cloîtres. 
Rien  ne  saurait  donner  une  idée  de  la  beaulé  de  ce  spectacle,  aux 
derniers  rayons  d'un  soleil  d’été.  C’est  un  paysage  sévère  et  tendre  à 
la  fois,  enveloppé  d’un  voile  de  douce  et  pénétrante  mélancolie,  une 
campagne  idéale  comme  les  plus  beaux  chefs-d’œuvre  du  Poussin. 

Roveredo,  qui  est  la  transition  du  Tyrol  à  l’Italie,  doit  son  nom  aux 
grandes  forets  de  chênes  (rovere  en  italien)  qui  l’entouraient.  Fondée 
par  les  comtes  de  Castelbarco,  elle  appartint  à  Frédéric  à  la  poche  vide . 
Les  Vénitiens  l’occupèrent  longtemps.  Le  castel  Junck  qui  domine  la 
ville  était  la  résidenee  de  leurs  gouverneurs.  Ce  fut  l’empereur  Maxi¬ 
milien  qui  réunit  définitivement  Roveredo  au  Tyrol. 

Dans  les  environs  couverts  de  vignes,  de  citronniers,  d’orangers  et 
des  plus  beaux  arbres  fruitiers  de  fltalie,  on  fait  d’agréables  excursions, 
surtout  le  long  du  val  Lunga ,  d’où  descend  le  Leno.  Près  d’Isera,  qui 
produit  un  des  meilleurs  vins  du  Tyrol,  sont  les  ruines  du  château  de 
Predaja,  ancienne  demeure  des  comtes  de  Castelbarco.  A  côté,  sur  un 
roc  escarpé,  se  dressent  les  ruines  de  Castelbarco ,  sons  lesquelles  jaillit 
une  superbe  cascade. 

Les  comtes  de  Castelbarco  possédaient  aussi  le  château  de  Lizzana , 
illustré  par  les  souvenirs  du  Dante.  Bâti  dès  avant  Charlemagne  sur 
les  fondations  d’une  forteresse  romaine,  ce  château  devint  la  résidence 
du  Dante,  quand  il  fut  exilé  de  Florence,  de  1304  à  1308,  et  est  ainsi 
la  plus  glorieuse  des  ruines.  Dans  le  xue  chant  de  l’Enfer,  l’immortel 
auteur  de  la  Divine  Comédie  a  dépeint  le  chaos  formé  par  l’éboulement 
d’une  montagne,  qui  avait  eu  lieu  en  883,  et  que  l’on  voit  près  de  San 
Marco.  Ce  chaos  s’appelle  Slavini  di  San  Marco . 

Quai'  è  q-uella  ruina  che  nel  franco 
Di  qua  da  Trento  VAdice  percosse 
O  per  trémolo  o  per  sostegno  manco 
Che  da  cima  del  monte  onde  si  mosse 
Al  piano ,  è  si  la  roscia  discocesa , 

Che  alcuna  via  darebbe  a  chi  su  fosse . 


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132 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


Telle  en  deçà  de  Trente  abrupte,  sombre  et  nue, 

Une  ruine  pend,  vaste  amas  de  rochers, 

Roulés  jusqu’à  l’Adige,  à  leur  base  arrachés 
Par  manque  de  soutien  ou  tremblement  de  terre. 

De  la  cime  du  mont  au  vallon  solitaire 
L’écroulement  fut  tel  qu’on  chercherait  en  vain 
Un  passage  du  faîte  au  fond  du  noir  ravin. 

(Dante  traduit  par  M.  Mongis). 

On  a  soutenu  que  le  Dante  avait  écrit  une  partie  de  son  poème  dans 
ce  séjour  à  Lizzana.  Plusieurs  villes  italiennes  prétendent  au  même 
honneur. 

Ce  qui  est  probable  c’est  que  Dante  avait  conçu  le  plan  de  son  œuvre 
avant  son  exil,  et  en  avait  déjà  commencé  l’exécution.  11  l’avait  finie 
avant  13*13,  c’est-à-dire  avant  la  mort  de  l’empereur  Henri.  Sinon  on 
ne  le  verrait  pas,  dans  les  derniers  chants  du  Paradis,  exprimer  les 
vives  espérances  que  l’on  avait  fondées  sur  l’entrée  de  ce  souverain  en 
Italie.  La  mort  de  l’empereur  Henri  mit  fin  aux  dernières  illusions  du 
divin  poète. 

Dans  le  Trentin,  la  ruine  et  la  légende  prennent  le  caractère  italien 
qui  n’est  plus,  comme  nous  le  verrons,  celui  du  Tyrol. 

Avio  est  aux  derniers  confins,  sur  la  rive  droite  de  l’Adigc.  A  côté, 
on  est  en  Lombardie,  à  Rivoli,  rendu  à  jamais  célèbre  par  la  victoire 
de  Bonaparle.  Le  palais  du  comte  iïArco  a  été  bâti  au  dessous  du 
château  ruiné  de  scs  ancêtres. 

Riva  est  à  l’extrémité  du  Tyrol  sur  le  lac  de  Garde,  chanté  par 
Virgile  et  par  Catulle,  qui  avait  sa  villa  à  la  pointe  de  Sermione.  Le 
vieux  château  de  Rocca  est  plein  des  souvenirs  des  puissants  Scaliger  de 
Vérone. 

Riva  apparaît  gracieusement  encadrée  par  les  escarpements  les  plus 
pittoresques.  Le  Tyrol  et  l’Ilalie  mêlent  une  dernière  fois  leur  couleur 
et  leur  poésie  dans  ce  magnifique  fond  du  lac  de  Garde,  où  les  rochers 
abruptes  se  sont  transformés  en  terrasses  superposées,  jardins  baby¬ 
loniens  lout  embaumés  d’orangers  et  de  citronniers  en  fleurs. 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


133 


XI 

Un  dernier  mot  sur  les  Légendes. 

La  première  origine  des  sorcières,  chez  les  Germains,  semble  se 
raUacher  aux  prêtresses  chargées  de  tracer  les  runes,  caractères 
mystérieux,  sur  les  branches  prophétiques  qui  révélaient  l’avenir. 
Elles  habitaient  au  fond  des  bois  sacrés  sans  que  nul  osât  jamais 
s’approcher  de  leurs  retraites.  On  les  appelait  les  vierges  des  forêts. 
Quand  le  christianisme  eut  pénétré  dans  la  Germanie,  ces  prêtresses 
solitaires,  restant  étrangères  au  culte  qui  s’étendait  autour  d’elles, 
n’apparurent  plus  que  comme  des  êtres  soumis  aux  puissances  infer¬ 
nales.  Les  vierges  des  forêts,  Hagessen,  devinrent  alors  les  sorcières, 
Hexen. 

On  peut,  sans  aucun  doute,  attribuer  une  origine  analogue  aux 
sorcières  du  Tyrol. 

Un  véritable  article  de  foi  du  moyen-âge  fut  la  croyance  au  diable. 
C’était  un  personnage  en  chair  et  en  os  qui  intervenait  dans  toutes 
les  choses  de  ce  bas  monde,  plus  souvent  que  Dieu  et  les  saints.  Cette 
croyance  n’est  autre  que  la  solution  populaire  du  grand  problème  de 
l’origine  du  mal. 

Au  xv«  siècle,  c’est  encore  l’esprit  malin  qui  entre  dans  le  corps 
des  pécheurs  pour  les  posséder;  de  là  tous  les  drames  de  la  possession 
jusqu’aux  malheureuses  Ursulines  de  Loudun.  Le  diable  vint  s’installer 
sur  la  terre,  parla  toutes  les  langues,  prit  toutes  les  formes,  se  multi¬ 
pliant  à  l’infini  pour  satisfaire  à  toutes  les  exigences  des  superstitions 
locales.  Son  approche  s’annonçait  par  des  exhalaisons  sulfureuses 
qu’il  apportait  du  sombre  empire.  C’est  ce  qu’on  retrouve  dans 
l’odeur  suffocante  attribuée  à  l’ogre  tyrolien. 

Parmi  les  êtres  plus  ou  moins  démoniaques,  plusieurs  conservaient 
le  caractère  grossier  des  primitives  ébauches  de  la  création.  Les 
Pantegans,  les  Bregostans  se  rapprochent  du  Caliban  de  Shakespeare  ; 
ils  n’ont  rien  de  commun  avec  l'astucieux  et  doctoral  Mephistophélès 
de  Weimar. 

Les  sorcières  se  trouvent,  pour  ainsi  dire,  légalement  reconnues  à 


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134 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 


l’origine  de  tous  les  peuples.  Les  textes  les  plus  anciens  de  la  loi 
salique  condamnaient  à  une  amende  quiconque  appelait  un  homme 
sorcier  on  l’accusait  d’avoir  porté  la  chaudière  magique.  Du  xni®  au 
XVe  siècle,  la  sorcellerie  fut  en  grand  honneur.  L’esprit  ne  savait 
point  encore  se  maintenir  libre  de  tout  joug;  il  fallait  se  donner  à 
Dieu  ou  au  diable.  Les  moyens  de  faire  fortune  étaient  très  rares. 
Comme  on  trouvait  aisément  le  diable  à  sa  portée,  on  se  livrait  à  lui 
pour  acquérir  de  l’or  ou  pour  être  investi  de  pouvoirs  surnaturels. 

Toute  croyance  populaire  est  utile  à  exploiter  :  aussi  plus  grandit 
la  peur  du  démon,  plus  s’accrut  le  nombre  des  sorciers. 

Chaque  année,  ils  tenaient  leurs  Etats  généraux  :  ceux  des  pays  de 
race  latine  sur  le  Vésuve,  ceux  des  pays  germaniques  sur  le  Blocksberg, 
la  plus  haute  des  montagnes  de  l’Allemagne  du  Nord.  C  est  là  que 
plusieurs  pics  granitiques  aux  formes  étranges,  comme  les  Dolomites, 
portent  encore  les  noms  de  chaire  du  diable ,  autel  des  sorcières , 
chaudron  des  sorciers ,  etc.  Une  tradition  populaire  qui  remonte,  sans 
doute,  aux  temps  du  paganisme  où  l’on  sacrifiait,  sur  les  plus  hauts 
sommets,  des  victimes  humaines  au  Dieu  Wodan,  fait  rassembler  les 
sorcières  sur  le  Blocksberg,  dans  la  fameuse  nuit  de  Walpurgies,  du 
30  avril  au  1er  mai. 

Les  personnes  les  plus  raisonnables  affirmaient  avoir  vu,  à  minuit, 
des  chauves-souris  d’une  grandeur  monstrueuse  passer  dans  l’air;  de 
vieilles  femmes  assises  sur  un  bouc  ou  chevauchant  sur  un  manche  à 
balai.  Quelques  unes,  suspectes  d’ètre  allées  au  Blocksberg,  avaient  été 
traînées  devant  les  juges,  mises  à  la  torture  et  avouaient  leurs 
réunions  nocturnes.  C’était  à  ces  assises  infernales  qu’on  maudissait 
Dieu,  tramant  de  nouvelles  conjurations  contre  le  monde,  cherchant 
de  plus  odieux  maléfices  et  de  plus  subtils  poisons.  Toutes  les 
sorcières  baisaient  avec  vénération  le  pied  fourchu  de  Satan  et  sc 
livraient,  toute  la  nuit,  aux  danses  et  aux  débauches  les  plus  diabo¬ 
liques. 

Si  la  démonologie  a  joué  un  aussi  grand  rôle  dans  le  monde,  il 
paraît  certain,  comme  nous  l’avons  expliqué,  par  des  exemples  précis 
tirés  des  légendes  du  Tyrol,  qu'elle  a  été  surtout  le  résultat  d’halluci¬ 
nations,  une  sorte  de  folie  plus  ou  moins  épidémique. 

L’imagination  du  moyen-âge,  à  la  fois  barbare,  héroïque  et  clieva- 


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RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

leresque,  a  créé-  mtHe  variétés  de  contes,  d’histoires,  de  légendes 
surtout.  Tandis  que  les  croyances  démoniaques  dominaient  dans  le 
Tyrol,  les  légendes  pieuses  se  sont  développées  dans  la  liante  Italie  et 
y  ont  formé  la  véritable  poésie  populaire  ;  elles  sont,  le  plus  souvent, 
comme  le  peuple  lui-mcme,  à  la  fois  triviales  et  sublimes.  C’est 
Jacques  de  Voragine  près  de  Savonc  qui,  en  écrivant  son  Historia 
lombardina  seu  legenda  sanctorum,  fut  le  premier  auteur  de  la  fameuse 
légende  dorée. 

Les  récits  tyroliens  sont,  presque  toujours,  terribles,  sinistres.  Les 
chevaliers  précipités  dans  les  gouffres,  les  villages  maudits,  engloutis 
dans  les  lacs  ou  écrasés  sous  des  éboulements,  se  rattachent  aux 
convulsions  d’une  terre  essentiellement  volcanique.  Dès  qu’on  quitte 
la  région  des  montagnes  dolomitiques  pour  entrer  dans  les  plaines  de 
Lombardie,  les  légendes  prennent  un  caractère  plus  calme,  plus  doux. 

On  trouve  disséminés,  sur  les  divers  points  de  la  haute  Italie,  les 
souvenirs  devenus  légendaires  des  saints  les  plus  vénérés  :  Saint 
Ambroise  et  Sainte  Véronique  de  Milan,  Saint  Antoine  de  Padoue, 
Saint  Marc  de  Venise. 

Le  col  de  Bernardino  où  l’on  admire  les  ruines  grandioses  de 
Mesocco  rappelle  un  miracle  de  Saint  Bernardin  de  Sienne. 

Les  madones  aux  légendes  variées  sont  les  buts  de  pèlerinages  les 
plus  nombreux  et  les  plus  populaires  :  une  Madonna  del  Monte  près 
d’ivrée  ;  une  autre  près  de  Varese  ;  la  Madonna  d’Oropa  près  de 
Bielle  ;  la  Madonna  di  Caravaggio  près  du  berceau  de  Michel-Ange  ; 
la  Madonna  del  sasso  sur  le  lac  Majeur  ;  le  promontoire  de  Saint 
Vigile  et  l’ile  de  San  Biaggio  sur  le  lac  de  Garde  ;  Pile  de  Saint  Jules 
sur  le  lac  d’Orta. 

C’est  surtout  la  Madonna  qui  règne  dans  la  poésie  mystique.  Ce 
culte  chevaleresque  voué  à  Marie  comme,  à  la  dame  par  excellence,  se 
transforma  bientôt  en  une  adoration  sans  pareille.  Les  vierges  noires 
si  fréquentes  en  Italie,  comme  les  Christ  noirs,  sont  évidemment  des 
traditions  de  l’orient  importées  par  les  Vénitiens.  Dans  plusieurs 
tableatix  la  Madone  noire  est  entourée  d’étoiles  avec  la  lune  sous  ses 
pieds,  elle  représente  le  phare  qui  éclaire  la  nuit.  Klle  est  aussi,  par 
une  idée  analogue,  l’aurore  qui  précède  le  soleil  mystique,  la  rose 
qui  annonce  le  printemps,  la  résurrection  à  la  vie. 


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<36 


RUINES  ET  LÉGENDES  DU  TYROL. 

Ainsi  les  légendes  se  modifient  et  se  transforment  avec  la  nature  du 
pays.  Si  d’un  côté  la  ruine  tyrolienne  reste  le  plus  souvent  nue, 
escarpée  dans  un  isolement  triste  et  farouche,  nous  voyons  au  contraire 
la  ruine  italienne  se  couvrir  d’une  riche  végétation,  cacher  son 
squelette  de  pierre  sous  la  verdure  et  se  faire  un  cadre  riant  de  soleil 
et  de  fleurs.  Ici  la  légende  n’est  plus  sinistre,  cruelle,  sanglante,  elle 
est,  en  général,  douce,  gracieuse,  bienfaisante.  Mais  par  leur  caractère 
même,  plus  rude  et  plus  sévère,  les  ruines  et  les  légendes  du  Tyrol 
laissent  dans  l’esprit  une  impression  profonde  et  inoubliable,  sortes 
de  fantômes  d’un  passé  mystérieux  qui  expliquent  la  croyance  persis¬ 
tante  des  tyroliens  au  fantastique  et  au  surnaturel. 

CAMOIN  de  VENCE. 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  137 


RAPPORTS 

SUR  DES 

OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


I.  —  Rapports  sur  les  Mémoires  de  1’ncadémle  de  Ulodène 
(Memorle  délia  régla  Accademla  dl  Rclenze,  Lettere  ed 
Artl  In  Mojena) . 

Les  volumes  des  Mémoires  de  l’Académie  de  Modène  sont,  vous  le 
savez,  divisés  en  deux  parties  bien  distinctes.  La  première  comprenant 
les  mémoire^  de  la  section  des  Sciences  ;  la  seconde  consacrée  aux 
Lettres.  Dans  le  tome  III  de  la  deuxième  série  que  j’ai  sous  les 
yeux,  je  remarque  un  important  travail  qui  m’a  frappé  par  l’intérêt 
qu'il  peut  offrir  aux  curieux,  tant  au  point  de  vue  de  l’histoire  que 
sous  le  rapport  littéraire.  A  ce  double  titre,  je  crois  devoir  le  signaler 
à  mes  confrères  de  la  Société  des  Eludes  historiques. 

C’est  une  interprétation  ou  plutôt  un  commentaire  de  YEnfer  du 
Dante  par  Lodovico  Caslelvelro,  récemment  tiré  de  l’oubli  et  publié 
pour  la  première  fois  par  M.  Giovanni  Franciosi. 

Les  commentateurs  italiens  du  Dante  sont  assez  nombreux,  et  l’on 
peut  citer  Benvenuto  da  Imola,  Christoval  Berardi,  Nideoberli,  Guido 
da  Tcrrazzo  et  Christoforo  Landini,  dont  les  publications  parurent  dés 
la  fin  du  xv°  siècle  ;  puis,  Alessandro  Vellulello  et  Bernardo-Daniele 
da  Lucca,  qui  écrivaient  au  siècle  suivant  ;  enfin,  Anlonio-Maria  Bis- 
cioni  et  Pompco  Vetturi  qui  firent  paraître  leurs  commentaires  bien 
longtemps  après,  au  milieu  du  xvnie  siècle. 

Jamais  on  n’avait  pu  supposer  que  Caslelvelro  se  fut  occupé  du 
Dante.  On  connaissait  son  beau  commentaire  de  Pétrarque  1  ;  on  savait 
que  son  talent  de  critique  était  la  cause  des  longues  persécutions  qu’il 
avait  souffertes,  mais  nul  n’avait  songé  que,  pour  se  consoler  de  ses 
peines,  il  eût  entrepris  d’expliquer  les  œuvres  du  poète  florentin.  On 
a  dit,  il  est  vrai,  qu’il  existait  des  notes  marginales  de  Castclvetro  sur 

(1)  Le  Rime  del  Pelrarca  brevemenle  sposle  per  Lodovico  Caslelvelro •  Basile®, 
Pictro  de  Sedabonis,  1582. 


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138  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

un  exemplaire  d’une  édition  de  Landino,  portant  la  date  de  1497, 
qu’il  avait  eu  en  sa  possession.  Giralamo  Tiraboschi  qui  publia  les- 
œuvres  critiques  de  Castelvetro  1  l’affirme,  mais  sans  le  prouver.  Dans 
tous  les  cas,  si  le  fait  était  vrai,  on  ne  pourrait  voir  là  qu’une  tenta¬ 
tive,  qu’un  projet  d’étude  dont  la  réalisation  devait  se  faire  plus  lard. 

Le  commentaire  que  M.  Giovanni  Franciosi  vient  do  publier  est  tiré 
d’un  manuscrit  d’une  écriture  fort  nette,  quoique  fine  et  mignonne, 
toute  de  la  main  de  Castelvetro.  Ce  manuscrit  avait  appartenu  à  Lodo- 
vico  Vedriani  qui  s’occupa  toute  sa  vie  de  recueillir  une  foule  de  do¬ 
cuments  relatifs  à  l’histoire  de  Modène,  sa  ville  natale.  Lorsqu’il  prit 
l’habit  de  Saint-Charles,  l’historien  déposa  ses  manuscrits  dans  les 
archives  du  couvent.  Ce  fut  là  qu’en  1881,  M.  Francipsi  retrouva  par 
hasard  le  précieux  ouvrage  de  Castelvetro,  dont  il  reconnut  tout  de 
suite  l’importance  et  la  grande  valeur.  11  obtint  gracieusement  aussitôt 
la  liberté  d’en  prendre  copie,  et  on  lui  accorda,  en  outre,  l’autorisation 
de  le  publier  dans  les  Mémoires  de  l’Académie  de  Modène. 

Au  sommet  de  la  première  page,  dont  M.  Franciosi  nous  donne  un 
fac-similé,  on  lit,  en  caractères  assez  gros,  le  nom  de  Messer  Lodovico 
Castelvetro  da  Modena.  Mais,  quand  bien  même  le  nom  du  savant 
commentateur  n’y  serait  pas,  dit  l’éditeur,  quiconque  connaît  un  peu 
le  genre  d’esprit,  la  doctrine,  le  caractère  et  la  forme  littéraire  de 
Lodovico  Castelvetro  n’hésitera  pas  un  seul  instant  à  lui  attribuer 
l’ouvrage. 

Permellez-moi  de  vous  présenter  ici  l’auteur  de  ce  commentaire. 
Lodovico  Castelvetro,  critique  et  littérateur  italien,  descendant  d’une 
noble  et  ancienne  famille,  était  né  à  Modène,  en  1505.  Il  fit  ses  études 
à  Bologne,  à  Ferrare,  à  Padoue  et  à  Sienne  ;  puis,  il  alla  à  Rome 
auprès  d’un  oncle  qui  tenta  vainement  de  lui  faire  embrasser  la  carrière 
ecclésiastique.  Rentré  dans  sa  patrie,  avec  le  titre  de  docteur  en  droit, 
il  ne  tarda  pas  à  se  faire  remarquer  par  son  savoir,  et  fut  bientôt  admis 
à  l’Académie  des  Inlronali,  célèbre  par  la  réputation  de  ses  membres. 

Absolument  opposé  aux  idées  de  l’Académie  des  Roizi,  qui  n’esti¬ 
mait  et  n’appréciait  que  le  langage  populaire,  l’Académie  des  Inlronali 

(t)  Opéré  varie  criliehe  ai  Lodovico  Castelvetro,  gcntiluomo  Modenese,  colla  DM 
del  'autore  scrilla  dal  Sign.  Lod.  Antonio  Muralori.  Milano,  1727. 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  139 

s'appliquait  surtout  à  n’employer  que  le  style  noble  et  choisi,  aussi 
bien  dans  les  œuvres  dramatiques  que  dans  les  œuvres  littéraires. 
Caslelvetro  y  prit  une  grande  place  et  sut  se  faire  écouter.  Savant  et 
érudit,  autant  que  lettré,  il  se  plaisait  à  analyser  les  travaux  des  anciens 
aussi  bien  que  les  œuvres  de  ses  contemporains.  Malheureusement,  la 
sévérité  de  ses  critiques  lui  attira  bon  nombre  d’ennemis.  Parmi  ces 
derniers,  Annibal  Caro  fut  l’un  des  plus  ardents  ;  non  content  de  l’in¬ 
jurier,  il  le  calomnia.  Voici  à  quel  sujet  se  déclara  celle  lutte  entre 
Caslelvetro  et  Annibal  Caro.  Ce  dernier  ayant  composé,  à  la  prière  du 
cardinal  Farnèze,  une  canzonc  à  la  louange  de  la  maison  de  France, 
commençant  ainsi  : 

Yenile  ail' ombra  de  gran  gigli  d'oro... 

Venez  à  l’ombre  des  grands  lys  d’or... 

Caslelvetro  la  critiqua  ;  il  en  dit  même  son  sentiment  avec  tant  de 
passion  que  les  membres  de  l’académie  de  Banchi  de  Rome,  dont  Caro 
faisait  partie,  se  crurent  obligés  de  défendre  l’auteur  et  publièrent  une 
apologie  du  poème.  Alors  s’engagea  une  querelle  littéraire  dont  le 
bruit  remplit  Cllalie.  Castclvelro  maintenait  ses  critiques,  et  Caro 
furieux,  quoique  soutenu  par  Hercule  d’Este,  duc  de  Ferrare,  ne  pou¬ 
vant  les  réfuter  comme  il  le  voulait,  poussa  le  ressentiment  jusqu’à 
dénoncer  Caslelvetro  au  Saint-Office.  Il  l’accusait  d’assassinat  sur  la 
personne  d’Alberto  Longo,  son  ami  et  son  partisan. 

En  vérité,  on  hésite  à  admettre  une  imputation  aussi  odieuse,  malgré 
le  témoignage  affirmatif  de  Muratori.  Toutefois,  il  est  certain  que 
Caslelvetro  dut  comparaître  devant  le  terrible  tribunal,  mais  il  fut 
renvoyé  absous. 

Ces  faits  se  passaient  en  1555.  Deux  ans  plus  tard,  de  nouvelles  dé¬ 
nonciations  furent  lancées  ;  mais,  celte  fois,  elles  ne  portaient  pas 
seulement  contre  Caslelvetro,  elles  atteignaient  encore  tous  ses  amis 
et  confrères.  Ils  étaient  signalés  comme  suspects,  et  on  leur  imputait 
en  particulier  d’avoir  signé,  en  1542,  le  formulaire  de  foi  auquel  le 
cardinal  Contarini 1  avait  cru  devoir  soumettre  tous  les  académiciens 
soupçonnés  de  pactiser  avec  les  opinions  nouvelles. 

(1)  Gaspard  Contarini,  cardinal-évôque  de  Bellune  et  de  Bologne,  avait  été  nommé 
légat  du  Saint-Siège  à  la  diète  de  Ratisbonne  (1540)  afin  de  tenter  une  réconciliation 
entre  les  catholiques  et  les  protestants. 


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1*0  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

Plusieurs  des  prévenus  furent  arrêtés  alors  et  jetés  dans  les  prisons 
du  Saint-Office  à  Rome.  Quant  à  Castelvetro,  comme  il  était  particu¬ 
lièrement  accusé  d’avoir  traduit  un  des  ouvrages  de  Melanchlon,  il 
avait  cru  agir  prudemment  en  se  cachant  ;  mais  on  lui  persuada  qu’il 
ferait  mieux  d’aller  se  justifier  à  Rome,  et  il  partit.  Le  couvent  de 
Sainte-Marie  lui  fut  assigné  pour  prison  dans  celle  ville,  et  les  infor¬ 
mations  commencèrent  aussitôt.  Cependant,  il  ne  tarda  pas  à  s’aperce¬ 
voir  que  les  premières  procédures  prenaient  une  tournure  peu  favo¬ 
rable  pour  lui,  et  il  jugea  qu’il  était  temps  de  s’évader.  Il  fit  bien, 
car  le  tribunal  le  déclara  coupable  d’hérésie  et  le  condamna  comme  tel, 
le  25  novembre  1560. 

Retiré  à  Chiavenna,  dans  le  pays  des  Grisons,  où  il  était  parvenu  à 
travers  mille  peines  et  dangers,  Castelvetro  adressa  à  Pie  IV  une  sup¬ 
plique  afin  d’obtenir  la  permission  de  se  présenter  devant  le  Concile 
de  Trente,  où  il  avait,  disait-il,  l’espoir  de  se  justifier.  Le  pape  répondit 
en  lui  ordonnant  de  comparaître  à  Rome  pour  y  purger  sa  contumace. 
Castelvetro,  qui  redoutait  avec  raison  les  rigueurs  du  Saint-Office,  se 
garda  bien  de  se  rendre  aux  ordres  du  souverain  pontife.  Loin  de  se 
diriger  vers  Rome,  il  alla  d’abord  chercher  un  asile  à  Lyon  ;  puis, 
errant  de  ville  en  ville,  il  s’arrêta  quelque  temps  à  Genève,  mais  par¬ 
tout  il  se  vit  en  butte  à  de  nouvelles  persécutions.  En  désespoir  de  cause, 
il  se  rendit  à  Vienne,  où  il  reçut  un  accueil  favorable  de  l’empereur 
Maximilien  11.  Il  espérait  finir  tranquillement  ses  jours  dans  cette 
ville  ;  mais  la  peste  qui  désolait  Vienne  le  força  de  retourner  à  Chia¬ 
venna,  et  il  y  vécut  en  donnant  des  leçons  jusqu’à  l’âge  de  soixante 
six  ans.  11  mourut  le  21  février  1571,  dans  les  bras  de  son  hôte  et 
ami  le  colonel  Rodolphe  Salis,  et  un  monument  en  marbre  lui  fut 
élevé  dans  le  jardin  du  palais  Salis,  où  il  avait  trouvé  son  dernier  asile. 

Quoique  divers  écrivains  aient  clairement  démontré  l’innocence  de 
Lodovico  Castelvetro,  et  par  conséquent,  l’injustice  de  ses  persécuteurs, 
ceux-ci  étaient  tellement  prévenus  contre  lui,  qu’ils  trouvaient  des 
marques  d’hérésie  dans  tous  ses  ouvrages.  Mais  si  l’on  doit  reconnaître 
à  Castelvetro  toutes  les  qualités  d’un  littérateur  et  d'un  philosophe,  il 
faut  avouer  aussi  qu’il  se  montra  souvent  fort  sévère  dans  ses  critiques 
et  très  opiniâtre  dans  ses  discussions. 

Castelvetro  a  beaucoup  écrit.  Les  livres  composés  par  lui,  dit  Mura- 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  Ul 
tori,  peuvent  servir  à  faire  connaître  quelle  fut  sa  doctrine,  sa  sub¬ 
tilité,  sa  pénétration  d’esprit  et  aussi  quelle  fut  la  force  et  la  droiture 
de  son  jugement  ;  mais  on  peut  dire  que  la  poétique  d’Aristote,  qu’il  fit 
imprimer  à  Vienne  un  an  avant  sa  mort,  fut  son  ouvrage  de  prédilec¬ 
tion1.  A  ccttc  époque,  l’idole  à  laquelle  les  écoles  sacrifiaient  élait 
Aristote.  Aussi,  ceux  qui  voulaient  étudier  les  règles  de  la  poésie 
pensaient-ils  qu’il  n’y  avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  traduire  la 
poétique  de  ce  philosophe.  Caslelvelro  fit  comme  les  autres,  il  s’attacha 
à  cet  ouvrage  où  l’idéal  manque,  où  la  poésie  est  réduite  à  l’imitation, 
mais  où  l’on  trouve  des  observations  justes  et  profondes.  Au  texte 
original,  il  ajouta  une  traduction  et  des  commentaires  ayant  pour  but 
d’expliquer,  quelquefois  même  de  corriger  et  de  rectifier,  la  théorie  de 
l’auteur,  en  y  substituant  ses  propres  idées.  Il  y  parlait  même  avec 
beaucoup  de  liberté  des  poètes  et  autres  écrivains  de  son  temps,  à 
l’occasion  des  préceptes  qu’il  donne  de  la  poétique. 

Bien  que  l’on  connût  son  beau  commentaire  des  rimes  de  Pétrarque, 
personne  ne  soupçonnait  que  Caslelvelro  eût  entrepris  un  travail  par¬ 
ticulier  sur  l’Enfer  du  Dante,  et  l’on  doit  attribuer  cette  ignorance  à 
ce  que  l’ouvrage  n’est  pas  entièrement  terminé.  La  mort  a  dû  frapper 
l’auteur  avant  qu’il  eût  achevé  son  étude  qui  s’arrête  au  72e  vers  du 
chapitre  xxix. 

Nous  avons  dit  comment  le  manuscrit  fut  découvert  par  M.  Giovanni 
Franciosi,  qui  eut  tout  aussitôt  la  pensée  de  le  faire  connaître.  Toute¬ 
fois,  il  hésita  longtemps  :  il  ne  pouvait  se  décider  à  dévoiler  Caslelvelro 
comme  interprète  ou  commentateur  du  Dante.  Plein  d’affection  et  de 
respect  pour  la  ville  de  Modène,  sa  seconde  patrie,  il  se  demandait  si 
la  liberté  de  jugement  du  critique  Modénias  du  xvie  siècle  serait  bien 
accueillie  par  scs  compatriotes  actuels.  Il  craignait,  en  outre,  qu’on 
lui  reprochât  d’avoir  publié  une  œuvre  incomplète,  et  par  conséquent, 
non  revue  par  l’auteur  lui-même. 

Cependant,  en  relisant  avec  soin,  en  examinant  attentivement  le 
commentaire  qu’il  venait  de  copier  fidèlement,  M.  Franciosi  resta 
convaincu  que  Caslelvelro  s’était  montré  aussi  bien  critique  conscien¬ 
cieux  que  patient  investigateur,  tandis  que  son  style  restait  toujours 

(1)  Poelica  d'Arislolele  vulgarizzata  et  sposla  per  Lodovico  Caslelvelro.  Stamputa 
ia  Vienna  per  Gaspar  Stainhofer.  1570. 


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<42  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ, 
choisi  et  parfaitement  pur.  11  ne  devait  donc  plus  craindre  de  nuire  à 
la  réputation  d’un  écrivain  célèbre  en  mettant  au  jour  une  œuvre 
inédite,  et  il  finit  par  enlever  tout  doute  de  son  esprit  en  songeant 
que  le  respect  devait  s’effacer  devant  l’expression  de  la  vérité. 

Je  ne  suis  pas  assez  bon  juge  pour  exprimer  mon  sentiment  parti¬ 
culier  sur  le  nouveau  travail  publié  par  l’Académie  de  Modène  ;  mais, 
une  personne  bien  au  courant  de  la  littérature  italienne  m'affirme  que 
Caslelvetro  doit  occuper  certainement  une  place  à  part  parmi  les  com¬ 
mentateurs  de  l’Knfer.  Celui  que  je  signale  aujourd’hui  est,  parait-il, 
le  premier  qui  puisse  véritablement  mériter  le  nom  de  critique.  Le 
soin  que  l’auteur  met  à  son  travail,  l’originalité  de  ses  observations, 
toujours  consciencieuses,  quelquefois  ingénieuses,  sur  le  sens  littéral 
des  phrases  cl  des  mots,  ses  dissertations  soulevant  des  difficultés 
souvent  subtiles,  en  font  une  œuvre  à  part. 

Peu  d’hommes,  surtout  parmi  ceux  qui  se  sont  adonnés  à  la  critique, 
ont  l’esprit  plus  juste,  le  jugement  plus  sincère  que  Caslelvetro.  Dans 
son  commentaire  sur  l’Enfer  du  Dante,  il  a  toujours  la  ferme  volonlé 
de  ne  jamais  dénaturer  la  pensée  de  l’auteur.  11  cherche  à  approfondir 
le  sens  de  chaque  vers  :  il  le  sent,  il  l’explique.  Sa  pénétration  d’ana¬ 
lyse,  son  observation  exacte  ne  lui  font  jamais  oublier  l’amour  de  la 
forme,  la  pureté  du  style.  Sans  faire  un  vain  étalage  d’érudition,  il 
rappelle  le  passé,  il  constate  les  imitations,  les  emprunts,  se  plaît  à 
confronter  souvent  l’auteur  avec  lui-même,  et  si  on  peut  lui  adresser 
un  reproche,  c’est  celui  d’avoir  l’audace  de  la  vérité. 

En  résumé,  il  faut  se  féliciter  de  la  publication  du  commentaire  de 
Caslelvetro  :  c’est  un  travail  consciencieux  et  bien  fait.  Tous  ceux  qui 
le  liront  admireront  cette  belle  langue  traitant  un  si  beau  sujet  ;  mais 
ils  regretteront  certainement,  comme  nous,  que  l’œuvre  du  critique 
Modcnais  n’ait  pu  être  entièrement  terminée. 

J’avais  complètement  achevé  mon  examen  du  volume  dont  je  viens 
de  parler,  lorsque  j’ai  reçu  deux  autres  volumes  :  l’un  d’eux  forme 
la  troisième  partie  du  tome  xx  de  la  1re  série,  et  il  contient  comme 
supplément  aux  Annales  académiques  publiées  antérieurement  la  liste 
complète  des  membres  ayant  appartenu  à  l’Académie  de  1684  à  1822. 

D’après  la  division  qui  a  été  établie,  nous  apprenons  que  les  pre- 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  143 
miers  académiciens  avaient  pris  le  titre  de  Membres  de  l’Académie  des 
Dissonants. 

Cela  dura  depuis  1684  jusqu’en  1790. 

De  l’année  1791  à  l’année  1814,  ils  formèrent  l’Académie  ducale 
des  sciences  et  belles-lettres,  et  celle-ci,  se  reconstituant  en  1814, 
devint  enfin  l’Académie  royale  des  sciences,  lettres  cl  arts  de  Modéne, 
nom  qu’elle  porte  encore  aujourd’hui. 

Celle  nomenclature  serait  à  peu  prés  inutile,  si  le  volume  n’était 
terminé  par  une  table  générale  divisée  en  quatre  parties. 

La  première  fait  connaître  les  noms  de  tous  les  membres  depuis  la 
fondation,  avec  la  date  de  leur  élection  et  colle  de  leur  décès. 

La  deuxième  partie  comprend  ce  qu’on  appelle  les  Actes,  c’est-à- 
dire  les  assemblées  ou  réunions  publiques  et  les  séances  privées,  les 
académies  et  sociétés  savantes  qui  correspondent  ou  qui  font  échange 
de  leurs  publications  avec  l’Académie  royale  de  Modéne. 

Dans  la  troisième  partie  on  trouve  la  liste  des  auteurs  qui  ont  publié 
des  travaux,  mémoires  ou  notices,  sur  les  sciences,  les  lettres  et  les 
arts. 

Enfin,  la  quatrième  partie  nous  donne  la  liste  par  ordre  alphabé¬ 
tique  des  diverses  matières  insérées  dans  les  vingt  premiers  volumes 
de  cet  important  recueil. 

Après  avoir  constaté  l’utilité  de  ces  Indici  generali,  il  me  reste  à 
parler  du  tome  IV  de  la  seconde  série,  et  j’y  remarque  tout  d’abord 
une  belle  publication  qui  intéressera  tout  particulièrement  les  bi¬ 
bliographes  :  c’est  V Œuvre  de  Salerne,  connue  sous  le  nom  de  Circa 
instans,  d’après  les  premiers  mots  du  prologue,  et  le  texte  primitif 
du  Grand  Herbier  de  France,  reproduits  selon  deux  manuscrits  du 
xve  siècle,  conservés  dans  la  bibliothèque  d’Este,  et  annotés  par  M. 
Luigi  Camus. 

Je  me  borne  à  signaler  cette  publication  aux  personnes  qui  s’attachent 
à  la  connaissance  des  textes  originaux  ;  mais  les  chercheurs,  ceux  qui 
aiment  à  s’attacher  aux  détails  de  l’histoire  préféreront  certainement 
le  mémoire  intitulé  :  Margherita  di  Valois  e  i  preslatori  fiot'enlini. 

11  s’agit  ici,  non  pas  de  la  Marguerite  des  Marguerites,  sœur  de 
François  Ier,  mais  de  la  dernière  des  Valois,  de  Marguerite,  fille  de 
Henri  H  et  de  Catherine  de  Médicis,  celle,  enfin,  qui  fut  la  première 


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144  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

femme  de  Henri  IV,  et  que  l’on  appelait  vulgairement  la  reine  Margot. 

Suivant  le  témoignage  de  scs  contemporains,' celte  princesse  était 
d’une  beauté  ravissante,  «  Elle  avait  les  cheveux  noirs,  un  beau  visage 
qui  ressemblait  au  ciel  dans  sa  plus  grande  et  blanche  sérénité,  une 
très  belle  et  riche  taille,  une  démarche  noble  et  gracieuse,  moitié 
altière  et  moitié  douce.  »  En  outre,  elle  s’entendait  très  bien  à  choisir 
ses  parures  et  donnait  le  ton  à  la  cour. 

Si  j’ajoute  qu’elle  sut  toujours,  dans  les  plus  pénibles  circonstances, 
rester  fidèle  à  sa  foi,  je  dirai  aussi  qu’elle  fut  bonne  et  généreuse 
jusqu’à  la  prodigalité. 

Je  n'ai  pas  à  rechercher  ici  si  la  licence  de  sa  vie  fut  aussi  grande 
que  le  disent  ses  ennemis,  les  pamphlétaires  du  temps.  Qu’il  me  soit 
permis  pourtant  de  faire  remarquer  que  dans  les  Mémoires  écrits  par 
Marguerite  elle-même,  on  distingue  surtout  une  réserve  de  plume  qui 
étonne,  lorsqu’on  compare  la  vie  de  cette  princesse  aux  libertés  de 
propos  que  s’était  permises  une  autre  Marguerite  de  Navarre  réputée 
bien  plus  honnête. 

I)  est  un  point  sur  lequel  tout  le  monde  est  d’accord,  ce  sont  les 
infortunes  de  la  reine  Marguerite,  depuis  le  jour  de  son  mariage  jus¬ 
qu’à  sa  mort,  tant  à  la  cour  de  France  que  dans  cette  petite  cour  de 
Nérac,  qui,  suivant  d’Aubigné,  «  ne  s'estimait  pas  moins  que  l’autre.  » 

Le  jour  où  elle  fut  offensée,  outragée  publiquement  par  son  frère 
Henri  III  (août  1583),  elle  dut  sortir  de  Paris  pour  retourner  à  Nérac; 
mais  après  un  aussi  odieux  éclat,  le  roi  de  Navarre  ne  put  reprendre 
sa  femme. 

Marguerite  mena  alors  une  vie  d’aventurière.  Apres  avoir  promené 
dans  plusieurs  villes  son  faste  ordinaire  et  scs  désordres,  elle  fut,  par 
ordre  de  son  mari,  arrêtée  à  Carlat,  en  Auvergne,  où  elle  s’était 
réfugiée,  dénuée  de  tout,  même  de  linge,  et  elle  fut  transférée  au 
château  d’Usson.  Confiée  à  la  garde  du  marquis  de  Canillac,  elle 
devint  bientôt  maîtresse  plutôt  que  prisonnière  de  ce  château-fort,  où 
elle  devait  passer  dix-huit  ans  de  sa  vie  (1587-1605)  et  qu’elle  appelait 
son  arche  de  salut. 

Ne  sachant  et  ne  voulant  rien  changer  à  ses  goûts  et  à  ses  dissipa¬ 
tions  dans  celte  demeure,  la  reine  Marguerite  en  fut  bientôt  réduite  à 
des  besoins  d’argent.  On  lui  assura  un  douaire  de  cent  quatre  vingt- 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  I4à 
dix  mille  livres  par  an,  mais  cela  ne  pouvait  suffire  à  ses  prodigalités. 
Alors,  elle  fit  fondre  sa  vaisselle  d’argent,  et  enfin,  elle  songea  à 
vendre  ou  à  engager  une  partie  de  ses  bijoux.  Arnaud  de  Foissac,  son 
conseiller,  et  Pierre  Chardon,  son  secrétaire,  durent  servir  d’intermé¬ 
diaires  dans  cette  négociation  qui  comprenait  44  grosses  perles,  71 
perles  plus  petites,  4  gros  rubis,  5  rubis  balais,  et  six  rangs  de  perles 
au  nombre  de  754. 

Les  intermédiaires  s’adressèrent  à  cet  effet  (mars  1588)  à  Nicolo  et 
Paolo  Antonio  Mannelli,  banquiers  florentins,  qui  avaient  leur  maison 
à  Lyon  ;  mais,  ceux-ci  ne  voulurent  consentir  à  aucun  prêt,  avant 
d’avoir  l’avis  et  le  consentement  de  10111*5  compatriotes  florentins,  les 
frères  Riccardi,  établis  à  Venise.  Enfin,  après  de  longues  négociations, 
pendant  lesquelles  la  reine  fut  obligée  d’écrire  plusieurs  lettres  où  elle 
déployait  tout  son  esprit,  en  adressant  des  flatteries  à  ses  prêteurs,  les 
Riccardi  donnèrent  l’ordre  aux  Mannelli  de  payer  7,000  écus  d’or  aux 
mandataires  de  la  reine,  s’engageant  à  garder  les  bijoux  et  à  les  res¬ 
tituer  le  jour  où  les  Mannelli  seraient  rentrés  dans  leurs  deniers. 

Les  choses  furent  ainsi  arrêtées  ;  mais  il  y  eut  plus  tard  une  grave 
question  à  régler,  celle  des  intérêts,  et  quand  Marguerite  voulut  re¬ 
prendre  ses  bijoux,  ce  n’était  plus  seulement  7,000  écus  d’or  que  les 
prêteurs  florentins  réclamèrent  :  ils  exigeaient  le  double  de  la  somme 
prêtée,  et  la  reine  dut  verser  13,000  écus  pour  rentrer  dans  son  bien. 

Cependant,  les  emprunts,  les  ventes  diverses  de  la  reine  Marguerite 
ne  pouvaient  suffire  à  ses  besoins  incessants,  et  elle  n’aurait  trouvé  là 
que  de  faibles  ressources,  sans  les  secours  qu’elle  recevait  de  divers 
princes  de  la  chrétienté.  Sa  belle-sœur,  Elisabeth  d’Autriche,  veuve 
de  Charles  IX,  lui  venait  tout  particulièrement  en  aide,  et  elle  finit 
même  par  lui  abandonner  la  moitié  du  douaire  qui  lui  avait  été  assigné 
sur  les  duchés  de  Rerry  et  do  Bourbonnais,  les  comtés  de  Forez  et  de 
la  Marche. 

M.  Giuseppe  Campori  a  très  bien  raconté,  dans  le  mémoire  que  nous 
venons  de  signaler,  les  tribulations  de  celte  malheureuse  reine  qui, 
rentrée  à  Paris,  en  1005,  dans  une  somptueuse  résidence,  fut  ainsi  le 
dernier  représentant  de  l’élégante  cour  des  Valois. 

Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  elle  faisait  force  aumônes  et 

MARS-AVRIL  1888.  10 


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<46  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

libéralités,  mais  elle  ne  payait  pas  ses  dettes.  Cependant,  elle  était 
aimée,  au  moins  autant  qu’elle  avait  aimé. 

A  ceux  qui  voudraient,  à  l’avenir,  écrire  l’histoire  de  la  reine  Mar¬ 
guerite  de  Valois,  je  ne  saurais  trop  recommander  la  lecture  de  la 
notice  publiée  par  M.  Giuseppe  Campori.  Elle  traite  un  seul  point, 
mais  un  point  intéressant  de  la  vie  de  celte  princesse.  C’est  un  travail 
curieux,  composé  sur  des  documents  inédits,  qui  a  donc  son  impor¬ 
tance  et  qui  tient  une  place  fort  honorable  dans  les  Mémoires  de 
l’Académie  de  Modène. 


Eugène  d’AURIAC. 


V.  —  Ouvrages  de  Mgr  J.  Bcrnnrdl  et  de  M.  Danilano  Muonl* 

oflVts  par  M.  le  O*  Vimei  cati  Sozzi. 


La  Société  des  Etudes  historiques  a  reçu  de  M.  le  Cte  Vimercàti  Sozzi, 
de  Bergame,  quinze  opuscules  en  italien,  dus,  les  trois  premiers  â 
Mgr  Jacopo  Bernardi,  les  douze  autres  à  M.  Damiano  Muoni. 

1.  —  Ouvrages  de  Mgr  Jacopo  Bernardi. 

Solenne  dislribuzione  de ’  premii  a*  Giovani  de  VIslitulo  Manin  e  del 
Patrio  Orfanolrofio.  —  Discorso  del  Présidente  délia  Congregazione 
di  Carità.  —  Venezia ,  1884. 

Le  discours  de  Mgr  Bernardi,  Président  de  la  Congrégation  de  Charité, 
h  la  distribution  des  prix  de  l’Institut  Manin,  orphelinat  national,  contient 
des  renseignements  intéressants  sur  renseignement  professionnel  des 
deux  sexes  h  Venise. 

Dei  Supremi  principii  dell  Umano  Ragionamento  e  delle  questioniche 
intorno  ad  essi  conlinuamenle  n  agi  la  no.  — Discorso  di  Mgr  J.  Ber - 
nanti,  rnembro  del  Reale  Istiluli  Venelo  di  Scienze ,  Letlere  ed  Arti.— 
Venezia ,  1884. 

Un  tel  sujet,  dans  toute  son  étendue,  ne  serait  pas  moins  que  la 
logique  entière,  la  critique  de  l'esprit  humain.  Mgr  Bernardi,  dans  cette 
brochure  de  22  pages,  a,  du  moins,  posé  nettement  la  question  que 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  147 

ne  se  lasse  pas  de  poser  la  curiosité  philosophique  ;  il  en  fait  pressentir 
une  conclusion  au  point  de  vue  spiritualiste. 

Commemorazione  del  Socio  ordinario  dell  Ateneo  di  Venczia  nobile 
cavalière  Antonio  Angeloni  Barbiani  Lella  di  Mgr  Cumm.  J .  Bar - 
biani ,  nella  Adunanza  31  maggio  1883.  —  Padovo ,  1883. 

Le  chevalier  Antonio  Angeloni  Barbiani  est  l’une  des  renommées  les 
plus  pures  de  la  nouvelle  Italie,  1822-1873.  —  Mgr  Bernardi  a  prononcé 
l’éloge  funèbre  de  l'homme  privé,  du  poète,  du  littérateur  et  du  citoyen. 
Angèloni  Barbiani  a  eu  sa  part  de  dévouement  dans  les  efforts  du  patrio¬ 
tisme  vénitien,  en  1848,  et  sa  part  de  triomphe  dans  la  renaissance 
nationale  en  1886.  Par  la  nature  de  son  inspiration,  il  se  rattachait  à 
l’école  de  Monli  et  Manzoni. 

II.  —  Ouvrages  de  M.  Damiano  Muoni. 

M.  Damiano  Muoni  est  président  ou  membre  de  la  plupart  des  aca¬ 
démies  d’Italie;  Fhistoirc  politique,  l’archcologie  d’art,  l’érudition  et 
la  poésie  lui  sont  familières  ;  les  ouvrages  que  nous  indiquons  se 
rangent  sous  l’une  ou  l'autre  de  ces  quatre  divisions. 

1°  Les  recherches  sur  l’origine  ou  le  développement  des  villes  ou 
des  institutions  particulières  ont  de  tout  temps  intéressé  les  Italiens, 
dont  la  patrie,  si  longtemps  divisée,  semble  se  multiplier  et  croître 
d’importance  dans  chaque  localité.  C’est  à  l’érudition  locale  qu’appar¬ 
tiennent  les  ouvrages  suivants  : 

Archivi  di  Slalo  in  Milano.  —  Prefelti  o  Diretlori ,  1864-1874.  Noie 
sulV  origine ,  formazionc  e  conccnlramcnlo  di  quesli  ed  altri  simili 
istituti,  —  con  un  cenno  sulle  particolari  colleziozi  dcll  auiore.  — 
Milano,  1874. 

L’érudit  milanais  a  groupé  autour  de  cette  nomenclature  des  indi¬ 
cations  précieuses  sur  l’histoire  administrative  de  la  capitale  des  Sforza 
et  de  la  lieutenance  autrichienne.  La  domination  espagnole  allemande 
surtout  est  une  période  peu  connue. 

Memorie  sloriche  di  Antignale ,  rifuse  ed  accresciute ,  Milano  1875. 
C’est  l’histoire  d’une  commune  du  Milanais,  depuis  1301 ,  la  description 
des  œuvres  d’art  qui  s’y  trouvent,  la  liste  de  ses  magistrats.  Utile  mo¬ 
nographie. 


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148  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 
Prenomi,  JSomi  e  Cognomi ,  appimli  gencalogici  sulla  famiglia  Colla . 
Milano  1880. 

On  retrouve  ici  la  complaisance  que  l'Italie  a  éprouvée  de  tout  temps 
à  se  rattacher  aux  origines  romaines.  La  famille  des  Cotta,  de  la  Répu¬ 
blique,  se  trouve  ainsi  menée  jusqu'en  1832,  à  travers  toutes  les  domi¬ 
nations  étrangères  et  les  bouleversements  intérieurs.  Souvent,  dans  ce 
sol  italien  qui  conserve  tant  de  débris,  les  traditions  des  familles  ou 
des  villes  s’appuient  sur  des  monuments. 

Cenno  genealogico  sulla  famiglia  Torriani  da  Mendrisio ,  compihdo 
sopra  autenlici  documenti  dal  Cav.  Uf J.  D.  Muoni.  —  Bellinzona , 
1884 . 

Les  Mendrisio  sont  une  branche  de  la  grande  famille  des  Torriani, 
chefs  du  parti  populaire  de  Milan,  dans  le  moyen-âge,  et  qui,  selon  la 
tendance  des  Guelfes,  cherchaient  des  origines  françaises.  Les  Torriani 
prétendaient  remonter  à  Charles  Martel  ;  Fauteur  les  conduit  ainsi  de 
G89  à  1830. 

2°  L’archéologie  et  Fart  surtout  sont  intéressés  dans  les  quatre  bro¬ 
chures  suivantes,  qui  concernent  des  monuments  de  Lombardie. 

Anlichilà  Romane  a  Fornovo  e  Marlinengo ,  ncl  Basso  Bergamaseo.  — 
Milano  1882 . 

Marlinengo,  sur  les  confins  de  Venise  et  de  Milan,  conserve  une  sépul¬ 
ture  d’inhumation,  que  Fauteur  fait  remonter  aux  premiers  siècles  delà 
République  romaine.  Fornoue,  célèbre  par  la  victoire  de  Charles  VIH, 
contient  un  pavillon  du  déclin  de  Fart  gréco-romain.  (Valérien  233,  259). 

Anlichilà  Romane  del  Basso  Bergamaseo ,  e  cenni  slorici  sopra  Cakio 
ed  Anlignale .  —  Milano,  1875 . 

C’est  encore  à  Fart  gréco-romain,  mais  d’une  époque  un  peu  plus 
pure,  (Vespasien  73  ap.  J.-C.)  que  se  rapportent  les  objets  trouvés  à 
Antignate  et  Calcio  :  un  pavillon,  un  sarcophage,  divers  objets  d’art, 
vases,  verreriçs,  patènes,  monnaies. 

Preziosilà  Arlisliche  nella  Chiesa  dell  Incoronala  presso  Marlinmgo.— 
Milano  1884. 

L’église  deir  Incoronala,  située  au  milieu  d’une  campagne  muette  du 
Milanais,  contient  un  crucifiement  attribué  à  Francesco  Prata,  qui  était 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  149 

du  village  de  Caravaggio,  comme  Polydore,  comme  le  second  Michel- 
Ange.  On  y  trouve  des  restes  de  peintures  attribuées  à  des  primitifs,  tels 
que  Ciiolto  ou  Mantegna,  sans  parler  de  maîtres  plus  récents,  comme 
Luini  ou  Gaudenaio  Ferrari. 

Ristauro  d'un  Palio  d' Allure  lavoralo  a  Tarsia  da  Giambattista  Ca - 
niana  in  Romano  di  Lombardo  ( Provincia  di  Dergamo).  —  Milano 
1818 . 

Curieux  détails  sur  Fart  italien  des  xvne  et  xviu®  siècles. 

3°  Documents  pour  l’histoire  de  la  musique. 

Lihreiii  di  Mclodrammi  e  Balli .  —  Autografi  di  Musicisti  c  di  allri 
Artisti  leatrali ,  presentuli  ail  esposizione  musicale  in  Milano .  — 
Milano  1881. 

C’est  la  nomenclature,  qui  paraît  complète,  de  tous  les  artistes  qui 
ont  travaillé  pour  la  Scala,  depuis  1778  :  compositeurs,  chorégraphes, 
exécutants,  chanteurs,  danseurs.  —  Dans  la  série  des  autographes,  le 
premier  est  de  Beethoven. 

Gli  Antignati  organari  insigni ,  e  sérié  dei  Maestri  di  Capella  del 
Duomo  di  Milano .  —  Milano ,  1883. 

Le  patriotisme  des  habitants  d’Antignate,  l’Antemnate  romaine,  trou¬ 
vera  encore  à  s’exalter  dans  les  renseignements  sur  les  musiciens  que 
celte  ville  a  donnés  à  la  cathédrale  de  Milan. 

4°  Le  Cinque  Giornale  di  Milano.  Saggio  bibliografico  (2*  édition) 
Marzo ,  1878. 

C’est  l’histoire  de  lTnsurreclion  de  Milan  dans  les  cinq  jours  18-23 
mars  1848  et  du  Gouvernement  provisoire  jusqu’au  5  août  :  récit  des 
événements,  liste  des  morts,  bibliographie,  livres,  journaux,  gravures, 
composés  sur  les  événements. 

5°  Versi  Giovanili ,  di  un  Anliquario.  —  Milano  1884. 

La  langue  italienne  est  assouplie  depuis  tant  de  siècles  à  l’expression 
de  la  religion,  du  patriotisme  et  de  l’amour  qu’on  craint,  en  lisant  des 
vers  modernes  italiens,  de  prendre  la  facilité  nationale  pour  le  talent 
personnel  d’un  poète.  En  tout  cas,  on  ne  cherche  pas  ici  à  se  défendre 
de  l’illusion. 

Jacques  de  B01SJ0SLIN. 


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loO  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 


3.  —  De  la  Propriété  arabe. 


Au  commencement  de  la  conquête  de  l'Algérie,  l'Administration 
française,  acceptant  volontiers  des  informations  assez  légèrement 
prises,  admit  les  principes  ci-après  : 

En  pays  musulman,  le  sol  appartient  à  l’Etat,  représentant  de  Dieu. 
La  propriété  individuelle  ne  peut  comprendre,  avec  les  olyets  mobi¬ 
liers,  que  les  produits  créés  de  main  d’homme  :  les  arbres,  les 
maisons,  etc. 

L’usufruit  est  mis  dans  les  mains  des  tribus  ou  des  corporations 
religieuses:  on  n’enlève  pas  l’usage  du  sol  à  qui  le  cultive  de  façon 
continue  ;  mais,  toute  terre  non  cultivée  redevient  disponible. 

D’après  ces  principes,  on  n'hésita  pas  à  s’emparer  d'une  partie  de 
la  terre,  de  tout  ce  dont  on  crut  pouvoir  tirer  parti.  Par  une  généreuse 
condescendance,  on  laissa  aux  Arabes  la  partie  de  leurs  terres  qu’on 
jugea  nécessaire  et  suffisante  pour  leur  subsistance.  On  appela  celle 
opération  «  le  cantonnement  ».  La  possession  authentiquée  d’une 
partie  remplaçait,  d’après  l’administration,  la  disposition  précaire  du 
tout. 

Ces  principes  n’étaient  pas  exacts  et  celte  façon  d’agir  n’était  rien 
moins  que  légitime. 

L’attribution  à  l’Etat  de  la  propriété  du  sol  a  été  une  exception  dans 
le  monde  musulman  ;  elle  a  eu  lieu  pour  l’Egypte  et  une  partie  de 
l’Inde,  mais,  en  général,  la  propriété  des  pays  occupés  par  les  Musul¬ 
mans  a  été  laissée  telle  qu'elle  existait  avant  la  conquête,  même  quand 
les  Indigènes  n’adoptaient  pas  l’Islamisme  :  ils  durent  seulement  payer 
un  impôt  de  capitation. 

En  Algérie  spécialement,  il  en  fut  ainsi  :  la  conquête  n’avait  pas  été 
violente,  et  Sidi-Okba,  et  Naaman  n’avaient  eu  à  combattre  qu’une 
minorité  de  demi-sauvages.  Les  Romains  des  oasis,  les  Kabyles  des 
montagnes  conservèrent  la  propriété  individuelle  à  côté  d’une  large 
propriété  communale.  Les  tribus  des  plaines,  une  propriété  familiale 
qui  n’est  pas  sans  analogie  avec  celle  des  communes  russes.  —  La 
tribu  se  compose  de  peu  de  familles  qui  gardent  indivise  la  propriété 
commune  et  cultivent,  en  général,  de  grands  espaces,  en  partie  voués 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  «51 

aux  pâtures,  en  partie  laissés  en  jachère  suivant  un  assolement  systé¬ 
matique. 

Nous  avions  donc  manqué,  vis-à-vis  des  Indigènes,  à  nos  principes 
de  respect  de  la  propriété,  et  notre  administration  n’a  été  arrêtée  dans 
celte  voie  que  parce  que  ses  opérations  de  cantonnement  coûtaient 
cher,  marchaient  lentement,  et  n’amenaient  que  peu  de  colons  réels  : 
des  indigènes  laissés  sur  leur  terre  la  cultivaient  mieux  et  formaient 
des  groupes  plus  gouvernables  que  les  colons  amenés  à  grands  frais 
et  très  prompts  à  renoncer  au  défrichement. 

En  1863,  un  sénatus-consullc  décida  que  des  titres  de  propriété 
seraient  donnés  aux  Arabes  possédant  des  titres  de  famille,  et  réunis  en 
livres  de  propriété.  11  en  existait,  en  effet,  dans  quelques  familles.  Pour 
la  plupart,  la  tradition  et  le  témoignage  des  voisins  répondaient  seuls 
du  bien  fondé  de  leurs  prétentions.  —  Une  loi  de  1873  a  réglé  de 
nouveau  l’établissement  d'une  propriété  privée  régulière. 

Malheureusement,  des  difficultés  multipliées  ont  entravé,  dans  l’exé¬ 
cution,  ces  dispositions  équitables.  La  principale,  c’est  l’intervention 
des  spéculateurs  et  surtout  des  Juifs,  élevés  subitement  à  la  dignité  de 
citoyens  et  n’ayant  pas  encore  appris  les  scrupules  et  l’honnêteté  qui 
feraient  respecter  ce  litre.  On  trouve  aisément,  dans  chaque  famille, 
un  mauvais  sujet  qui,  pour  quelque  argent,  réclame  la  licitation  de  la 
propriété  indivise,  et  celle-ci  passe  aux  mains  des  détenteurs  de  l’argent. 
La  supériorité,  en  capital,  des  Juifs  et  des  spéculateurs  européens, 
hâte  la  transmission  des  propriétés  des  indigènes,  bien  au  delà  de  ce 
qu’exigeraient  les  intérêts  français.  —  Conquérir  et  garder  des  hommes 
habitués  au  climat  et  disposés  à  devenir  des  concitoyens,  c’est  se 
donner  la  plus  précieuse  des  richesses  qu’on  peut  tirer  d’un  pays 
nouveau.  C’est  à  cela  que  le  Gouvernement  tend  depuis  25  ans.  Espé¬ 
rons  qu’il  y  parviendra  :  déjà,  il  est  question  de  donner  tous  les  droits 
de  citoyens  français  à  tout  indigène  ayant  porté  les  armes  dans  nos 
rangs  ;  tandis  que  jusqu’ici,  tous  les  pouvoirs  politiques  appartiennent 
à  peu  près  par  moitié  aux  Juifs  indigènes  (35,000  électeurs  environ) 
et  aux  colons  français,  et  que  les  Musulmans  sont  à  peu  près  exclus 
des  conseils  généraux  et  des  fondions  municipales.  Une  commission 
supérieure  de  législation  musulmane, chargée  de  préparer  l’assimilation 
des  arabes,  a  même  cessé  de  fonctionner  à  Alger  depuis  1870. 


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152  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

En  1886,  a  paru,  sur  cotte  question  de  la  constitution  de  la  propriété 
indigène,  un  très  intéressant  travail  de  M.  Robe,  ancien  bâtonnier  du 
barreau  d’Alger,  et  M.  Carteron,  avocat  à  la  Cour  de  cassation,  en  a 
rendu  compte  dans  un  journal  judiciaire.  Comme  tous  les  hommes 
soucieux  du  bon  renom  de  notre  probité  administrative,  et  de  l'intérêt 
supérieur  de  notre  colonie,  M.  Robe  conclut  à  la  constitution  delà 
propriété  particulière  indigène  :  peut-être  différerions-nous  d’opinion 
avec  cet  excellent  jurisconsulte,  en  ce  sens  que  nous  ne  procéderions 
que  successivement  à  la  solution  qu’il  préconise.  Nous  voudrions  voir 
fixer  d’abord  les  limites  de  la  propriété  des  tribus  et  consacrer  celle 
propriété.  Nous  avons  indiqué,  dans  une  brochure  publiée  en  1870, 
le  moyen  d'y  parvenir,  à  la  suite  d’une  enquête  sommaire  suivie  en 
présence  des  intéressés.  La  division  de  la  propriété  communale  entre 
les  familles  particulières  se  ferait,  d’accord  avec  la  tribu  ou  fraction 
de  tribu  propriétaire,  avec  l’aide  d’une  sorte  d’assistance  judiciaire 
permanente  organisée  par  l’administration  supérieure  pour  prévenir 
les  fraudes  et  éclairer  les  indigènes  sur  leurs  intérêts.  La  propriété 
collective  ne  disparaîtrait  que  peu  à  peu  :  mais  la  faculté  de  vendre 
ou  de  liciter  avec  rattache  de  l’assistance  judiciaire  serait  ouverte  im¬ 
médiatement. 

Colonel  FABRE  de  NAVACELLE. 


4.  —  Conquête  de  l'Afrique  pur  Bélisaire. 

Justinien  a  succédé,  en  527,  à  son  oncle  Justin,  qui  l’avait  associé 
à  l’Empire  et  sous  le  nom  duquel  il  avait,  depuis  plusieurs  années, 
exercé  le  pouvoir.  L’Empire  représentait  alors  comme  l’immense 
squelette  d’une  grande  nation,  il  conservait  des  cadres  et  n’avait  pi»* 
de  citoyens.  Mais  son  administration,  fortement  hiérarchisée,  régissait 
encore  des  contrées  étendues  :  sa  diplomatie  restait  active  et  lui 
conservait  toujours  une  certaine  influence  dans  le  monde,  si  soumis 
naguère,  mais  qui,  envahi  de  toutes  parts,  échappait  à  la  domination 
directe  des  représentants  de  Rome.  11  avait  encore  des  armées,  mais 
l’esprit  guerrier  n’existait  plus  chez  les  vieux  Romains  :  c’étaient 
des  barbares  qui  remplissaient  les  rangs,  des  barbares  qui  les  com* 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  153 
mandaient.  On  payait,  au  moyen  d’un  fisc  habile  et  impitoyable,  et 
ces  mercenaires,  et  le  luxe  de  la  cour.  On  entretenait  des  relations 
avec  les  nations  diverses  qui  avaient  envahi  les  contrées  autrefois 
soumises  par  Rome;  on  les  opposait  l’une  à  l’autre;  on  leur  empruntait 
des  soldats;  on  savait,  quand  l’une  d’elles,  gouvernée  par  un  grand 
homme,  devenait  trop  redoutable,  courber  la  tète  et  attendre  des 
temps  meilleurs.  Ainsi  on  avait,  à  l’aide  des  Francs  et  des  Goths, 
combattu  Attila,  sans  renoncer  jamais  à  traiter  avec  lui;  on  avait  subi 
Alaric  et  Genseric;  après  eux,  on  avait  noué  avec  leurs  successeurs 
des  relations  plus  égales,  à  mesure  que  s’affaissait  la  puissance  des 
Goths  ou  des  Vandales.  Ainsi,  sous  le  règne  de  Justin,  Justinien  était 
devenu  un  allié,  presque  un  protecteur  pour  lldéric;  et  quand  celui-ci 
fut  chassé  du  trône  par  Gélimer,  l’Empereur  put  se  servir  de  celte 
amitié  comme  l’ancienne  République  avait  agi  autrefois  avec  les  rois 
auxquels  elle  accordait  le  titre  «  d’amis  du  peuple  romain.  »  Celte 
amitié  préparait  des  conquêtes  :  il  y  avait  toujours  lieu  ou  de  venger 
un  ami,  ou  de  punir  son  ingratitude. 

On  rappela  Bélisaire  qui  venait  de  combattre  les  Perses,  les  constants 
adversaires  de  l’Empire  en  Asie,  depuis  qu’ils  avaient  détruit  l'empire 
des  Parthes  cl  jusqu’au  moment  où,  dans  sa  rapide  expansion, 
la  conquête  arabe  les  effaça  de  la  liste  des  nations.  On  réunit  environ 
15,000  fantassins  et  5,000  cavaliers,  dont  une  importante  fraction 
était  formée  de  Huns  ou  Massagètes,  mécontents  d’ailleurs  de  quitter, 
malgré  les  promesses  qu’on  leur  avait  faites,  la  garnison  de  Constan¬ 
tinople.  Une  flotte  considérable  dut  transporter  celle  armée  sur  les 
rivages  d’Afrique;  Jean  de  Cappadoce  fut  chargée  de  la  nourrir  et 
s’acquitta  assez  mal  de  ce  soin  difficile. 

On  est  parti  en  juin  533;  on  s’arrête  en  Sicile  où  l’historien  Procope, 
attaché  à  l’état-major  général,  peut  mettre  la  main  sur  un  esclave 
appartenant  à  un  marchand  en  relation  avec  les  Vandales.  Cet  esclave 
peut  donner  d’utiles  indications  sur  l’état  du  pays.  On  apprend  par  lui 
que  Tzazon,  frère  de  Gélimer  et  son  meilleur  général,  vient  d’être 
envoyé  avec  5,000  hommes  et  la  flotte  vandale  pour  reconquérir 
la  Sardaigne  soulevée.  Bélisaire  hâte  son  départ  pour  profiter  de  cet 
affaiblissement  de  son  adversaire.  Il  emmène  d’ailleurs  l’esclave,  qui 
servira  de  guide  et  d’interprète. 


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loi  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 


Le  venl  pousse  la  flotte  dans  le  golfe  d’Hammamet,  et  le  conseil  de 
guerre  agite  la  question  du*débarquemenl.  Contre  l’avis  de  ses  lieute¬ 
nants,  Bélisaire  décide  que  le  débarquement  aura  lieu  sur  le  champ. 
Il  redoute,  pour  sa  flotte  chargée  de  troupes,  la  rencontre  des  vaisseaux 
Vandales  auxquels  un  délai  de  quelques  jours  laisserait  le  temps  de 
revenir  de  Sardaigne.  Par  terre,  il  aura  45  lieues  à  parcourir:  il  y 
mettra  dix  jours,  et  la  solidité  de  ses  troupes  le  laisse  sans  inquiétude 
dans  le  cas  d’une  rencontre.  Quant  aux  vivres,  le  pays  y  pourvoira  ;  à 
une  condition  :  c’est  que  l'armée  observe  la  plus  exacte  discipline  et 
ne  risque  pas  d'aliéner  la  population,  autrefois  romaine,  et  qui  doit 
conserver  quelque  affection  à  l’Empire. 

On  prit  terre  à  Capulvada  (probablement  dans  le  voisinage  du  Môle 
actuel,  à  15  kil  au  sud  de  Sous.)  On  était  au  commencement  de  sep¬ 
tembre. 

Grâce  à  la  résolution  prise  par  Bélisaire,  on  surprenait  l’ennemi. 
Gélimer  était,  de  sa  personne,  à  Germionc,  dans  le  sud  de  la  Byzacène, 
(vers  Gafça),  avec  des  troupes  trop  peu  nombreuses  pour  s’attaquera 
l’armée  romaine  :  il  donna  immédiatement  les  ordres  nécessaires  pour 
combiner  les  eflorls  de  tout  ce  que  l’Afrique  cl  la  Numidie  pouvaient 
lui  donner  de  soldats  vandales.  Lui-même  remonterait  vers  le  nord, 
à  la  suite  des  Romains  :  2,000  hommes  venus  de  l’est  sous  les  ordres 
de  son  neveu  Gizamond,  le  joindraient  au  voisinage  de  Carthage,  après 
avoir  inquiété  la  gauche  de  Bélisaire  pendant  sa  marche.  La  capitale 
fournirait  à  Aminatas,  frère  du  roi,  un  autre  corps  d’armée  qui  arrê¬ 
terait  en  tète  l’armée  romaine  :  le  rendez-vous  de  ces  trois  détache¬ 
ments  fut  fixé  à  Decimum,  à  10  kil.  environ  de  Carthage. 

L’année  romaine,  cependant,  remontait  au  nord  en  suivant  le  rivage 
de  la  mer,  en  vue  de  la  flotte,  qui  appuyait  sa  droite  :  elle  ne  parcou¬ 
rait  guère  que  des  étapes  de  15  ou  20  kilomètres.  Arrivé  de  bonne 
heure,  on  traçait  le  camp,  tandis  que  des  troupes  légères  allaient  de¬ 
mander  des  vivres  à  la  population,  assez  nombreuse  dans  ces  parages, 
qui  descendait  d’anciens  colons  romains.  Quant  aux  indigènes  africains, 
Bélisaire  n’avait  rien  à  craindre  de  leur  part:  ils  avaient  été,  autrefois, 
pour  Rome,  des  sujets  peu  dociles  :  mais  les  Vandales  ne  les  avaient 
pas  trouvés  plus  soumis.  Récemment,  ils  étaient  entrés  en  lutte,  devant 
Tripoli,  avec  les  soldats  de  Thrasimond,  le  prédécesseur  d’Ildéric,  cl 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIETE.  to5 
les  avaient  repoussés  avec  grande  perte.  En  ce  moment  même,  le 
romain  Pudence  secourait  Tatimuth  dans  la  Tripolitaine.  L’Aurès  était 
indépendant,  et  les  montagnards,  en  général,  repoussaient,  avec  un 
soin  jaloux,  toute  domination  étrangère.  Toutefois,  l’Empire  romain 
avait,  à  leurs  yeux,  conservé  assez  de  prestige  pour  que  leurs  chefs 
attachassent  encore  du  prix  à  l’investiture  solennelle  qu'ils  recevaient 
de  ses  représentants  avant  la  conquête  Vandale  ;  et  Bélisaire  ne  man¬ 
quera  pas  de  renouveler,  pour  quelques  uns  d'entre  eux,  les  cérémonies 
traditionnelles  :  recevoir  de  ses  mains  le  sceptre  d’argent  doré,  le 
bonnet  en  couronne  avec  pendants  d’argent,  le  manteau  bleu  à  agrafe 
d’épaule  en  or,  c’est  se  reconnaître  vassal  de  l’Empire.  Neutres,  tandis 
que  l’issue  de  la  lutte  est  douteuse,  ils  ne  marchanderont  pas  au  vain¬ 
queur  cette  demi-soumission,  que  paie  un  accroissement  d’autorité  vis 
à  vis  de  leur  tribu. 

Aussi,  en  arrivant  à  Grassi  (350  stades  de  Carthage),  aujourd’hui 
Hammamet,  où  commence  une  presqu’île  allongée  en  triangle  vers 
l’est,  Bélisaire  n’hésite  pas  à  se  séparer  de  sa  flotte  et  à  couper  droit 
vers  le  nord  en  suivant  la  base  de  ce  triangle  :  il  arrive  en  Afrique, 
et  cette  province  est  plus  romaine  encore  que  la  Byzacène  ;  d'ailleurs, 
il  est,  à  grand  peine,  parvenu  à  imposer  une  discipline  sévère  à  ses 
mercenaires,  et  l’armée  trouve,  dans  la  réputation  qu’elle  a  acquise, 
des  moyens  plus  assurés  de  vivre  sur  le  pays  et  d’être  bien  éclairée  sur 
les  mouvements  de  l’ennemi.  Une  avant-garde  de  300  chevaux,  com¬ 
mandée  par  Jean  l’Arménien,  forme  l’avant-garde  de  l’armée  :  les 
Massagètes  marchent  en  flanqueurs  de  gauche.  Le  premier  aura  affaire 
à  Ammalas  :  les  Huns,  à  Gizamont.  La  flotte  va  doubler  le  cap  Mercure. 
Enfin,  on  est  arrivé  au  voisinage  de  Dccimum  :  c’est  là  que  les  trois 
détachements  de  l’armée  Vandale  doivent  réunir  leurs  efforts  pour 
arrêter  les  Romains  en  avant  du  défilé  qu’occupe  ce  village.  —  Ammalas 
a  mis  en  marche  tous  les  contingents  de  Carthage.  Lui-même  les  de¬ 
vance  avec  son  avant-garde,  dépasse  le  défilé,  et  arrive  en  présence  de 
Jean  l’Arménien.  Celui-ci,  malgré  l’infériorité  du  nombre,  s’élance  à 
l’attaque  dès  qu’il  aperçoit  l'ennemi,  culbute  l’avant-garde  d’Ammatas, 
qui  est  tué  dans  l’action,  pousse  les  fuyards  dans  le  défilé  qu’il  traverse 
sans  s’arrêter,  et  court  avec  ses  cavaliers,  sur  la  route  de  Becimum  à 
Carthage.  H  trouve  celle  roule  couverte  d’une  troupe  qui,  se  croyant 


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to6  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 

en  loule  sécurité,  marchait  sans  ensemble  et  sans  ordre.  Tout  s’enfuit, 
et  l’intrépide  Jean  arrive  jusque  dans  la  ville  sans  trouver  de  résistance 
sérieuse.  A  l’ouest  du  défilé,  Giramond  n'est  pas  plus  heureux  contre 
les  Massagètes.  Chargé  brusquement  dans  le  «  champ  de  sel  »  à  8  kil. 
de  Decimum,  il  est  mis  en  pleine  déroute  ;  et  quand  Gélimer  arrive, 
à  son  lour,  avec  le  gros  de  l’armée,  il  trouve  anéantis  les  auxiliaires 
sur  lesquels  il  comptait.  Ainsi,  douze  siècles  plus  tard,  Souvarof se  trouvait 
seul  au  rendez-vous  qu’il  avait  assigné  il  Hotze  et  J ellachich  au  Saint- 
Gotha  rd. 

Gélimer  s’arrête  à  quelque  distance  de  Decimum.  Tandis  que  Jean 
l’Arménien  et  les  Massagètes  remplissaient  si  bien  leur  lâche,  l’liane, 
marchant  entre  eux  à  la  tête  de  800  cavaliers,  ordonne  à  son  avant-garde 
d’occuper  une  colline,  au  sommet  de  laquelle  les  Vandales  arrivent  de 
l’autre  côté.  Les  Romains  s’enfuient  devant  celle  force  très  supérieure 
et  entraînent  Liliane  dans  leur  déroute.  Si  Gélimer,  profilant  de  ce 
succès,  eût  marché  sur  Carthage,  il  reprenait  certainement  la  ville  sur 
les  cavaliers  de  Jean,  et  pouvait  changer  la  fortune  :  mais  il  se  contenta 
de  suivre  à  petits  pas  les  fuyards,  que  Bélisaire  put  ainsi  rallier  et 
ramener  au  combat,  en  les  soutenant  avec  le  reste  de  sa  cavalerie.  La 
rencontre  eut  lieu  au  Champ  de  Sel,  et  les  Vandales  reculèrent  vaincus 
jusqu'au  champ  de  Bulle,  encore  assez  près  de  Carthage. 

Un  seul  espoir  leur  restait  encore.  Tzazon,  rappelé  de  la  Sardaigne, 
venait  de  débarquer  à  La  Calle,  et  amenait  à  son  frère  une  troupe 
d’élite  dont  l’adjonction  rendait  le  courage  à  l’armée  Vandale.  Celle-ci, 
en  effet,  se  rapprocha  de  Carthage,  et  détruisit  l’aqueduc  qui  alimen¬ 
tait  d’eau  pure  cette  capitale.  —  Bélisaire  était  aux  prises  avec  toutes 
les  difficultés  de  la  conquête  :  les  Huns,  mécontents,  menaçaient  de 
changer  de  parti,  et  Gélimer,  resté  en  relations  constantes  avec  la  po¬ 
pulation  de  Carthage,  connaissait  ces  dispositions  et  s’eflorçait  d’en 
tirer  parti.  Les  Romains  avaient  pris  la  ville  à  la  fin  de  septembre: 
deux  mois  se  passèrent  à  y  organiser  une  police  efficace  et  à  ramener 
les  Massagètes.  Bélisaire  leur  promit  solennellement  de  les  renvoyer  à 
Constantinople  après  la  première  rencontre  qui  déciderait  de  l’issue 
de  la  guerre,  il  sévit  contre  les  habitants  qui  intriguaient  avec  Gélimer. 
Laurus,  l’un  d’eux,  fut  pendu. 

Ce  fut  seulement  en  décembre  que  Bélisaire  se  jugea  assez  rassuré 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  157 

sur  ses  derrières  pour  conduire  son  armée  contre  Gélimer.  Sa  cava¬ 
lerie,  orgueilleuse  de  scs  succès  passés,  marcha  en  avant,  laissant 
seulement  500  chevaux  avec  l’infanterie.  Les  Massagèles  marchaient  à 
part,  de  façon  à  entretenir  jusqu’au  moment  décisif  l’incertitude  des 
Vandales  sur  leurs  intentions.  C’est  ainsi  qu’en  1839,  le  lieutenant 
d’Abdel  Kader  ne  connut  que  sur  le  champ  de  bataille  la  défection 
qui  donna  la  victoire  à  lien  Gannah  et  préserva  la  province  de  Constan- 
line  de  la  domination  du  fils  de  Mahi  Fddin. 

La  cavalerie  arriva  en  vue  du  camp  de  Tricamare,  à  28  kil.  de 
Carthage,  et  trouva  l’armée  Vandale  occupant  la  rive  d’un  ruisseau  en 
avant  de  ce  camp.  Tzazon  était  au  centre  de  l’armée  avec  la  brave 
troupe  qui  l’avait  suivi  en  Sardaigne.  En  face  de  lui  arrivait  l’intrépide 
Jean  l'Arménien,  le  héros  de  Decimum.  Comme  à  Decimum,  Jean 
chargea  impétueusement  dès  son  arrivée,  sans  tenir  compte  de  la  su¬ 
périorité  du  nombre.  Deux  fois,  il  fut  repoussé  :  mais,  dans  une  troi¬ 
sième  rencontre,  Tzazon  fut  tué  ;  sa  troupe  faiblit  et  s’enfuit  poursuivie 
à  outrance  par  son  impétueux  adversaire.  A  cette  vue,  les  deux  ailes 
des  Vandales  plièrent  à  leur  tour  devant  les  cavaliers  de  l’armée 
romaine,  les  Massagèles  chargeant  comme  les  autres,  et  regagnèrent 
leur  camp  en  désordre. 

La  cavalerie  avait  seule  donné  du  côté  des  Romains  :  mais  l’infan¬ 
terie  arrivait  derrière  elle,  franchissait  le  ruisseau  à  son  tour  et  abordait 
le  camp  des  Vandales.  —  Ceux-ci  étaient  complètement  démoralisés 
et  se  dispersèrent  sans  résistance  :  Gélimer  s’enfuit  vers  la  Numidie  et 
les  Romains  n’eurent  qu’à  massacrer  des  traînards  et  à  piller  ce  camp 
encore  enrichi  des  conquêtes  de  Gcnseric.  Bélisaire  essayait  en  vain 
de  réprimer  leur  désordre  :  un  retour  offensif  de  l’ennemi  eût  tout 
perdu. 

Le  général  parvint  enfin  à  rétablir  quelque  ordre  parmi  ses  troupes 
et  lança,  à  la  poursuite  du  roi,  deux  cents  cavaliers  commandés  par 
Jean  l'Arménien.  Celui-ci  poursuivit  Gélimer  avec  son  activité  habi¬ 
tuelle.  Malheureusement,  au  moment  où  il  allait  l’atteindre,  Dlianc, 
un  de  ses  cavaliers,  ivre  et  chassant  sur  les  flancs  de  sa  troupe,  attei¬ 
gnit  Jean  d’une  flèche  égarée  et  lui  fit  une  blessure  mortelle.  Le  héros, 
avant  d'expirer,  ordonna  à  ses  soldats  désespérés  d’épargner  son 
involontaire  assassin. 


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m  RAPPORTS  SUR  DUS  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ. 


Gélimer  put  ainsi  gagner  Ilippone  et  se  réfugier  chez  les  sauvages 
montagnards  de  FEdough.  Quand  Bélisaire  arriva  au  pied  de  la  mon¬ 
tagne,  il  la  jugea  inaccessible  à  une  attaque  armée,  et,  d'ailleurs,  il 
hésitait  à  engager  la  lutte  avec  les  Cerbères  disposés  à  défendre  leur 
hôte.  Il  laissa  Pharos  en  observation  et  rentra  à  Carthage,  où  le  rap¬ 
pelait  la  nécessité  d’achever  et  d’organiser  sa  conquête.  U  put  recueillir 
à  Bône,  les  trésors  de  Gélimer  que  Conifacc,  secrétaire  du  roi  vandale, 
avait  embarqués  pour  les  emporter  en  Espagne,  et  que  la  tempête 
retint  en  Afrique. 

11  ordonna  d’épargner  les  Vandales  réfugiés  dans  les  églises  et  de  se 
contenter  de  les  désarmer.  11  évitait  ainsi  de  pousser  les  vaincus  au 
désespoir.  Il  envoya  la  flotte,  avec  Cyrille,  un  de  ses  lieutenants, 
montrer  à  la  Sardaigne  et  à  la  Corse  la  tête  de  Tzazon,  dont  la  vue  fil 
tomber  toute  résistance  :  les  deux  îles  furent  ramenées  sans  peine  à 
la  domination  romaine.  —  Un  autre  Jean  fut  envoyé  à  Cherchel  (Jubia 
Cœsarea).  —  Un  autre  encore,  du  même  nom,  au  fort  de  Septe  (Ceula; 
pour  reprendre  possession  des  Mauritanies.  Apolliciaire,  un  Africain, 
qui  avait  suivi  naguère  lldéric  à  Constantinople,  alla  réoccuper  les 
Baléares,  Ebusc  (Iviça),  Majorité  et  Minorité.  Un  autre  corps  allait 
aider  Pudence  à  s’assurer  la  Tripolitaine.  Ainsi  l’Afrique  entière  reve¬ 
nait  à  l’obéissance  de  Constantinople  après  95  ans  de  domination 
Vandale. 

Cependant,  Gélimer  restait  dans  FEdough,  (Ml  Pappua),  défendu  par 
ses  hôtes,  qui  repoussèrent  avec  perte  une  attaque  tentée  par  Pharos: 
celui-ci  était  un  hérule,  et  Fon  remarquait  que,  contrairement  h  l’habi¬ 
tude  de  ses  compatriotes,  il  n’était  ni  perfide,  ni  ivrogne,  et  qu’il  avait 
su  même  communiquer  ses  vertus  aux  compatriotes  qu’il  commandait. 
Repoussé  par  les  berbères,  il  revint  au  blocus  qui  avait  lassé  sa 
patience. 

Celle  de  Gélimer  ne  fut  pas  à  l’épreuve  des  mille  privations  qu’il 
endurait  au  foyer  de  scs  défenseurs.  Il  ne  trouvait,  dans  FEdough,  ni 
pain,  ni  vin,  ni  lit,  ni  les  mille  douceurs  dont  les  conquérants  de 
l’Afrique  ne  savaient  plus  se  passer.  11  entra  en  pourparlers  avec 
Pharos  et  commença  par  accepter  de  lui  une  lyre,  un  pain,  et  une 
éponge.  —  En  avril,  il  ne  demandait  plus  que  la  vie,  et  consentait  a 
se  rendre.  Bélisaire  lui  fit  promettre,  par  Cyprien,  qu’il  serait  bien 


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RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A  LA  SOCIÉTÉ.  1 50 

traité,  lui  et  les  siens  :  les  Berbères  ne  s'opposaient  pas  au  départ 
d'un  hôte  gênant  et  au  rétablissement  des  relations  entre  eux  et  les 
Romains.  —  Pharos  amena  Gélimcr  à  Carthage.  Bélisaire  le  recul  au 
faubourg  d’Aclas  et  l’envoya  à  Constantinople.  On  sait  que  le  roi  déchu 
traduisait  les  impressions  de  sa  captivité  par  le  mot  :  «  Vanité  des 
vanités  !  tout  n'est  que  vanité  !  » 

La  suite  de  cette  guerre  met  bien  en  relief  la  nature  de  celte  armée 
de  condottièrc  qui  sert  l’Empire  romain,  comme  scs  successeurs  ser¬ 
viront  les  républiques  italiennes,  avec  une  fidélité  relative  et  toujours 
précaire,  avec  une  déférence  personnelle  pour  le  chef  qui  la  conduit 
à  la  victoire.  Bélisaire  a  quitté  l’Afrique  et  laisse  le  commandement  à 
son  lieutenant  Salomon,  eunuque  par  un  accident  d’enfance.  Celui-ci 
aura  pour  mission  de  réorganiser  en  Afrique  la  colonie  romaine.  Nous 
avons  vu,  entre  la  Tunisie  et  la  Numidie,  les  traces  de  plusieurs  essais 
tentés  par  lui  pour  faire  revivre  les  villes  de  l’ancienne  province.  A 
Theveste,  par  exemple,  un  temple  a  été  rebâti  avec  les  ruines  de  la 
ville  détruite  par  les  Vandales.  Des  troncs  de  colonnes,  des  pierres 
funéraires,  entrent  dans  la  composition  des  murailles  restaurées  :  une 
inscription  mi-partie  grecque  et  latine  se  lit  au  dessus  de  la  porte 
principale  :  elle  raconte  que,  sous  Justinien  et  Théodora  (on  ne  voit 
pas  sans  surprise  le  nom  de  l’Impératrice  accolé  à  celui  du  Souverain) 
un  détachement  envoyé  par  Salomon  a  rebâti  un  édifice  ;  il  ne  semble 
pas  que  la  population  soit  revenue,  malgré  cet  appel,  se  grouper  sur 
ce  point. 

Mais  un  autre  soin  incombait  â  Salomon.  Les  colons  romains  de  la 
Byzacènc,  de  l’Afrique,  de  la  Numidie,  réclamaient  sa  protection  contre 
les  Berbères  que  rien  ne  contenait  plus  depuis  la  disparition  du  gou¬ 
vernement  Vandale,  et  qui  multipliaient  les  ravages  chez  leurs  voisins. 
Salomon  avait  à  reprendre  l’œuvre  qui  occupait  Gélimer  à  Ilermione, 
lors  du  débarquement  de  Bélisaire. 

Une  expédition  commandée  par  le  Thrace  Rulïin  et  Aigan  le  Massa- 
gèlc  rencontra  les  Berbères  emmenant  de  la  Byzacène  du  butin  et  des 
prisonniers.  Les  pillards  furent  tués  ou  mis  en  fuite  et  les  prisonniers 
délivrés.  Mais,  avant  d’avoir  quitté  la  province,  le  détachement  fut 
assailli  par  des  masses  berbères  :  Aigan  fut  tué  dans  le  combat;  Ruflin, 
prisonnier,  fut  massacré  après  l’action. 


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*60  RAPPORTS  SUR  DES  OUVRAGES  OFFERTS  A*  LA  SOCIÉTÉ. 

A  celte  nouvelle,  Salomon  se  porle  vers  le  sud  de  la  Tunisie,  en 
laissant  garnison  à  Carthage  ;  dans  les  pourparlers  qui  ont  précédé 
Faction,  les  deux  adversaires  se  sont  fait  des  reproches  mutuels:  les 
Berbères  prétendent  que  les  Romains  ont  manqué,  envers  eux,  aux 
promesses  faites,  à  Torigine,  par  Bélisaire  ;  ils  attendent,  d’ailleurs, 
les  Romains,  dans  une  forte  position  couverte  par  une  ligne  de  cha¬ 
meaux  qui  effraie  les  chevaux  et  annule  la  cavalerie  romaine  ;  cela  leur 
a  réussi  jadis,  à  Tripoli,  contre  Thrasimond.  Mais  Salomon  met  pied 
à  terre  et  mène  à  l’attaque  ses  fantassins  couverts  de  leurs  boucliers. 
Un  bataillon  de  50U  hommes  d’élile  ouvre  une  brèche  dans  l’armée 
ennemie  :  tout  s'y  précipite,  et  les  Berbères  en  déroute  s’enfuient, 
poursuivis  jusqu’à  la  montagne;  il  en  périt,  dit-on,  10,000.  Leurs 
femmes,  leurs  enfants,  leurs  chameaux,  furent  la  proie  du  vainqueur. 
—  Celte  défaite  provoqua  l’appel  de  tous  les  contingents  des  contrées 
voisines,  et  l’armée  romaine  retrouva  les  Berbères  réunis  en  grand 
nombre,  sur  le  mont  Burgaon,  escarpé  du  côté  de  l’est,  en  pente  plus 
douce  vers  l’ouest.  Une  nuit,  Théodore  escalade  la  pente  abrupte  que 
les  Berbères  gardent  mal,  et,  au  malin,  apparaît  au  dessus  de  leurs 
têtes,  tandis  que  Salomon  attaque  du  côté  de  l’occident,  l.cs  Maures 
fuient  de  toutes  parts,  et  ceux  qui  échappent  au  carnage  se  réfugient 
dans  l’Aurès,  la  citadelle  de  l’indépendance  berbère;  ils  s'y  sont  main¬ 
tenus  contre  les  Vandales,  entre  le  Sahara,  Lambœsis  et  Tamugadis, 
alors  très  importante  cité. 


Colonel  FABRE  de  NAVACELLE. 


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CORRESPONDANCE. 


18! 


CORRESPONDANCE. 


Congrès  des  Sociétés  savantes  la  Sorbonne  en  1888. 

lettre  ministérielle  du  12  août  1887  adressée  aux  Sociétés  savantes 

de  France . 

Monsieur  le  Président, 

J’ai  l’honneur  de  vous  envoyer  le  programme  des  questions  soumises 
à  MM.  les  délégués  des  Sociétés  savantes  en  vue  du  Congrès  de  1888.  Ce 
programme,  dont  les  éléments  ont  été  fournis  par  les  Sociétés  savantes 
elles-mêmes,  a  été  dressé,  comme  les  précédents,  par  le  Comité  des 
travaux  historiques  et  scientifiques.  11  aurait  dû  vous  être  transmis 
quelques  jours  après  la  clôture  du  Congrès  de  1887  ;  mais  des  circon¬ 
stances  diverses  m’ont  contraint  à  retarder  une  communication  qui 
vous  parviendra  cependant  beaucoup  plus  tôt  que  les  dernières  années. 
11  résultera,  je  l’espère,  du  temps  mis  à  la  disposition  des  Sociétés 
savantes  pour  traiter  les  questions  indiquées,  un  plus  grand  nombre  de 
travaux  et  des  mémoires  plus  mûrement  étudiés. 

Désormais,  si  vous  voulez  bien  vous  y  prêter  en  me  faisant  parvenir, 
trois  mois  avant  l’ouverture  de  vos  séances,  les  questions  que  vous  pen¬ 
serez  utile  d’insérer  au  programme  du  Congrès  suivant,  MM.  les  délégués 
auront  pour  s’y  préparer  une  année  tout  entière.  J’insiste  donc  auprès 
de  vous,  Monsieur  le  Président,  afin  que  vos  décisions  au  sujet  des 
questions  du  programme  de  1889  me  soient  communiquées  le  plus  tôt 
possible  dans  les  limites  extrêmes  que  je  viens  de  vous  indiquer.  Je 
souhaite  vivement  que  vous  partagiez  mon  sentiment  à  cet  égard,  et 
que  vous  donniez  à  mes  intentions,  auprès  de  vos  collaborateurs  et  des 
savants  indépendants  qu'elles  peuvent  intéresser,  toute  la  publicité 
désirable. 

J’appelle  également  votre  attention  sur  une  innovation  que  vous  re¬ 
marquerez  dans  le  programme  des  questions  spéciales  à  l’archéologie. 

L’objet  que  le  Comité  s’est  proposé,  jusqu’à  présent,  en  dressant  un 
programme  général,  était,  vous  ne  l’ignorez  pas,  de  fournir  chaque 
année  un  certain  nombre  de  thèmes  de  discussions  que  les  personnes 

MARS-AVRIL  1888.  11 


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462 


CORRESPONDANCE. 


compétentes  pourraient  étudier  d’avance,  et  sur  lesquels  elles  vien¬ 
draient,  dans  les  réunions  de  la  Sorbonne,  exposer  leurs  idées,  commu¬ 
niquer  les  résultats  de  leurs  recherches  et  provoquer  les  observations 
de  leurs  confrères  de  Paris  et  des  départements. 

La  section  d’archéologie  a  pensé  qu’il  était  nécessaire,  en  ce  qui  la 
concernait,  d’expliquer  l’esprit  dans  lequel  le  programme  est  rédigé  et 
le  genre  de  réponses  qu’il  doit  susciter.  Je  n’ai  vu  aucun  inconvénient 
à  celte  manière  de  procéder  et  je  me  fais  très  volontiers  l'interprète  des 
idées  de  la  section.  Il  importe  en  premier  lieu,  Monsieur  le  Président, 
de  remarquer  que  ce  questionnaire  ne  saurait,  en  aucune  façon,  entra¬ 
ver  l’initiative  individuelle  des  savants  qui  assistent  au  Congrès  et  qui 
pourront  toujours  présenter  d’autres  communications.  Le  programme  a 
pour  but  essentiel  de  signaler  aux  membres  des  Sociétés  savantes  un 
certain  nombre  de  questions  sur  lesquelles  il  reste  encore  bien  des 
observations  à  faire,  des  obscurités  à  dissiper,  des  documents  nouveaux 
à  rechercher. 

Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Président,  l’assurance  de  mes  sentiments 
les  plus  distingués. 


Le  Ministre  de  £  Instruction  publique ,  des  Cultes 
et  des  Beaux- Arts, 

Signé  :  SPULLER. 

Pour  copie  conforme  : 

Le  Directeur  du  Secrétariat  et  de  la  Comptabilité , 
CHARMES. 


PROGRAMME 

SECTION  D’HISTOIRE  ET  DE  PHILOLOGIE. 

t°  Mode  d’élection  et  étendue  des  pouvoirs  des  députés  aux  Etats  provinciaux. 
—  2°  Transformations  successives  et  disparition  du  servage  dans  les  différentes 
provinces.  —  3°  Origine  et  organisation  des  anciennes  corporations  d’arts  et  mé¬ 
tiers.  —  4°  Origine,  importance  et  durée  des  anciennes  foires.  —  5°  Anciens  livres 
de  raison  et  de  comptes  et  journaux  de  famille.  —  6°  Liturgies  locales  antérieures 
au  xvii«  siècle.  —  7°  Etudes  des  anciens  calendriers.  —  8°  Origine  et  règlements 


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CORRESPONDANCE.  <63 

des  confréries  et  établissements  charitables  antérieurs  au  xvue  siècle.  —  9°  Indiquer 
les  modifications  que  les  recherches  les  plus  récentes  permettent  d’introduire  dans 
le  tableau  des  constitutions  communales  tracé  par  M.  Augustin  Thierry.  —  <0° 
L’histoire  des  mines  en  Frances  avant  le  xvn°  siècle.  —  11°  Objet,  division  et  plan 
d’une  bibliographie  départementale.  —  12°  Du  rôle  des  milices  et  des  gardes  bour¬ 
geoises  avant  la  Révolution.  —  13°  De  la  piraterie  entre  les  populations  chré¬ 
tiennes.  —  14°  Etudier  l’origine,  la  composition  territoriale  et  les  démembrements 
successifs  des  fiefs  épiscopaux  au  moyen-âge.  —  <5°  Rechercher  à  quelle  époque, 
selon  les  lieux,  les  idiomes  vulgaires  se  sont  substitués  au  latin  dans  la  rédaction 
des  documents  administratifs.  Distinguer  entre  l’emploi  de  l’idiome  local  et  celui  du 
français.  —  16°  Étudier  les  cadastres  ou  compoids  antérieurs  au  xvi°  siècle,  leur 
composition  et  leur  utilité  pour  la  répartition  de  l'impôt. —  17°  Jeux  et  divertisse¬ 
ments  publics  ayant  un  caractère  de  périodicité  régulière  et  se  rattachant  à  des 
coutumes  anciennes,  religieuses  ou  profanes,  tels  que  la  fête  des  fous  ou  des  inno¬ 
cents,  la  fête  de  l’abbé  de  la  Jeunesse,  le  jeu  de  Soûle,  le  jeu  de  la  Tarasque,  les 
feux  de  la  Saint-Jean,  la  fêle  de  Gayant,  etc.  —  18°  Établissements  ayant  pour 
objet  le  traitement  des  maladies  contagieuses,  et  mesures  d’ordre  public  prises  pour 
prévenir  leur  propagation.  —  19°  Étudier  quels  ont  été  les  noms  de  baptême,  usités 
suivant  les  époques  dans  une  localité  ou  dans  une  région  ;  en  donner  autant  que 
possible  la  forme  exacte  et  rechercher  quelle  peut  avoir  été  la  cause  de  leur  vogue 
plus  ou  moins  longue.  —  20°  Étude  sur  le  culte  des  saints,  la  fréquentation  des 
pèlerinages  et  l’observation  de  diverses  pratiques  religieuses  au  point  de  vue  de  la 
guérison  de  certaines  maladies.  —  21°  Faire  connaître  les  travaux  imprimés  ou 
manuscrits  qui  ont  été  faits  sur  l’histoire  des  diocèses  de  la  France,  antérieurement 
à  la  seconde  édition  de  la  Gallia  christiana ,  et  qui  ont  pu  servir  à  la  rédaction  de 
cet  ouvrage. 


SECTION  D’ARCHÉOLOGIE. 

1°  Signaler  les  inventaires  des  collections  particulières  d’objets  antiques,  statues, 
Das-reliefs,  monnaies,  ayant  existé  dans  les  provinces. 

Nos  musées,  tant  ceux  de  Paris  que  ceux  de  la  province,  sont  remplis  d’objets 
dont  la  provenance  est  inconnue  ou  tout  au  moins  incertaine  ;  or,  tout  le  monde 
sait  de  quelle  importance  il  peut  être  de  connaître  l’origine  des  objets  que  l’on 
veut  étudier  ;  tous  les  archéologues  se  rappellent  les  étranges  bévues  dans  lesquelles 
des  erreurs  de  provenance  ont  fait  tomber  certains  savants.  Les  anciens  inventaires 
sont  d’une  grande  utilité  pour  dissiper  ces  erreurs,  ils  nous  apprennent  en  quelles 
mains  certains  monuments  ont  passé  avant  d’être  recueillis  dans  les  collections  où 
ils  sont  aujourd’hui,  ils  nous  permettent  parfois,  en  remontant  de  proche  en  proche, 
de  retrouver  l’origine  exacte  de  ces  monuments,  ou  tout  au  moins  ils  servent  à 
détruire  ces  légendes  qui  dans  bien  des  musées  entourent  les  monuments  et  qui 
sont  la  source  des  attributions  les  plus  fantaisistes.  On  ne  saurait  donc  trop  engager 
les  membres  des  Sociétés  savantes  à  rechercher  dans  les  archives  de  leur  région, 


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464 


CORRESPONDANCE. 


en  particulier  dans  celles  des  notaires,  les  inventaires  de  ces  nombreux  cabinets 
d’amateurs  formés  depuis  le  xvi°  siècle,  et  dont  on  peut  retrouver  des  épaves  dans 
nos  musées  provinciaux.  On  ne  demande  pas,  bien  entendu,  d’a^portei  au  Congrès 
le  texte  même  de  ces  inventaires,  mais  de  signaler  les  documents  de  ce  genre  qui 
peuvent  offrir  quelque  intérêt,  en  en  dégageant  les  renseignements  qui  paraîtraient 
utiles  à  recueillir. 

2°  Indiquer,  pour  chaque  région  de  la  Gaule,  les  sarcophages  ou  fragments  de 
sarcophages  païens  non  encore  signalés.  En  étudier  les  sujets,  rechercher  les 
données  historiques  et  les  légendes  qui  s’y  rattachent. 

Il  ne  s’agit  point  de  faire  un  travail  d’ensemble  sur  les  sarcophages  antiques 
conservés  en  Gaule,  ce  qui  offrirait  à  coup  sûr  un  grand  intérêt.  Mais  ce  serait  une 
entreprise  difficile  et  de  longue  haleine.  Le  Comité  invite  simplement  ses  corres¬ 
pondants  à  rechercher  les  monuments  encore  inconnus  qui  pourraient  plus  tard 
prendre  place  dans  un  corpus  analogue  à  celui  que  M.  Le  Blant  a  consacré  aux 
sarcophages  chrétiens.  Il  souhaite  surtout  qu’on  recherche  la  provenance  des  mo¬ 
numents  ou  fragments  de  monuments  de  ce  genre  qui  se  sont  conservés  dans  divers 
musées  ou  églises  de  province,  et  qu’on  étudie  les  légendes  qui  fort  souvent  se 
sont  attachées  à  ces  monuments  et  dont  il  est  si  difficile  aux  savants  étrangers  à 
la  région  de  retracer  les  détails  et  de  découvrir  l’origine. 

3°  Étudier  les  caractères  qui  distinguent  les  diverses  écoles  d’architecture  reli¬ 
gieuse  à  l’époque  romane  en  s’attachant  à  mettre  en  relief  les  éléments  constitutifs 
des  monuments  (plans,  voûtes,  etc.). 

Cette  question,  pour  la  traiter  dans  son  ensemble,  suppose  une  connaissance 
générale  des  monuments  de  la  France  qui  ne  peut  s’acquérir  que  par  de  longues 
études  et  de  nombreux  voyages.  Aussi  n’est-ce  point  ainsi  que  le  Comité  la  com¬ 
prend.  Ce  qu’il  désire,  c’est  provoquer  des  monographies  embrassant  une  cir¬ 
conscription  donnée,  par  exemple,  un  département,  un  diocèse,  un  arrondissement, 
et  dans  lesquelles  on  passerait  en  revue  les  principaux  monuments  compris  dans 
cette  circonscription,  non  pas  en  donnant  une  description  détaillée  de  chacun  d’eux, 
mais  en  cherchant  à  dégager  les  éléments  caractéristiques  qui  les  distinguent  et 
qui  leur  donnent  entre  eux  un  air  de  famille.  Ainsi,  on  s’attacherait  à  reconnaître 
quel  est  le  plan  le  plus  fréquemment  adopté  dans  la  région  ;  de  quelle  façon  la  nef 
est  habituellement  couverte  (charpente  apparente,  voûte  en  berceau  plein  cintre  ou 
brisé,  croisées  d’ogives,  coupoles)  ;  comment  les  bas  côtés  sont  construits,  s’ils 
sont  ou  non  surmontés  de  tribunes,  s’il  y  a  des  fenêtres  éclairant  directement  la 
nef,  ou  si  le  jour  n’entre  dans  l’église  que  par  les  fenêtres  des  bas  côtés  ;  quelle 
est  la  forme  et  la  position  des  clochers  ;  quelle  est  la  nature  des  matériaux  em¬ 
ployés  ;  enfin  s’il  y  a  un  style  d’ornementation  particulier,  si  certains  détails  d’or¬ 
nement  sont  employés  d’une  façon  caractéristique  et  constante,  etc. 

4°  Rechercher  dans  chaque  département  ou  arrondissement  les  monumeéts  de 
l’architecture  militaire  en  France  aux  diverses  époques  du  moyen-âge.  Signaler  les 
documents  historiques  qui  peuvent  servir  à  en  déterminer  la  date. 


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CORRESPONDANCE. 


165 


La  France  est  encore  couverte  de  ruines  féodales  dont  l'importance  étonne  les 
voyageurs  en  même  temps  que  leur  pittoresque  les  séduit.  Or,  bien  souvent  de  ces 
ruines  on  ne  sait  presque  rien.  C’est  au*  savants  qui  habitent  nos  provinces  à  dé¬ 
crire  ces  ruines,  à  restituer  le  plan  de  ces  anciens  châteaux,  à  découvrir  les  docu¬ 
ments  historiques  qui  permettent  d’en  connaître  la  date  et  d’en  reconstituer 
l’histoire.  Les  monographies  de  ce  genre,  surtout  si  elles  sont  accompagnées  des 
dessins  si  nécessaires  pour  leur  intelligence,  seront  toujours  accueillies  avec  faveur 
à  la  Sorbonne. 

5°  Signaler  les  constructions  rurales  élevées  par  les  abbayes  ou  les  particuliers, 
telles  que  granges,  moulins,  étables,  colombiers.  En  donner  autant  que  possible 
les  coupes  et  plans. 

Cet  article  du  programme  ne  réclame  aucune  explication.  Le  Comité  croit  seule¬ 
ment  devoir  insister  sur  la  nécessité  de  joindre  aux  communications  dé  cet  ordre 
des  dessins  en  plan  et  en  élévation. 

6°  Indiquer  les  tissus  anciens,  les  tapisseries  et  les  broderies  qui  existent  dans 
les  trésors  des  églises,  dans  les  anciens  hôpitaux  et  dans  les  musées. 

On  peut  répondre  de  deux  façons  à  cette  question  :  soit  en  faisant  un  catalogue 
raisonné  de  tous  les  tissus  anciens  existant  dans  une  ville  ou  dans  une  région  dé¬ 
terminée  ;  soit  en  donnant  la  description  critique  de  tapisseries  ou  de  tissus  inédits. 
Dans  ce  dernier  cas,  on  ne  saurait  trop  insister  pour  que  les  communications  soient 
accompagnées  de  dessins  ou  de  photographies. 

7°  Signaler  dans  chaque  région  de  la  France  les  centres  de  fabrication  de  l’or¬ 
fèvrerie  pendant  le  moyen-âge.  Indiquer  les  caractères  qui  permettent  de  distinguer 
leurs  produits. 

Il  existe  encore  dans  un  grand  nombre  d’églises,  principalement  dans  nos  petites 
églises  du  Centre*  et  du  Midi,  des  reliquaires,  des  croix  et  autres  objets  d’orfèvrerie 
qui  n’ont  pas  encore  été  étudiés  convenablement,  qui  bien  souvent  même  n’ont 
jamais  été  signalés  à  l’attention  des  archéologues.  C’est  aux  savants  de  province 
qu’il  appartient  de  rechercher  ces  objets,  et  d’en  dresser  des  listes  raisonnées. 
C’est  à  eux  surtout  qu’il  appartient  de  rechercher  l’histoire  de  ces  objets,  de  savoir 
où  ils  ont  été  fabriqués,  et,  en  les  rapprochant  les  uns  des  autres,  de  reconnaître 
les  caractères  propres  aux  différents  centres  de  production  artistique  au  moyen- 
âge. 

8°  Indiquer  des  pavages  ou  des  carreaux  à  inscriptions  inédits. 

Voici  longtemps  qu’aucune  communication  de  ce  genre  n’a  été  faite  à  la  Sor¬ 
bonne.  Il  ne  manque  point  cependant  dans  nos  collections  provinciales  de  spécimens 
inédits  de  ces  curieux  et  élégants  carrelages  qui  garnissaient  jadis  le  soi  de  nos 
chapelles  et  l’intérieur  de  nos  châteaux.  En  les  signalant  à  l’attention  des  archéo¬ 
logues  on  devra  s’efforcer  toujours  de  rechercher  les  centres  de  fabrication  d’où 
ces  carrelages  proviennent. 


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106 


CORRESPONDANCE. 


SECTION  DES  SCIENCES  ÉCONOMIQUES  ET  SOCIALES. 

1°  De  la  propriété  en  pays  musulman.  —  2°  Analyse  des  dispositions  prises, 
depuis  le  xvi®  siècle  jusqu’à  nos  jours,  pour  créer  et  développer  la  vicinalité.  Avan¬ 
tages  et  inconvénients  de  la  corvée  et  de  la  prestation  en  nature  ;  appréciation  des 
conditions  actuelles  de  la  législation  sur  les  chemins  vicinaux.  —  3°  Historique  de 
la  législation  ayant  eu  pour  but  de  conserver  les  forêts  sous  l’ancien  régime  et  de 
nos  jours.  Indication  de  quelques  mesures  à  prendre  pour  prévenir  les  défriche¬ 
ments  et  les  exploitations  abusives  de  bois  et  forêts  des  particuliers.  —  4°  Recher¬ 
cher  s’il  y  aurait  lieu  de  modifier  la  législation  relative  à  la  juridiction  consulaire. 
—  o°  Etudier  la  législation  relative  aux  portions  ménagères  et  communales,  en 
France  et  à  l’étranger.  —  C°  Examiner  s’il  n’y  aurait  pas  lieu  d’assurer,  en  France, 
par  voie  législative,  une  indemnité  aux  personnes  poursuivies  ou  condamnées  à 
tort,  en  matière  criminelle,  correctionnelle  ou  de  police.  Rechercher  ce  qui  a  été 
fait  ou  tenté  dans  cette  voie  à  l’étranger.  —  7°  Rechercher  les  traces  des  corpora¬ 
tions  de  métier  s’étendant  à  une  région  ou  à  une  province,  ou  bien  les  unions  ayant 
pu  exister  entre  les  corporations  similaires  de  plusieurs  villes.  —  Étudier  dans  une 
province  ou  une  circonscription  plus  restreinte  la  succession  des  différents  modes 
d’amodiation  des  terres.  A  quelle  époque  et  dans  quelle  mesure  le  bail  à  ferme  ou 
le  métayage  a-t-il  remplacé  les  anciennes  tenures.  —  Recueillir  tous  renseigne¬ 
ments  sur  les  redevances,  prix,  services  accessoires  et  durée  des  baux,  aux  diffé¬ 
rentes  époques.  Indiquer,  selon  les  localités,  la  substitution,  au  xvm®  siècle  ou  au 
xix®  siècle,  du  fermage  à  rente  fixe  au  métayage,  ou  inversement.  —  9°  Faire  l’his¬ 
toire,  dans  une  province  ou  une  circonscription  plus  restreinte,  des  contrats  inté¬ 
ressant  l’ouvrier  agricole  au  faire-valoir  du  propriétaire,  tels  que  le  glanage  dans 
l’Artois,  l’engagement  des  maîtres-valets  dans  les  pays  toulousains.  —  10°  La 
diminution  de  la  population  rurale.  —  11°  Étudier  la  valeur  vénale  de  la  propriété 
non  bâtie  au  xvm°  siècle  dans  une  province,  et  comparer  celte  valeur  avec  la  valeur 
vénale  actuelle.  —  12°  Du  crédit  agricole  et  des  moyens  de  l’organiser  efficacement, 
son  fonctionnement  en  Allemagne  et  en  Italie.  Syndicats  d’agriculteurs  pour  l’achat 
des  instruments  et  des  engrais,  et  pour  la  vente  des  produits.  —  13°  Étude  des 
résultats  statistiques  de  la  participation  aux  bénéfices  dans  l’industrie.  —  14e  Des 
conditions  d’exécution  qui  peuvent  justifier  le  rang  que  la  transportation  et  la  relé¬ 
gation  occupent  dans  l’échelle  des  peines  d’après  la  législation  en  vigueur.  —  15° 
De  l’élude  des  langues  étrangères  vivantes.  —  Quelle  place  doit-elle  tenir  aux 
divers  degrés  d'enseignement  et  particulièrement  dans  l’enseignement  secondaire 
sous  toutes  ses  formes  ?  Quelle  part  doit  y  être  faite,  soit  à  une  culture  toute  pra¬ 
tique,  en  vue  de  l’usage  même  des  langues,  soit  à  une  culture  proprement  littéraire? 
En  ce  qui  concerne  cette  dernière  culture,  jusqu’à  quel  point  les  langues  et  les 
littératures  étrangères  pourraient-elles  remplacer  les  langues  et  les  littératures 
classiques  ? 


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CORRESPONDANCE. 


167 


SECTION  DES  SCIENCES. 

1°  Élude  du  mistral.  —  2°  Méthode  d’observation  des  tremblements  de  terre.— 
3°  Électricité  atmosphérique.  —  4°  Recherches  sur  la  présence  de  la  vapeur  d’eau 
dans  l’air  par  les  observations  astronomiques  et  spectroscopiques.  —  5°  Compa¬ 
raison  des  climats  du  midi  et  du  sud-ouest  de  la  France.  —  6°  Des  causes  qui 
semblent  présider  à  la  diminution  générale  des  eaux  dans  le  nord  de  l’Afrique  et  à 
un  changement  de  climat.  —  7°  Études  relatives  à  l’aérostation.  —  8°  Étude  du 
mode  de  distribution  topographique  des  espèces  qui  habitent  notre  littoral.  —  9° 
Étude  détaillée  de  la  faune  fluviatile  de  la  France.  Indiquer  les  espèces  sédentaires 
ou  voyageuses  et,  dans  ce  dernier  cas,  les  dates  de  leur  arrivée  et  de  leur  départ. 
Noter  aussi  l’époque  de  la  ponte.  Influence  de  la  composition  de  l’eau.  —  10°  Étu¬ 
dier,  au  point  de  vue  de  la  pisciculture,  la  faune  des  animaux  invertébrés  et  des 
plantes  qui  se  trouvent  dans  les  eaux.  —  11°  Études  des  migrations  des  oiseaux. 
Indiquer  l’itinéraire,  les  dates  d’arrivée  et  de  départ  des  espèces  de  la  faune  fran¬ 
çaise.  Signaler  les  espèces  sédentaires  et  celles  dont  la  présence  est  accidentelle. 
—  12°  Étude  du  vol  des  oiseaux.  —  13°  Élude  des  insectes  qui  attaquent  les 
substances  alimentaires,  biscuit,  etc.  —  14°  Étude  des  phénomènes  périodiques  de 
la  végétation  ;  date  du  bourgeonnement,  de  la  floraison  et  de  la  maturité.  Coïnci¬ 
dence  de  ces  époques  avec  celle  de  l’apparition  des  principales  espèces  d’insectes 
nuisibles  à  l’agriculture.  —  15°  Étudier  au  point  de  vue  de  l’anthropologie  les 
différentes  populations  qui,  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  ont  occupé,  en 
totalité  ou  en  partie,  une  région  déterminée  de  la  France.  —  16°  Époque,  marche 
et  durée  des  grandes  épidémies  au  moyen  âge  et  dans  les  temps  modernes.  —  17° 
Comparer  entre  eux  les  vertébrés  tertiaires  des  divers  gisements  de  la  France,  au 
point  de  vue  des  modifications  successives  que  les  types  ont  subies.  —  18°  Compa¬ 
raison  des  espèces  de  vertébrés  de  l’époque  quaternaire  avec  les  espèces  similaires 
de  l’époque  actuelle.  —  19°  Étude  des  gisements  de  phosphate  de  chaux  au  point 
de  vue  minéralogique,  chimique,  géologique  et  paléontologique.  —  20°  Comparai¬ 
son  de  la  flore  de  nos  départements  méridionaux  avec  la  flore  algérienne.  —  21° 
Élude  des  arbres  à  quinquina,  à  caoutchouc  et  à  gutta-percha,  et  de  leurs  succé¬ 
danés.  Quelles  sont  les  conditions  propres  à  leur  culture  ?  De  leur  introduction  dans 
nos  colonies.  —  22°  L’âge  du  creusement  des  vallées  dans  les  diverses  régions  de 
la  France. 

SECTION  DE  GÉOGRAPHIE  HISTORIQUE  ET  DESCRIPTIVE. 

f°  Anciennes  démarcations  des  diocèses  et  des  cités  de  la  Gaule  conservées  jus¬ 
qu’aux  temps  modernes.  —  2°  Exposér  les  découvertes  archéologiques  qui  ont 
servi  à  déterminer  le  site  de  villes  de  l’antiquité  ou  du  moyen-âge,  soit  en  Europe, 
soit  en  Asie,  soit  dans  le  nord  de  l’Afrique,  soit  en  Amérique.  —  3°  Signaler  les 
documents  géographiques  curieux  (textes  et  cartes  manuscrits)  qui  peuvent  exister 


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168 


CORRESPONDANCE. 


dans  les  bibliothèques  publiques  et  les  archives  des  départements  et  des  communes. 

—  Inventorier  les  cartes  locales  manuscrites  et  imprimées.  4 —  4°  Biographie  des 
anciens  voyageurs  et  géographes  français.  —  5°  De  l’habitat  en  France,  c’est-à- 
dire  du  mode  de  répartition  dans  chaque  contrée  des  habitations  formant  les  bourgs, 
les  villages  et  les  hameaux.  —  Dispositions  particulières  des  locaux  d’habitation, 
des  fermes,  des  granges,  etc.  Origine  et  raison  d’être  de  ces  dispositions.  —  Alti¬ 
tude  maximum  des  centres  habités.  —  6°  Tracer  sur  une  carte  les  limites  des  diffé¬ 
rents  pays  (  Brie,  Beauce,  Morvan,  Sologne,  etc.),  d’après  les  coutumes,  le  langage 
et  l’opinion  traditionnelle  des  habitants.  —  Indiquer  les  causes  de  ces  divisions 
(nature  du  sol,  ligne  de  partage  des  eaux,  etc.)  —  7°  Compléter  la  nomenclature 
des  noms  de  lieux,  en  relevant  les  noms  donnés  par  les  habitants  d’une  contrée 
aux  divers  accidents  du  sol  (montagnes,  cols,  vallées,  etc.  )  et  qui  ne  figurent  pas 
sur  nos  cartes.  —  8°  Chercher  le  sens  et  l’origine  de  certaines  appellations  com¬ 
munes  à  des  accidents  du  sol  de  même  nature  (cours  d’eau,  pics,  sommets,  cols, 
etc.)  —  9°  Étudier  les  modifications  anciennes  et  actuelles  du  littoral  de  la  France. 

—  10°  Chercher  les  preuves  du  mouvement  du  sol,  à  l’intérieur  du  continent, 
depuis  l’époque  historique  ;  traditions  locales  ou  observations  directes.  —  U°  Si¬ 
gnaler  les  changements  survenus  dans  la  topographie  d’une  contrée  depuis  une 
époque  relativement  récente  ou  ne  remontant  pas  au  delà  de  la  période  historique, 
tels  que  :  déplacement  des  cours  d’eau,  brusques  ou  lents  ;  apports  ou  creusement 
dus  aux  cours  d’eau  ;  modifications  des  versants,  recul  des  crêtes,  abaissement 
des  sommets  sous  l’influence  des  agents  atmosphériques  ;  changements  dans  le 
régime  des  sources,  elc.  —  12°  Forêts,  marais,  cultures  et  faunes  disparus. 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 


169 


EXTRAITS  DES  PROCÈS-VERBAUX 

DES 

SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


SÉANCES  DES  10  MARS,  25  MARS  ET  10  AVRIL  1888. 


SÉANCE  DU  10  MARS  1888.  —  Présidence  de  M.  Marbeau. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et  approuvé. 

Dépouillement  de  la  Correspondance  imprimée  et  manuscrite .  —  Lettres 
de  MM.  de  Bricqueville,  adressant  un  ouvrage,  remis  par  M.  le  Secré¬ 
taire  général  à  M.  Coquard,  pour  qu’il  veuille  bien  faire  un  rapport  à 
ce  sujet  et  envoyant  un  manuscrit;  Welschinger,  proposant  pour  la  séance 
publique  une  lecture  intitulée  :  Adam  Lux  et  Charlotte  Corday  ;  Jouin, 
annonçant  le  prochain  envoi  de  son  rapport  à  propos  d’un  ouvrage  de 
M.  Léon  Palustre  sur  l’église  Saint  Clément  de  Tours  ;  Borsaris  (de 
Naples),  demandant  les  statuts  de  la  Société;  de  M.  le  Ministre  de  l’Ins¬ 
truction  publique  annonçant  l’ouverture  du  Congrès  des  Sociétés  savantes, 
le  22  mai  au  Ministère  de  l’Instruction  publique,  et  rappelant  dans  l’ordre 
du  jour  du  Congrès  deux  questions  déjà  proposées  par  M.  Desclosièrbs, 
en  1886. 

M.  Desclosières  est  désigné  pour  répondre  au  Congrès  sur  ces  deux 
questions  concernant  la  vicinalité  et  l’historique  de  la  protection  des  forêts. 
M.  Camoin  de  Vence  est  également  désigné  pour  soutenir  la  discussion  au 
Congrès  sur  la  question  n°  6  de  la  section  des  sciences  économiques  et 
sociales. 

Lettres  de  M.  Armand  de  Behault,  remerciant  la  Société  de  l’avoir 
admis  parmi  ses  membres  ;  du  Ministère  de  l’Instruction  publique  accusant 
réception  des  volumes  que  la  Société  des  Etudes  historiques  lui  envoie 
chaque  année  ;  de  M.  Duvert  s’excusant  de  ne  pouvoir  assister  à  la  séance 
pour  cause  de  santé  ;  de  M.  Janmart  de  Brouilland  envoyant  une  histoire 
de  Pierre  du  Marteau.  M.  d’Auriac  est  nommé  rapporteur. 


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170  SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ETUDES  HISTORIQUES. 

M.  le  Secrétaire  général  dépose  sur  le  bureau  :  3  volumes  allemands , 
envoyés  par  le  Ministère  de  l’Instruction  publique.  M.  Jacques  Flach  se 
charge  d’en  faire  le  rapport. 

Un  ouvrage  sur  Rienzi  par  M.  Rodocanachi.  M.  d’Auriac  est  désigné 
comme  rapporteur. 

Le  Livret  d’Opéra  français  de  Lully  à  Glück  par  M.  de  Bricqueville : 
Rapporteur  M.  Coquard. 

Un  opuscule  de  M.  Ph.  Godet  intitulé:  Scripta  marient,  et  concernant 
des  autographes  recueillis  par  M.  Alfred  Bovet. 

Revue  de  la  Poésie  :  Rapporteur  M.  Dufour. 

L’ Académie  d'Hippone,  bulletin.  M.  le  colonel  Fabre  de  Navacelle  veut 
bien  se  charger  du  rapport  sur  cette  publication. 

Revue  française  des  Sourds-Muets. 

Un  ouvrage  de  M.  Bovet  contenant  des  fac-similé  d’autographes. 

Rapporteur  M.  Desclosiéres. 

L’ordre  du  jour  appelle  l’examen  de  la  proposition  de  M.  Flach  concer¬ 
nant  les  questions  à  mettre  au  Concours. 

M.  Flach  est  frappé  depuis  longtemps  de  l’insuffisance  des  résultats 
obtenus  par  le  Concours  institué  pour  le  prix  Raymond  et  cherche  s’il  n’y 
aurait  pas  moyen  d’y  remédier.  II  constate  d’abord  que  l’ardeur  du  travail, 
le  désir  de  la  recherche  se  répandent  de  plus  en  plus  en  France,  et  il 
éprouve  une  orgueilleuse  surprise  à  voir  la  quantité  de  travailleurs 
désintéressés  que  ne  sollicite  pas  l’espoir  quelconque  d’une  rémunération. 
La  plupart  des  Revues  sont  alimentées  par  une  collaboration  gratuite,  et 
cependant  la  somme  de  travail  non  rémunéré  est  plus  considérable  dans 
notre  pays  qu’ailleurs.  Comment  se  fait-il  alors  que  la  Société  des  Etudes 
historiques ,  offrant  une  rémunération  aux  concurrents  du  prix  Raymond, 
donnant  à  la  fois  honneur  et  profit  aux  lauréats,  ne  récolte  point  de  résultats 
en  raison  même  des  avantages  qu’elle  concède  dans  ses  concours  ? 

M.  Flach  croit  trouver  la  raison  de  cette  insuffisance  relative  dans  une 
trop  grande  fidélité  aux  anciennes  traditions  de  la  Société.  On  ne  tient  pas 
assez  compte  de  la  marche  que  suit  la  science  autour  de  nous.  Quand  on 
débute  dans  une  science,  il  est  bon  de  faire  des  synthèses,  des  travaux 
d’ensemble  pour  déblayer  le  terrain  en  quelque  sorte.  C’est  ainsi  qu’on  a 
dû  procéder  en  1830,  lors  du  réveil  des  Etudes  historiques. 

Mais  depuis  30  ou  40  ans,  les  travaux  d’ensemble  ont  été  remplacés  par 
des  études  de  détail.  Le  champ  historique  actuel  est  aux  monographies. 
La  Société  ne  donnant,  d’ailleurs,  qu’une  année  aux  concurrents  du  prix 
Raymond,  comment  pourrait-on  espérer  avoir  des  candidats  sérieux  pour 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES.  171 

les  sujets  d’ensemble  qu’elle  met  au  Concours  ?  Les  sujets  étant,  en  effet, 
beaucoup  trop  vastes  pour  la  plupart,  comment  espérer  de  bons  travaux. 
Un  travailleur  sérieux  p’osera  jamais  concourir  dans  de  semblables  condi¬ 
tions. 

Alors  on  ne  reçoit  plus  dans  les  différents  concours  que  des  mémoires 
nécessairement  imparfaits.  La  conclusion  qui  semble  s’imposer,  c’est  qu’il 
faut  entrer  dans  la  voie  que  suit  actuellement  la  science  dans  toutes  ses 
branches  ;  il  faut  provoquer  des  travaux  qui  puissent  rentrer  comme 
exécution  dans  le  temps  donné  pour  le  Concours. 

M.  Flach,  proposant  alors  des  exemples,  indique  comme  sujet  de 
concours  pour  la  classe  de  l’Histoire  de  France  :  les  Etats  généraux  de 
1614.  (C’est  là  une  étude  intéressante  à  faire  avec  des  documents  absolu¬ 
ment  inédits).  Quel  était  le  rôle  des  Francs-Fiefs  à  une  époque  déterminée 
de  notre  histoire ?  Pour  la  classe  des  Beaux-Arts  :  Une  biographie  de  Guy 
d'Arezzo  ;  une  étude  sur  la  Vie  des  Frères  Lenain. 

En  proposant  de  semblables  sujets  de  concours,  on  adapterait  les 
traditions,  les  principes  de  la  Société  aux  besoins  nouveaux  de  la  science. 

On  pourrait  encore  ouvrir  un  champ  plus  vaste  aux  travailleurs  en 
limitant  le  sujet.  Par  exemple  dans  les  différentes  parties  de  la  France  il 
y  a  des  élèves  de  l’Ecole  des  hautes  études,  des  professeurs  de  faculté,  des 
élèves  de  l’Ecole  de  Chartes.  C’est  là  une  pépinière  de  travailleurs  toute 
prèle  à  prendre  part  à  nos  concours,  si  tout  en  délimitant  le  sujet,  nous 
ne  le  restreignons  pas  trop.  Ainsi  à  propos  du  rôle  des  Francs-fiefs  dans 
notre  histoire,  ne  pourrait-on  laisser  au  choix  des  candidats  la  province 
où  cette  étude  serait  faite.  Le  meilleur  moyen  de  trouver  des  travailleurs 
n’est-il  pas,  en  effet,  de  les  prendre  chez  eux  ? 

Telles  sont  les  idées  succinctes  que  M.  Flach  soumet  aux  réflexions  de 
ses  collègues  et  qui  obtiennent  des  marques  nombreuses  d’assentiment. 

M.  Welsciunger  se  rallie  entièrement  aux  observations  présentées  par 
M.  Flach  et  il  indique  au  point  de  vue  de  l’Histoire  de  la  Révolution  et  de 
l’Empire  des  sujets  rentrant  dans  le  cadre  des  Monographies  qui  sont 
aujourd’hui  à  l’ordre  du  jour  dans  la  science  :  Histoire  de  la  Confiscation 
et  de  la  Vente  des  Biens  nationaux ,  étude  intéressante  dont  toutes  les 
sources  se  trouvent  aux  archives.  Histoire  des  Assignats .  Histoire  du  Comité 
de  sûreté  générale  sous  la  Convention. 

M.  Wjesener,  tout  en  s’associant  aux  vues  de  M.  Flach,  exprime  la 
crainte  que  Je  choix  de  sujets  trop  spéciaux  à  telle  ou  telle  contrée,  trop 
locaux  en  un  mot,  ne  tienne  éloignés  du  concours  beaucoup  de  travailleurs 
des  départements  qui  ne  trouveraient  pas  chez  eux  les  documents  néces- 


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172 


SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

saires.  C'est  eo  tous  cas  une  question  de  mesure  dans  le  choix  des  sujets. 

M.  Marbeàu  pense  que  la  conclusion  des  observations  présentées  par 
M.  Flach  est  d’inviter  la  Société  à  apporter  plus  de  souci  dans  la  recherche 
des  questions  à  mettre'au  concours. 

M.  Flach  ne  demande  pas  un  vote  de  principe  sur  sa  proposition;  il 
exprime  seulement  le  désir  qu’une  Commission,  dont  les  membres  seront 
pris  dans  chaque  classe,  soit  nommée  pour  l'examiner  et  apporter  à  la 
Société  ses  conclusions  dans  un  rapport. 

Sont  nommés  membres  de  la  Commission,  chargée  d’examiner  la 
proposition  de  M.  Flach,  l'auteur  de  la  proposition  lui-même,  M.  Flacij, 
ainsi  que  MM.  Welschinger,  Camoin  de  Vence  et  d’Auriac. 

La  Société  se  préoccupe  ensuite  du  règlement  des  lectures  en  vue  delà 
Séance  publique. 

M.  le  Secrétaire  général  émet  à  ce  propos  un  vœu  concernant  la 
classe  des  Membres  associés-libres.  Il  fait  observer  que  la  situation  finan¬ 
cière  ne  permet  pas  de  donner  à  notre  publication  tout  le  développement 
que  comporterait  cependant  le  nombre  croissant  des  travaux  et  des  lectures 
et  il  pense  qu’il  faut  chercher  l’amélioration  de  nos  finances  dans  une 
augmentation  de  la  classe  des  Associés  libres,  qui  s’intéressant  aux 
travaux  historiques  voudraient  acquérir  le  droit  d’assister  à  nos  séances 
publiques,  à  nos  conférences,  aux  auditions  musicales  organisées  pendant 
les  soirées  d’hiver.  L’expérience  montre  qu’il  importe  de  faciliter  leur 
adhésion,  par  exemple  en  leur  faisant  bien  comprendre  qu’ils  n’auront 
aucune  contribution  à  fournir  comme  travail  et  seront  dispensés  du  droit 
de  diplôme.  Leur  adhésion  à  la  Société  ne  leur  imposera  qu’une  cotisation 
de  12  francs. 

Après  plusieurs  observations  présentées  par  MM.  Camoin  de  Vence, 
Marbeau,  Desclosières,  une  Commission  est  nommée  pour  examiner  la 
proposition  de  M.  Desclosières.  Elle  se  compose  de  MM.  Camoin  de 
Vence,  Colonel  Fabre,  Racine. 

A  l’occasion  des  lectures  à  régler  pour  la  Séance  publique,  M.  Desclo¬ 
sières  demande  à  M.  Welschinger  d’indiquer  s’il  est  prêt  pour  sa  lecture 
sur  la  Mort  d'Adam  Lux  et  en  quoi  consiste  cette  lecture. 

M.  Welschinger  rappelle  qu’Adam  Lux  était  un  Allemand,  envoyé  à  la 
Convention  nationale  par  la  Convention  de  Mayence  pour  la  réunion  de 
Mayence  à  la  République  française,  et  dont  le  rôle  fut  si  curieux  à  l’époque 
de  la  Révolution  française. 

M.  le  Colonel  Fabre  de  Navacelle  fait  part  à  ce  propos  d’un  détail 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

également  curieux  :  Adam  Lux  donnait  le  bras  à  la  grand’mère  de  notre 
Collègue  pour  assister  au  supplice  de  Charlotte  Corday. 

La  Société  entend  ensuite  la  lecture  de  l’étude  de  M.  de  Bricqüeville 
intitulée  :  Deux  abbés  d'opéra  au  siècle  dernier ,  1663-1745. 

M.  de  Bricqüeville  ne  lit  que  la  première  partie  de  son  travail  concer¬ 
nant  l’abbé  Pellegrin .  La  seconde  partie  qui  traite  de  l’abbé  Arnaud  est 
renvoyée  à  la  prochaine  séance. 

M.  Flach,  à  propos  de  l’abbé  Joseph  Pellegrin,  dit  que  si  l’on  ne  lui  a 
jamais  reproché  de  faire  des  pièces  de  théâtre,  on  lui  a  reproché  en 
revanche  et  non  sans  raison,  sa  tenue,  son  existence  dans  le  monde  des 
cabotins,  son  absence  complète  de  dignité. 

M.  de  Bricqüeville  répond  que  même  dans  les  libelles  les  plus  vénimeux 
de  l’époque,  il  n’a  rien  trouvé  contre  la  tenue  de  l’abbé  Pellegrin  qui 
justifie  les  critiques  de  la  postérité. 

M.  Camoin  de  Vence  achève  la  lecture  de  son  étude  si  intéressante  sur 
les  Ruines  et  Légendes  du  TyroL 

M.  Dbsclosières  donne  ensuite  communication  du  rapport  de  M.  Coc- 
quard  sur  l’ouvrage  de  M.  de  Bricqüeville:  Le  Livret  d'Opéra  français 
de  Lulli  à  Gluck .  Le  rapporteur  résume  son  appréciation  en  disant  que 
l’auteur  de  cet  ouvrage  a  fait  une  œuvre  d’histoire  et  non  de  polémique. 

Il  est  procédé  à  la  fixation  des  lectures  pour  la  prochaine  séance  et  en 
vue  de  la  séance  publique. 

SÉANCE  DU  25  MARS  1888.  —  Présidence  de  M.  Marbeaü.  —  La 
lecture  du  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  ajournée  par  suite  de 
l’absence  de  M.  Georges  Düfour,  Secrétaire  général  adjoint,  chargé  de  sa 
rédaction. 

Correspondance  :  Sont  communiquées  des  lettres  de  MM.  Welschinger, 
de  Boisjoslin,  Bigot,  Vaudin,  Racine,  Ravel  secrétaire  de  la  rédaction 
du  Livre  édité  par  la  maison  Quantin,  Ernest  Moulin,  Du  vert  relatives  à 
des  communications  intéressant  l’administration  de  la  Société  ou  la 
rédaction  de  la  Revue. 

Candidature .  —  La  présentation  de  M.  Alfred  Bovet  admise  en  principe 
sera  régularisée  à  la  séance  du  10  avril,  l’ajournement  est  rendu  nécessaire 
pour  l’obtention  de  renseignements  utiles  à  la  rédaction  du  rapport. 

Concours  Raymond .  —  M.  Camoin  de  Vence,  en  l’absence  de  M.  de  Bois- 
Joslin  résume  les  conclusions  proposées  par  la  Commission  du  prix 
Hàymond  :  Histoire  de  la  Compagnie  des  Indes  Orientales.  Il  explique 


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m  SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

comment,  en  présence  de  trois  mémoires  présentant  de  Tintérét  à  des  litres 
divers,  la  Commission  a  cru  devoir  proposer  le  fractionnement  du  prix  en 
une  première  médaille  de  500  francs  et  deux  médailles  ex-œquo  de  250  francs 
chacune.  Cette  proposition  est  adoptée. 

M.  le  Président  en  conséquence  procède  à  l’ouverture  des  plis  cachetés. 
Le  mémoire  n°  2  qui  obtient  la  médaille  de  500  francs  a  pour  auteur 
M.  Abel  Clarin  de  la  Rive,  les  mémoires  noi  1  et  3  qui  obtiennent 
ex-œquo  une  médaille  de  250  francs  ont  pour  auteurs  MM.  Doneaid 
du  Plan  de  Brest,  de  Fortoul  Louis  de  Saint  Laurent  par  Quinson  (Basses 
Alpes). 

M.  le  Secrétaire  général  avertira  les  lauréats  et  les  invitera  à  venir 
recevoir  leur  prix  en  séance  publique. 

Lectures.  —  Sont  entendues  les  lectures  suivantes:  M.  Wiesner, 
rapport  sur  le  Dictionnaire  biographique  de  V ancien  département  de  la 
Moselle  par  M.  René  Quépat  ;  —  M.  le  colonel  Fabre  de  Navacelle, 
Scripta  marient,  compte-rendu  d’une  causerie  de  M.  Ph.  Godet  sur  un 
recueil  d’autographes  composé  par  M.  Bovet;  —  M.  Marbeau,  Bellegarde 
en  Gâtinais  par  M.  le  Dr  Tartarin  ;  —  Henri  Jouin,  Monographie  de 
l'Eglise  de  Saint  Clément  de  Tours  par  M.  Palustre.  Ces  diverses  lectures 
sont  renvoyées  au  Comité  de  la  Revue. 

La  médaille  Paul  Odent  est  attribuée  à  M.  Delattre-Lenoel  et  lui  sera 
décernée  en  séance  publique. 

Livres  offerts.  —  Bulletins  de  V Académie  d'Aix ,  Revue  de  la  Saintonge  et 
de  VAunis,  Revue  de  la  poésie ,  un  ouvrage  de  M.  Baschet,  M.  Bougeault, 
rapporteur.  M.  Préau  offre  de  la  part  des  auteurs,  MM.  Arthur  EngelcI 
Raymond  Serrure,  le  répertoire  des  sources  imprimées  de  la  numisma¬ 
tique  française.  Rapporteur  M.  Préau. 

M.  Wiesener  termine  la  séance  en  donnant  la  suite  de  ses  études  sur 
les  Pays-Bas  au  xvi®  siècle  (à  continuer). 

SÉANCE  DU  10  AVRIL  1888.  —  Présidence  successive  du  Colonel 
Fabre  de  Navacelle  ancien  Président  et  de  M.  Marbeau  Vice-Président. 

Le  procès-verbal  de  la  séance  du  10  mars  lu  par  M.  Dufour  et  le 
procès-verbal  de  la  séance  du  25  mars  lu  par  M.  Desclosières  sont 
approuvés, 

M.  Desclosières  fait  part  à  la  Société  de  la  nomination,  comme  chef  de 
cabinet  du  Ministre  de  l’Instruction  publique,  de  M.  Victor  d’Auriac,  fils 
de  notre  cher  confrère  M.  Eugène  d’Auriac.  La  Société  adresse  toutes  ses 
félicitations  à  son  ancien  Président. 


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SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES.  *73 

Dépouillement  de  la  Correspondance  imprimée  et  manuscrite .  —  Lettres 
du  Ministère  de  l'Instruction  publique  et  de  la  Société  des  lettres,  sciences 
et  arts  des  Alpes  maritimes,  accusant  réception  du  dernier  volume  de 
notre  Revue. 

L’ordre  du  jour  appelle  l’examen  de  la  candidature  de  M.  Bovet. 

A  la  suite  du  rapport  favorable  de  M.  Desclosières,  la  Société  vote 
l'admission  de  M.  Bovet  en  qualité  de  Membre  correspondant  de  la 
4°  classe. 

M.  le  Secrétaire  général  fournit  ensuite  des  indications  nouvelles  à 
l'appui  de  sa  proposition  concernant  l’admission  d’une  classe  nouvelle  de 
Membres  Associés  libres  et  se  propose  d’y  faire  allusion  en  séance  publique 
dans  son  compte-rendu  des  travaux  de  la  Société. 

M.  le  Président  estime  qu’il  y  aurait  lieu  de  décider,  dès  à  présent  et 
avant  la  Séance  publique,  la  question  des  Membres  Associés  libres. 

Après  plusieurs  observations  présentées  par  M.  Desclosières,  la  Société 
admet  le  principe  de  l’admission  de  Membres  Associés  libres,  sans  diplôme. 

Il  est  ensuite  procédé  à  la  préparation  de  la  Séance  publique. 

M.  le  Secrétaire  général  informe  ses  collègues  qu’il  a  adressé,  à  l’occa¬ 
sion  de  la  Séance  publique  et  du  Banquet,  soixante-cinq  lettres  manuscrites 
aux  Membres  de  la  Société.  Il  a  déjà  reçu  28  adhésions  certaines  pour  le 
banquet,  et  4  probables. 

Il  dépose  en  même  temps  sur  le  bureau  les  médailles  à  décerner  aux 
lauréats:  MM.  Clarin  de  la  Rive,  Fortoul,  Donneau  du  Plan, 
Delattre- Lenoel. 

M.  de  Boisjoslin  lit  son  rapport  sur  le  Concours  pour  le  prix  Raymond, 
et  est  vivement  félicité  par  ses  collègues  à  celte  occasion. 

Le  rapport  de  M.  de  Boisjoslin  conclut  à  ce  qu’il  soit  décerné  un  prix 
de  500  francs  avec  médaille  d’argent  et  deux  médailles  d’argent  avec 
250  francs,  chacune. 

Ces  conclusions  sont  adoptées. 

On  entend  ensuite  la  lecture  de  l’étude  de  M.  Welsciiinger,  intitulée  : 
Adam  Lux  et  Charlotte  Corday.  Cette  lecture  est  réservée  pour  la  séance 
publique. 

M.  Marbeau  continue  la  lecture  de  son  travail  sur  les  Mémoires  de 
Dufort ,  comte  de  Chevemy .  La  suite  est  renvoyée  à  la  prochaine  séance. 

La  séance  est  levée  à  10  h.  1/4. 

G.  DUFOUR. 


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ACADÉMIES  ET  SOCIÉTÉS  SAVANTES, 


ACADÉMIES,  SOCIÉTÉS  SAVANTES,  LIVRES. 


Académie  Française.  —  Dans  sa  séance  du  28  février  l'Académie  française  a 
décerné  le  prix  d’éloquence  à  M.  Augustin  Cabat,  Substitut  du  Procureur  de  la 
République  près  le  tribunal  de  la  Seine  pour  son  étude  sur  Honoré  de  Balzac.  Le 
manuscrit,  inscrit  sous  le  n°  2,  avait  pour  épigraphe  :  La  volonté  peut  et  doit  être 
un  sujet  d'orgueil  bien  plus  que  le  talent . 

Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  —  Au  nombre  des  prix  mis  au 
concours  par  cette  section  de  l’Institut  nous  voyons  figurer  la  question  suivante: 
Exposer  les  institutions  politiques ,  judiciaires  et  financières  du  règne  de  Philippe 
Auguste ,  prix  2,000  fr. ,  terme  30  décembre  1888.  —  Politique  étrangère  de  l'abbé 
Dubois ,  2000  fr.,  terme  31  décembre  1801.  —  Prix  Odilon  Barrot:  Histoire  de 
l'enseignement  du  droit  en  France  avant  1789,  prorogé  jusqu’au  31  décembre  1888. 
—  Prix  Rossi  :  Histoire  économique  de  la  valeur  et  du  revenu  de  la  terre  au  xvue 
et  au  xviu0  siècle  en  France ,  4,000  fr.,  terme  31  décembre  1889.  —  Prix  Bordi.y, 
section  de  morale  :  La  morale  dans  l' histoire,  2,500  fr.,  terme  31  décembre  1790. 
Section  d’histoire  générale  :  Etudier  l'histoire  de  la  constitution  de  la  propriété 
foncière  chez-  les  Grecs ,  en  s'arrêtant  à  la  conquête  romaine ,  2,500  fr.,  terme  31 
décembre  1889. 

—  Prix  Jean  Raynaud  (10,000  fr.).  L’Académie  dans  sa  séance  de  mars  a 
décerné  le  prix  Jean  Raynaud  à  M.  Fustel  de  Coulanges,  le  savant  historien  des 
constitutions  et  des  mœurs  de  l'antiquité  hellénique. 

—  Au  nombre  des  publications  les  plus  récentes  qui  nous  sont  parvenues  et  dont 
on  trouvera  le  compte  rendu  au  chapitre  des  ouvrages  offerts,  dans  un  de  nos 
prochains  numéros,  nous  devons  rappeler  :  le  livre  de  M.  Emmanuel  de  Broglie 
édité  par  la  librairie  Plon,  Paris,  8,  rue  Garancière,  sous  le  titre  Mabülon  et  la 
Société  de  l'abbaye  de  Saint  Germain  des  Prés  à  la  fin  du  xvu®  siècle  (1664-1707). 
C’est  l'histoire  d’un  des  côtés  les  plus  intéressants  de  notre  époque  classique.  Ce 
tableau  du  monde  savant  et  érudit  du  grand  siècle  met  en  relief  d’une  façon  des 
plus  intéressantes  pour  l’historien  le  véritable  caractère  de  Mabillon  et  de  la  Société 
de  l’abbaye  de  Saint  Germain  des  Prés. 

—  Les  numéros  mars  et  avril  de  l’importante  publication  le  Livre  éditée  par  la 
Maison  Quantin,  Paris,  7,  rue  Saint  Benoit.  Cette  publication  est  indispensable 
aux  lecteurs  qui  veulent  se  tenir  au  courant  du  mouvement  intellectuel  en  France 
et  à  l’Etranger  :  livres,  publications  périodiques,  journaux,  travaux  des  Académies 
et  corps  savants,  toutes  ces  manifestations  de  l’esprit  contemporain  se  trouvent 
notées  dans  le  Livre,  jour  par  jour,  et  forment  des  éléments  d’information  d’un 
intérêt  et  d’une  actualité  incontestables. 

—  Nous  pouvons,  dès  maintenant,  annoncer  à  nos  confrères  :  MM.  Rodocanachi, 
Ernest  Ameline,  Bovet,  Alcius  Ledieu,  Abbé  Gabriel,  Welschinger,  J.  Flach,  que 
les  rapports  sur  les  livres  ou  ouvrages  par  eux  offerts  sont  portés  à  l’ordre  du  jour 
de  nos  dernières  séances,  première  session  de  1888,  et  que  le  compte  rendu  sera 
inséré  dans  le  numéro  juillet-août. 

Nous  éprouvons  la  vive  satisfaction  d’apprendre  au  moment  môme  de  tirer  ce 
numéro,  que  notre  confrère  M.  Vaudin  a’Auxerre  est  compris  au  nombre  des 
lauréats  de  la  Société  d’encouragement  au  bien,  nous  donnerons  le  compte  rendu 
de  la  mention  qui  le  concerne. 


Amiens.  —  lmp.  Delattre-Lenoel,  rue  de  la  République,  32. 


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54°  Année. 


Mai- Juin. 


N#  3. 


SÉANCE  PUBLIQUE  ANNUELLE 

DE  LA 

SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


Présidence  de  M.  Jacques  FLACH, 

AVOCAT  A  LA  COUR  D’APPEL  DE  PARIS,  PROFESSEUR  AU  COLLÈGE  DE  FRANCE. 


Le  Dimanche  22  Avril,  à  2  heures,  dans  la  salle  de  l’hôtel  de 
la  Société  d’Encouragement,  place  Saint-Germain-des-Prés,  la  Société 
des  Études  historiques  a  tenu  sa  Séance  publique  annuelle  sous 
la  présidence  de  M.  Jacques  Flach,  vice-président,  remplaçant 
M.  le  général  Favé,  président,  empêché  par  l’état  de  sa  santé  de 
se  réunir  à  ses  confrères.  Siégeaient  au  bureau  :  MM.  J.-C.  Barbier, 
premier  président  de  la  Cour  de  Cassation,  président  honoraire  ; 
Marbeau,  vice-président;  Vavasseur,  ancien  président  ;  de  Boisjoslin, 
secrétaire  général  adjoint  ;  Racine,  administrateur. 

On  remarquait  notamment  dans  l’hémicycle,  derrière  le  bureau: 
MM.  Gossot,  Wiesener,  Delattre-Lenoel,  Rodocanachi,  Abel  Clarin 
de  la  Rive,  Loiseau,  d’Auriac,  Le  Paulmier,  Daussy,  Préau,  Lefèvre, 
Ameline,  Bellanger,  Théobald,  Pinset,  Veyret,  Welsciiinger, 
Jules  Fabre. 

Nous  donnons  ci-après,  dans  l’ordre  où  elles  ont  été  entendues, 
les  lectures  qui  figuraient  à  l’ordre  du  jour  et  qui  ont  été  accueillies 
par  de  fréquents  applaudissements. 

mai-juin  <888.  <2 


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178  SÉANCE  PUBLIQUE  ANNUELLE. 

Les  noms  des  lauréats  du  Prix  Raymond:  MM.  Clarin  de  la  Rive, 
Doneaud  du  Plan  el  Fortoul,  ont  été  salués  par  des  marques  de 
vive  adhésion,  et  le  public,  comme  tous  les  membres  de  la  Société, 
ont  trouvé  que  l’attribution  de  la  médaille  Paul  Odent,  décernée 
à  M.  Delattiie-Lenoel,  ne  pouvait  être  mieux  appliquée.  Membre 
associé  libre  de  la  Société,  M.  Delattre- Lenoel  n’a  cessé,  depuis 
douze  ans,  par  son  zèle  et  son  exactitude  à  publier  les  travaux 
de  ses  confrères,  de  mériter  leur  sympathie  et  d’acquérir  droit 
à  leur  estime. 

Nous  donnerons  à  la  suite  des  Lectures  leCompte  rendu  du  Banquet 
et  de  l’audition  musicale  organisée  par  les  soins  obligeants  de 
M.  Arthur  Coquard. 


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DISCOURS  DU  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH. 


1*9 


DISCOURS 


De  M.  le  Vice-Président  FLACH. 


Mesdames,  Messieurs, 

Vous  éprouvez,  en  ce  moment,  un  double  regret,  auquel  je  m’as¬ 
socie  plus  vivement  que  je  ne  saurais  dire  :  ne  pas  voir  à  celte  place 
le  vénérable  savant  qui  unit  en  un  si  rare  alliage  les  qualités  émi¬ 
nentes  du  soldat  et  de  l’historien  ;  ne  pas  goûter  le  charme  de  sa 
parole,  tout  ensemble  si  délicate  et  si  ferme.  Si  quelque  autre  sen¬ 
timent  pouvait  mitiger  ces  regrets,  ce  serait  l’espoir  que  noire  cher 
Président,  M.  le  général  Favé,  triomphera  bientôt  du  mal  qui  le 
tient  aujourd’hui  éloigné  de  nous,  éloigné  de  cette  assemblée 
élégante  à  laquelle  il  eût  tant  aimé  présider.  Et  puis,  vous  l’avoue- 
rai-je  !  j’ai  le  secret  espoir  que  vous  ne  comparerez  pas  trop 
dans  vos  esprits  ce  qu’il  aurait  su  vous  dire  avec  ce  que  je  vous 
dirai.  Je  m’efforcerai,  je  vous  le  promets,  d’être  aussi  bref  que 
vous  le  souhaitez,  et  le  moins  ennuyeux  qu’il  me  sera  possible  de 
l'être. 

Je  n’ai  qu’un  but  et  je  vous  l’indique  sans  plus.  Je  voudrais  vous 
faire  saisir  l’infinie  mobilité  de  la  science  de  l’Histoire. 

Dans  un  livre  charmant,  le  Crime  (le  Sylvestre  Bonnard ,  membre 
de  l’Institut,  M.  Anatole  France  fait  dire  à  l’un  des  personnages  de 
son  roman  :  «  Dans  tous  les  arts,  l’artiste  ne  peint  que  son  âme  ; 
son  œuvre,  quel  qu’en  soit  le  costume,  est  sa  contemporaine  par 
l’esprit.  Qu’admirons-nous  dans  la  divine  comédie,  sinon  la  grande 
âme  de  Dante  ?  et  les  marbres  de  Michel-Ange,  que  nous  repré¬ 
sentent-ils  d’extraordinaire,  sinon  Michel-Ange  lui-même?  Artiste, 


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180  DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH. 

on  donne  sa  propre  vie  à  ses  créations,  ou  bien  l’on  taille  des  raa- 
rionettes  et  l’on  habille  des  poupées.  » 

Eh  bien,  l’historien  ne  ressemble-t-il  pas,  par  certains  côtés, 
qu’il  s’en  doute  ou  non,  à  l’artiste  ?  Voilà  ce  que  je  voudrais  me 
demander  avec  vous. 

Regardez-y  de  près,  vous  verrez  qu’un  mouvement  incessant 
entraîne  l’Histoire  comme  toutes  les  branches  de  l’activité  intellec¬ 
tuelle  des  peuples,  comme  la  société  humaine  tout  entière.  La  poésie 
et  l’art,  les  mœurs  et  les  lois,  les  sentiments  et  les  idées  changent 
et  se  transforment  sans  répit  :  l’histoire  change  avec  eux.  Fait 
surprenant,  à  première  vue  !  Quand  elle  retrace  les  événements, 
quand  elle  constate  sans  juger,  l’Histoire  n’est  donc  pas  immuable? 
Elle  n’est  donc  pas  un  miroir  fixe  où  se  reflète  le  passé  ?  Non,  elle 
ne  l’est  pas.  Le  miroir  tourne,  tourne,  et  chaque  fois  il  fait  appa¬ 
raître,  sous  un  angle  nouveau,  une  nouvelle  physionomie  des 
hommes,  un  côté  nouveau  des  faits.  Comment  ne  pas  songer  à  l’art, 
et  spécialement  à  la  peinture  de  paysage  ?  Là  aussi  le  champ  semble 
d’abord  limité.  Reproduire  dans  ses  beautés  la  nature  visible, 
n’est-ce  pas  le  but  essentiel  du  peintre,  et  devrait-on  s’attendre 
à  d’autres  différences  dans  les  résultats  que  celles  qui  naissent 
de  l’inégalité  des  talents  ?  Pourtant,  vous  le  savez,  la  peinture 
compte  autant  d’écoles  de  paysagistes,  je  ne  dis  pas  que  de  pays, 
mais  que  de  siècles  ou  d’époques.  C’est  que  chacune  de  ces  écoles 
n’a  vu  la  nature  qu’à  travers  les  préjugés,  les  goûts,  les  sentiments, 
les  idées  de  son  temps  ;  c’est  que  chacune  d’elles  a  saisi  dans  la 
nature,  retenu  et  grossi,  les  traits  qui  correspondaient  le  mieux  aux 
aspirations  contemporaines.  Ainsi  en  est-il  de  l’Histoire. 

Montrons-le  par  un  parallèle  rapide. 

Quand,  sous  l’influence  de  la  renaissance  italienne,  les  esprits 
étaient  tout  imprégnés  des  souvenirs  classiques,  Poussin  et  Claude 
le  Lorrain  fixaient  sur  la  toile  les  grandes  lignes  solennelles  et  har¬ 
monieuses  de  la  nature,  ils  faisaient  du  paysage  à  l’antique.  Les 
historiographes,  Du  Haillan,  Mezeray,  s’attachaient  dans  le  même 
temps  au  côté  épique,  déclamatoire,  de  l’Histoire.  La  noblesse  des 
caractères,  les  attitudes,  les  belles  harangues,  les  grandes  pensées, 
ils  ne  voyaient  rien  au  delà. 


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DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACII.  181 

Sous  la  régence,  et  après  elle,  la  nature  n’est  plus  qu’un  gracieux 
décor,  où  grands  seigneurs  et  petites  maîtresses  folâtrent  en  minau¬ 
dant,  où  s’ébattent  l’insouciant  badinage  et  le  luxe  frivole  ;  un 
cadre  élégant  pour  les  fêtes  galantes  de  Watteau,  plus  tard  pour  les 
bergeries  de  Boucher.  Comme  on  voit  la  nature,  on  voit  le  passé,  à 
travers  des  nuages  de  poudre  de  riz  et  des  flots  de  satin.  Nul  ne 
comprend  plus  Mezeray  ni  ne  l’estime  :  l’historien  que  chacun  aime 
et  admire,  et  qui  dans  sa  présomption  naïve  se  donne  lui-même 
comme  le  premier  historien  national  de  la  France,  c’est...  non,  vous 
ne  le  croirez  pas;  c’est  l’abbé  Velly  ;  l’abbé  Velly,  que  ses  contem¬ 
porains  louent  d’avoir  su  rendre  a  fort  agréable  le  chaos  de  nos 
premières  dynasties,  »  qui  décrit,  ce  sont  les  termes  dont  il  se  sert, 
les  galanteries,  la  politesse,  le  goût,  des  compagnons  de  Charle¬ 
magne,  et  leur  oppose  la  grandeur,  la  richesse,  la  majesté 
des  rois  mérovingiens,  dont  l’un  des  amusements  consistait  à  tenir 
un  parlement  ambulatoire.  Qui  reconnaîtrait  aujourd’hui  dans  ce 
tableau  les  barbares  qui  ont  conquis  la  Gaule  ? 

Mais,  au  xvin'  siècle,  la  frivolité  galante  partage  l’empire  avec  la 
philosophie  et  la  politique.  La  peinture  se  rapproche  volontiers  de 
l’homme  et  de  la  réalité  journalière.  Claude  Vernet  peint  les  grandes 
scènes  de  la  mer  et  les  ports  qui  forment  la  ceinture  de  la  France. 
Greuze,  suivant  l’heureuse  expression  de  Diderot,  donne  des  mœurs 
à  l'art,  fait  de  la  morale  en  peinture.  David  veut,  par  un  pinceau 
archaïque,  républicaniser  la  France.  L'IIistoire  suit  la  même  pente. 
Elle  est  philosophique  avec  Voltaire  et  Montesquieu,  elle  est  poli¬ 
tique  avec  Boulainvilliers  et  l'abbé  Dubos,  avec  Mably  et  M"*  de  la 
Lézardière. 

Nous  arrivons  à  notre  siècle.  Après  l’écroulement  du  premier 
empire,  plus  encore  après  la  chute  de  Charles  X,  une  grande  fer¬ 
mentation  travaille  la  société  française.  Les  imaginations  s’échauf¬ 
fent,  s’exaltent,  au  souffle  de  la  liberté.  Elles  cherchent  avidement 
dans  le  passé  ce  qu’il  a  de  plus  séduisant,  de  plus  coloré,  de  plus 
vivant,  et  aussi  ce  qui  répond  le  mieux  à  leur  besoin  d’indépen¬ 
dance.  C’est  l’époque  du  romantisme.  Les  peintres  voient  la  nature 
dans  l’éclat  merveilleux  d’une  résurrection  :  ils  s’appellent  Dela¬ 
croix,  ils  s’appellent  Decamps,  ils  s’appellent  Dupré.  Les  historiens 


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182  DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH. 

avec  une  imagination  non  moins  brûlante,  veulent  évoquer  à  nos 
yeux  l’àme  des  générations  disparues.  Vous  connaissez  leurs  noms: 
c’est  Michelet,  c’est  Quinet,  c’est  Chateaubriand,  c’est  Augustin 
Thierry. 

Depuis  lors,  nous  sommes  entrés  dans  une  phase  nouvelle. 
La  peinture  est  devenue  réaliste  :  l’Histoire  l’est  devenue  comme 
elle.  Le  sentiment  a  fait  place  au  document.  L’historien  veut  dissé¬ 
quer  froidement  la  société  ancienne,  comme  le  romancier  prétend 
disséquer  la  société  contemporaine,  et  il  se  méfie,  parfois,  à  ce 
point,  des  illusions  de  la  forme,  de  la  couleur,  de  l’imagination 
qu’une  certaine  école  irait  volontiers  jusqu’à  creuser  un  abîme  entre 
la  science  et  l’art,  que  pour  elle  bien  écrire  et  bien  composer 
rendent  suspecte  la  science  du  savant. 

Reconnaissons-le  sans  arrière  pensée.  Notre  époque  est  favorable, 
entre  toutes,  à  la  critique  historique.  Elle  a  vu  tant  de  changements, 
tant  de  bouleversements,  tant  d’éclosions  d’idées  et  d’institutions 
nouvelles,  que  la  mobilité  des  impressions  ne  lui  coûte  guère  et  que, 
si  elle  a  un  préjugé,  c'est  de  croire  qu’elle  n’en  a  plus. 

Jusqu’à  la  fin  du  siècle  dernier  on  était  habitué  à  tout  rapporter, 
en  France,  à  une  autorité  suprême,  à  la  royauté.  Rien  ne  semblait 
donc  plus  naturel  que  d’expliquer  toutes  les  phases  de  l’Histoire 
par  l’intervention  magique  de  ce  pouvoir  dont  le  sceptre  ressemblait 
à  la  baguette  des  fées  de  notre  enfance.  Rencontrait-on,  par  exemple, 
au  sortir  d’une  période  obscure  et  troublée,  telle  que  le  x'  et  le  xf 
siècles,  un  épanouissement  subit  d’institutions  neuves,  une  renais¬ 
sance  dans  les  idées,  une  rénovation  dans  les  conditions  sociales, 
quoi  de  plus  simple  que  d’en  faire  honneur  à  la  royauté  ?  Le  roi 
n’esl-il  pas  tout-puissant  ?  n’est-il  pas  le  représentant  de  Dieu  sur 
la  terre  ?  Et  remarquez  que  cette  conception  de  la  royauté  est  fort 
ancienne.  On  a  tort  de  ne  la  dater  d’ordinaire  que  du  règne  de 
Louis  XIV.  Dès  le  xvp  siècle,  la  maxime  «  Qui  veut  le  roi,  si  veut 
la  loi  »  était  un  proverbe  courant  et,  au  commencement  du  xvn* 
un  jurisconsulte  pouvait  dire  :  «  Le  prince  des  Romains  lenoil  sa 
puissance  et  authorité  du  peuple,  qui  retenoit  à  luy  la  souveraineté; 
le  roy  de  France  ne  tient  sa  puissance  et  authorité  d’autres  que 
de  Dieu.  »  Témoin,  ajoutait-il,  cette  anecdote  :  «  11  arriva  à  un 


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DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH.  183 

advocat  du  Parlement  de  Paris  de  dire  en  plaidant  que  le  peuple 
de  France  avoit  donné  la  puissance  aux  roys.  Lors,  Messieurs  les 
Gens  du  Roy  se  levèrent  et  demandèrent  en  plaine  audience  que 
ces  mots  fussent  rayez  du  plaidoyé  de  l’advocat,  remonstrant  que 
jamais  les  Rois  de  France  n’ont  prins  leur  puissance  du  peuple. 
Sur  quoy  la  Cour  fist  défence  à  l’advocat  d’user  plus  de  tels  discours 
et  propos:  et  de  regret  l’advocat  ne  plaida  oncques  cause.  » 

Vous  le  voyez,  dans  de  pareilles  dispositions  d’esprit,  les  grandes 
révolutions  de  l’Histoire  ne  pouvaient  être  rapportées  qu’au  roi. 
Prenons  comme  exemple  la  révolution  communale,  à  laquelle 
je  faisais  allusion  tout  à  l’heure.  On  n’hésita  pas  à  l’attribuer  à 
Louis  VI.  C’était  lui  qui  avait  créé,  institué,  soutenu  les  communes, 
et  puis,  s’appuyant  sur  elles,  avait  préparé  la  ruine  de  la  féodalité 
et  l’unité  de  la  France. 

Mais,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  voici  que  l’autorité  royale  s’écroule, 
que  le  droit  populaire  prend  la  place  du  droit  divin.  Et  puis  une 
poussée  nouvelle  du  peuple  insurgé  fonde,  quarante  ans  plus  lard, 
une  monarchie  constitutionnelle. 

Au  milieu  de  ces  luttes  ardentes,  de  ces  conquêtes  les  armes 
à  la  main,  l’historien  croit  voir  subitement  le  passé  s’éclairer  à  la 
lueur  du  temps  présent.  Si  les  habitants  des  villes  parvinrent  jadis 
à  conquérir  leur  indépendance  communale,  c’est  qu’une  foule  de 
petites  révolutions  locales  avaient  éclaté  sur  toute  l’étendue  du 
territoire,  c’est  que  les  bourgeois  du  xn*  siècle  avaient  eu  en  détail 
leurs  révolutions  de  1789  et  de  1830.  Tel  est,  en  effet,  dans  ses 
traits  essentiels,  le  système  historique  auquel  Augustin  Thierry 
a  attaché  son  nom.  Comme  les  historiens  de  l’ancienne  école, 
Augustin  Thierry  croyait  donc  à  une  transformation  subite  de  la 
société.  Seulement,  au  lieu  d’en  faire  honneur  au  roi,  il  en  faisait 
honneur  au  peuple  révolté. 

Je  vous  l’ai  dit,  Mesdames  et  Messieurs,  nous  pouvons  aujourd’hui 
étudier  l’Histoire  avec  moins  de  parti  pris.  Nous  n’avons  plus  en 
général,  ni  la  foi  en  l’autorité  toute  puissante  d’un  roi,  ni  l’enthou¬ 
siasme  démocratique  des  générations  qui  nous  ont  précédés.  Nous 
sommes  volontiers  sceptiques.  Nous  ne  croyons  pas  à  des  soubresauts, 
h  des  transformations  instantanées  dans  les  conditions  sociales. 


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184  DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH. 

La  science  d’aujourd’hui  est  évolutionniste  ;  elle  veut  remonter 
aussi  haut  que  possible  aux  origines  cachées  des  choses;  elle  n’admet 
qu’un  progrès  successif,  qui  sans  doute  se  manifeste  parfois  avec 
éclat,  mais  après  avoir  été  longuement  préparé.  C’est  cette  incubation 
mystérieuse  qu’elle  s'efforce  de  pénétrer  et  d’analyser.  Ce  qu’il  lui 
faut,  c’est  suivre  à  la  trace  la  marche  des  événements  historiques, 
le  développement  des  idées  et  des  mœurs.  De  là  ces  monographies 
qui  se  renferment  dans  des  espaces  étroits,  ces  recherches  de 
l’infiniment  petit,  aussi  bien  dans  les  sciences  historiques  que  dans 
les  sciences  physiques  et  naturelles,  cette  analyse  subtile  pour 
mettre  à  nu  les  ressorts  les  plus  secrets,  les  fibres  les  plus  déli¬ 
cates  de  l’organisme  social. 

Sommes -nous  dans  le  vrai  en  procédant  ainsi?  Qui  oserait 
l’affirmer  sans  réserve  ?  La  marche  de  l’esprit  humain  ne  s’arrête 
pas  :  chaque  jour  apparaissent  des  horizons  nouveaux,  et  à  chaque 
fois  l’homme  s’imagine  que,  plus  heureux  que  ses  devanciers,  il  peut 
embrasser  l’univers  d’un  seul  regard.  Ne  tombons  pas  dans  ces 
exagérations  de  vanité  facile.  Reconnaissons  que  chacune  des 
méthodes  qui  se  sont  succédé  a  eu  sa  part  de  vérité,  que  chacune 
d’elles  a  constitué  un  progrès,  a  mis  en  lumière  des  points  de  vue 
jusque  là  laissés  dans  l’ombre.  Ainsi  en  sera-t-il  de  la  direction 
imprimée  de  nos  jours  aux  études  historiques.  Cette  direction  sera 
féconde;  à  une  condition  pourtant  :  c’est  qu’elle  ne  dégénère  point 
en  un  système  exclusif  et  tyrannique,  c’est  qu’on  ne  prétende  pas, 
si  vous  me  permettez  l’expression,  matérialiser  l’Histoire.  Croire 
qu’en  étudiant  les  organes  sociaux  jusque  dans  leur  profondeur  ou 
leur  ténuité,  le  savant  trouvera  leur  principe  de  vie,  c’est  commettre 
une  erreur  semblable  à  celle  du  naturaliste  qui  nie  l’àme,  sous 
prétexte  qu’il  ne  la  rencontre  pas  sous  le  scalpel. 

Ce  qui  importe  donc  c’est  que  l’Histoire  et  l’art  soient  fondus 
en  une  étroite  et  intime  union. 

Les  lettrés  ont  cru  longtemps  que  l’art  de  l’écrivain,  l’intuition 
personnelle,  la  logique  de  la  pensée  dispensaient  de  toute  recherche 
minutieuse  et  suffisaient  pour  passer  historien. 

De  leur  côté,  les  érudits  ont,  de  parti  pris,  rogné  les  ailes  à  leur 
esprit  et  banni  de  l’Histoire  ce  qui  en  est  l’âme,  la  pensée  générale 


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DISCOURS  DE  M.  LE  VICE-PRÉSIDENT  FLACH.  185 

qui  se  dégage  des  faits  particuliers,  les  condense  et  les  domine, 
et  qui  trouve  ensuite  son  expression  heureuse  dans  l’art  de  l’écrivain. 

Une  telle  opposition,  un  tel  antagonisme  doivent  cesser  à  jamais.  Au 
moment  même  où  il  se  livre  à  ses  études  de  détail,  l’érudit  doit  avoir 
les  jeux  fixés  sur  l’ensemble.  Non  moins  que  par  l’investigation  et 
la  critique  des  sources,  il  doit  par  le  travail  de  la  pensée  et  la  re¬ 
cherche  de  la  forme,  préparer  ces  grandes  synthèses  historiques  qui 
seront,  je  l’espère,  l’œuvre  du  xx'  siècle. 

Faire  marcher  de  front  la  littérature  et  l’érudition,  les  unir,  les 
féconder  l’une  par  l’autre,  tel  est  précisément,  Mesdames  et  Messieurs, 
la  tâche  principale  que  la  Société  des  Études  historiques  s’est  toujours 
assignée  et  à  laquelle  elle  s’efforcera  d’être  de  plus  en  plus  fidèle. 
Tâche  ardue  autant  que  belle  et  que  notre  Société  ne  se  sent  capable 
de  remplir  que  soutenue  comme  elle  l’est  par  la  sympathie  des 
esprits  d’élite. 

Cette  sympathie,  votre  présence  ici  lui  en  donne  un  très  précieux 
témoignage.  Elle  en  est  heureuse  etfière  :  elle  y  puisera  une  confiance 
nouvelle,  elle  y  trouvera,  j’en  suis  certain,  l’occasion  de  nouveaux 
succès.  Vous  viendrez,  ce  jour  là,  y  applaudir  avec  nous  et  en 
recueillir  votre  part.  Ce  sera  notre  commune  récompense;  ce  sera 
pour  la  Société  des  Études  historiques  la  façon  la  plus  douce  de 
s’acquitter  envers-  vous,  et  de  vous  témoigner  bien  mieux  qu’elle 
n’a  pu  le  faire  aujourd’hui  par  mon  organe  sâ  profonde  gratitude. 

Jacques  FLACH. 


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186 


COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887. 


COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX 

DE  L’ANNÉE  1887. 


Mesdames  et  Messieurs, 

Vous  connaissez,  bien  probablement,  le  grande  salle  des  pas  perdu? 
du  Palais  de  justice,  cet  immense  et  vaste  vestibule  plein  de  bruit, 
de  mouvement,  rempli  par  la  foule  des  plaideurs  agités,  livrés  à  la 
recherche  de  leurs  avoués  et  de  leurs  avocats  ? 

Eh  bien  !  à  la  veille  des  dernières  vacances  de  P:\ques,  ma  journée 
judiciaire  terminée,  je  me  disposais  à  quitter  ce  milieu  si  curieux 
pour  l’observateur  philosophe,  lorsque  je  fus  abordé  par  un  Monsieur 
aux  allures  dégagées,  aux  façons  polies,  qui  me  salua  en  me  disant  : 

—  Vous  ne  me  connaissez  sans  doute  pas,  Monsieur,  je  suis  un 
des  auditeurs  habituels  des  séances  de  la  Société  des  Etudes  historiques. 
Ne  devez-vous  pas  avoir  bientôt  votre  séance  publique  annuelle  ? 

—  Le  dimanche  2 2  avril,  Monsieur. 

—  Ah!  dans  trois  semaines,  alors  j’y  serai;  intéressantes  vos 
séances,  mais  un  peu  longues. 

—  Nous  avons,  Monsieur,  prévu  et  diminué  cet  inconvénient  en 
limitant  le  nombre  des  lectures  et  leur  durée.  ' 

—  Vous  avez  bien  fait,  parce  que,  voyez-vous,  le  public  du  Dimanche 
ne  peut  pas  se  résigner  à  s’immobiliser  plus  de  deux  heures.  Il  a 
d’autres  devoirs,  d’autres  plaisirs.  Votre  séance  de  l’année  dernière, 
bien  qu’un  peu  trop  prolongée,  m’avait  plu.  Vos  lectures  étaient  au 
nombre  de  neuf,  si  j’ai  bon  souvenir. 


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187 


COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887. 

—  Nous  en  avions  huit.  Cette  année  la  première  partie,  celle  que 
nous  pouvons  appeler  la  partie  administrative,  sera  très  réduite 
comme  durée,  les  lectures  seront  ramenées  à  quatre  limitées  entre 
15  ou  20  minutes. 

—  Je  vous  en  félicite.  Car,  voyez-vous,  l’audition  en  séance  publique, 
c’est  tout  autre  chose  qu’une  lecture  à  tète  reposée  dans  le  silence  du 
cabinet.  L’auteur  lu  peut  prendre  toute  licence,  il  peut  être  austère, 
savant,  profond,  j’allais  presque  dire  ennuyeux  !  mais  l’auteur  écouté, 
en  séance  publique,  Monsieur,  c’est  tout  autre,  il  lui  faut  de  l’action, 
du  mouvement,  de  la  vie,  il  doit  échauffer  son  auditoire,  lui  plaire, 
établir  avec  lui  un  courant  sympathique.  Je  ne  veux  pas  dire,  grand 
Dieu,  que  vos  lectures  de  l’année  dernière  aient  été  froides,  je  serais 
mal  compris  si  vous  compreniez  cela.  Certes,  on  ne  peut  entendre 
M.  Wiesener  parler  de  Marie  Stuart  sans  être  ému.  —  M.  Georges 
Dufour,  à  propos  du  Concours  sur  l’histoire  de  la  musique  dramatique, 
vous  a  bercés,  au  son  de  sa  prose  élégante,  au  milieu  des  symphonies 
qui  ont  réjoui  les  oreilles  françaises  depuis  270  ans. 

M.  Marbeau  vous  a  consolés,  en  vous  montrant  par  d’ingénieuses 
allusions  tirées  des  Maximes  de  Larochefoucauld  comparées  aux 
pensées  de  la  comtesse  Diane,  que  les  mœurs  de  notre  temps,  si 
décrié,  pourraient  encore  venir  en  bon  rang  dans  un  concours  ouvert 
entre  Sociétés  comparées.  Cornutus,  lui-même,  l’ami  de  Perse,  que 
M.  le  Premier-Président  Barbier  a  fait  parler  en  beaux  vers  français, 
ne  se  récuserait  pas  pour  donner  son  avis  et  pour  dire  que  nous  ne 
sommes  :  ni  plus  violents,  ni  plus  cupides,  ni  plus  perfides,  ni  plus 
injustes  que  les  hommes  des  générations  précédentes,  la  moyenne  du 
bien  et  du  mal  restant  à  peu  près  la  même,  toutes  choses  égales 
d’ailleurs,  comme  disent  les  mathématiciens. 

Par  exemple,  continua  mon  interlocuteur,  dont  j’admirais  la 
mémoire,  croyez-vous  qu’en  1886-1887  la  Société  française  soit 
infiniment  moins  troublée  qu’en  1814  et  sous  la  Restauration  ;  époque 
rappelée  par  M.  Jules  Fabre  dans  son  itinéraire  de  Fontainebleau  à 
file  d’Elbe,  récit  des  plus  intéressants  et  par  M.  Welsciiinger  dans 
ses  notes  intimes  sur  Benjamin  Constant,  notes  empreintes  du 
sentiment  de  la  bonne  critique. 


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188  COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887. 

—  Je  pense,  Monsieur,  que  vous  avez  raison  ;  mais  comme  Secré¬ 
taire  de  la  Société  des  Etudes  historiques,  je  dois  m’abstenir  de  toute 
allusion  à  la  politique  contemporaine  ;  nos  statuts  le  défendent.  Quittons 
ce  terrain,  si  vous  le  voulez  bien,  pour  suivre  M.  Ernest  Ameune 
dans  son  excursion  à  travers  les  Alpes  qui  termina  fort  agréablement 
notre  séance  publique  l’année  dernière. 

—  Oui  certes,  Monsieur,  ce  n’est  pas  trop  dire,  audition  agréable; 
car  toute  celle  série  de  compositions  formait  un  ensemble  adroitement 
conçu  et  bien  lu.  En  continuant  ainsi,  avec  encore  quelques  progrès, 
votre  Société  deviendra  un  salon  de  lecture  très  utile  au  développe¬ 
ment  de  talents  en  voie  d’heureuse  formation. 

—  C’est  notre  désir  et  notre  intention.  Le  22  avril,  vous  assisterez 
aux  débuts,  en  séance  publique,  de  deux  de  nos  confrères  :  MM.  de 
Boisjoslin  et  de  Buicqueville. 

Nous  nous  proposons,  très  prochainement,  d’organiser  des  confé¬ 
rences  et  des  auditions  musicales  qui  sont  du  ressort  de  notre 
quatrième  classe.  Pour  y  parvenir,  nous  désirons  augmenter  le 
nombre  de  nos  Associés  libres,  auditeurs  des  séances,  lecteurs  de 
notre  revue  qui,  pour  une  très  modeste  cotisation  annuelle,  pourront 
nous  aider  à  satisfaire  aux  exigences  de  cette  nouvelle  organisation. 

—  Vous  continuerez  cependant  vos  séances  mensuelles,  elles  sont 
copieusement  remplies,  si  j’en  juge  par  les  procès-verbaux  de  ccs 
réunions  publiés  dans  le  volume  de  1887  et  que  rédige  avec  autant 
de  soin  que  d’exactitude  M.  Georges  Dufour.  —  Par  exemple, 
l’Empire  des  Francs  de  M.  le  général  Favé,  est  une  composition 
développée  renfermant,  d’après  l’étude  de  la  législation  des  barbares, 
des  notions  précieuses  sur  leurs  mœurs.  —  L’histoire  des  Pays-Bas 
au  xvie  siècle  de  M.  Wiesener  rappelle  les  secrets  de  la  politique  de 
Charles-Quint  et  de  Philippe  II.  Etudier  l’esprit  politique,  le  caractère 
politique  des  maîtres  du  monde,  c’est  vraiment  très  captivant.  Vous 
avez  eu,  dans  ce  genre  là,  un  beau  portrait  de  Rossi  par  M.  Tolra  de 
Bordas,  il  y  faudra  revenir  quand  on  voudra  parler  un  peu  complè¬ 
tement  de  cet  homme  d’Etat  du  xtxe  siècle. 

Quant  aux  prolégomènes  de  M.  Mignard  sur  les  divers  États  de  la 
Bourgogne,  c’est  une  solide  page  d’histoire  des  Ve  et  vie  siècles  qui 


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COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887.  189 

fait  bonne  figure  dans  votre  Revue  à  côté  des  études  de  M.  d’Auriac 
sur  l’administration  française  de  l’ancienne  monarchie,  de  l’agréable 
notice:  Odette  de  Cliampdivers  de  M.  Abel  Clarin  de  la  Rive,  qui  me 
paraît  être  un  de  vos  jeunes  correspondants  des  plus  laborieux,  à  côté 
aussi  des  souvenirs  personnels  de  M.  Jules  David  sur  Berlioz  et  enfin 
du  chant  des  Albigeois  de  M.  Doneaud  du  Plan.  Les  heures  de  vos 
séances  mensuelles  doivent  être,  je  le  vois,  vraiment  bien  remplies. 

—  C’est  d’autant  plus  exact,  Monsieur,  que  ces  lectures  forment  à 
peine  la  moitié  de  nos  travaux.  L’autre  part  est  réservée  à  l’étude 
bibliographique,  aux  analyses  des  bulletins  et  annuaires  publiés  par 
des  sociétés  savantes  de  province  et  de  l’étranger  ainsi  qu’aux  rapports 
sur  des  ouvrages  offerts.  Une  sorte  de  lutte  s’engage  entre  les  éditeurs 
et  nos  rapporteurs,  et  pour  rendre  hommage  à  la  vérité  historique,  je 
dois  dire  que  MM.  d’Auriac,  Camoin  de  Vence,  Dufour,  Gustave 
Duvert,  Colonel  Fabre  de  Navacelle,  Montaudon,  Bouceault, 
Général  Favé,  Loiseau,  Welsciiinger,  Préau,  Wiesener  parviennent, 
grâce  à  leur  zèle  toujours  prêt,  à  dominer  le  débordement  de  tant  de 
publications  diverses.  Mais  un  tour  de  force  est  accompli,  eu  ce  genre, 
par  M.  de  Boisjoslin  qui,  en  29  pages  d’impression,  nous  a  rendu 
compte  de  75  articles  d’histoire  publiés  par  des  revues  périodiques 
contemporaines. 

Nous  nous  ferions  un  cas  de  conscience  de  réclamer  un  pareil  labeur 
si,  dès  maintenant,  nous  n’éprouvions  l’intime  confiance  de  penser 
que  nous  rendons  service  à  M.  de  Boisjoslin  lui-même.  Notre  confrère 
deviendra,  dans  ce  genre  de  compte  rendu,  l’un  des  hommes  les  plus 
compétents  de  la  Presse  contemporaine. 

—  Je  le  crois  bien,  ce  travail  d’analyse  de  M.  de  Boisjoslin  m’a 
déjà  beaucoup  servi  comme  source  précieuse  d’information  et  je  l’ai 
indiqué  à  plusieurs  de  mes  amis  que  je  me  propose  de  conduire  à 
votre  séance  publique  du  22  avril. 

A  ces  mots,  mon  interlocuteur  prit  congé  de  moi  et  je  pensai 
aussitôt  Mesdames  et  Messieurs  que  le  compte  rendu  de  nos  travaux, 
pièce  plus  obligée  qu’agréable  de  notre  programme,  se  trouvait  déjà 
très  avancé. 

Ne  peut-il  pas  être  remplacé  par  cette  conversation  ? 

Que  vous  dirai-je  de  plus  ? 


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190 


COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887. 


Il  me  reste  pour  finir  à  vous  parler  des  distinctions  obtenues  par 
quelques  uns  de  nos  confrères  et  des  admissions  nouvelles. 

Nous  avons  éprouvé  le  vif  plaisir  de  saluer  dans  M.  Gossoîun 
lauréat  de  l’Académie  française.  M.  Gossot,  professeur  au  Lycée  Louis 
le  Grand,  a  été  compris,  pour  son  roman  de  mœurs  Madeleine,  au 
nombre  des  favorisés  du  prix  Monlvon. 

La  collaboration  de  M.  de  Boisjoslin  aux  travaux  du  Ministère  de 
la  Marine,  augmentée  de  ses  litres  littéraires,  lui  a  mérité  la  décoration 
de  la  légion  d’honneur. 

Je  commettrais  un  acte  d’ingratitude  si  j’omettais  de  dire  :  qu’en 
séance  de  rentrée  du  10  novembre,  mes  confrères  m’ont  comblé,  en 
venant,  avec  une  touchante  unanimité  applaudir  l’affectueuse  allocution 
que  M.  le  Premier  Président  Barbier  adressa  dans  cette  séance  au 
Secrétaire  général  de  la  Société  des  Eludes  histoi'iques  en  lui  remettant, 
au  nom  et  comme  délégué  de  M.  le  Grand  Chancelier  de  la  Légion 
d’honneur,  les  insignes  de  Chevalier  de  cet  Ordre. 

«  Comme  le  drapeau  du  régiment  est  décoré  dans  l’armée,  dit 
M.  Barbier,  notre  Compagnie,  fiére  de  53  années  d’existence,  est 
récompensée  dans  la  personne  de  notre  Secrétaire  général  qui,  depuis 
plus  de  vingt  ans,  est  resté  constamment  sur  la  brèche.  » 

Il  appartenait  à  notre  éminent  Président  honoraire,  réorganisateur 
de  notre  Société  en  1872,  qui  rédigea  ses  nouveaux  statuts,  obtint  sa 
reconnaissance  comme  œuvre  d’utilité  publique,  et  resta,  au  milieu 
de  ses  hautes  occupations,  un  collaborateur  constant  et  si  particulière¬ 
ment  apprécié  de  ses  travaux,  il  appartenait,  dis-je,  à  M.  Barbier  de 
couronner  son  œuvre  en  nous  donnant  un  nouveau  gage  de  son 
efficace  et  active  sollicitude. 

A  ces  légitimes  satisfactions,  sont  venus  s’ajouter  le  plaisir  et 
l’avantage  d’adhésions  nouvelles  recrutées  parmi  des  hommes  de 
travail,  sérieux  et  distingués. 

Nos  usages  comportent  la  proclamation  en  séance  publique  du 
nom  des  nouveaux  élus. 

Nous  donnons  cette  année  le  salut  de  bienvenue  à  Messieurs  : 

—  Ernest  Moulin,  ancien  avocat  du  barreau  de  Paris,  auteur  de 
monographies  sur  diverses  questions  de  droit  international. 


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COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L'ANNÉE  1887.  lôl 

—  de  Bricqueville,  que  vous  allez  apprécier  aujourd’hui  même, 
son  nom  figure  à  notre  programme. 

—  Julienne  Montini,  littérateur,  compositeur  dramatique,  que 
plusieurs  d’entre  vous  ont  eu  la  satisfaction  d’applaudir  aux  brillantes 
séances  de  la  Société  philotechnique. 

—  L’abbé  Espagnolle,  du  diocèse  de  Paris,  bien  connu  par  l’im¬ 
portance  de  sa  publication  :  «  Les  origines  du  Français.  » 

—  Arthur  Coquard,  compositeur  de  musique  des  plus  distingués, 
lauréat  du  prix  Raymond  :  Histoire  de  la  musique  dramatique  en 
France,  confrère  des  plus  obligeants  qui  veut  bien  nous  rendre  le 
service  d’organiser  nos  soirées  musicales. 

\ 

—  Léonce  Gibert,  lui  aussi  lauréat  de  notre  prix  Raymond,  fécond 
en  bonnes  recrues. 

—  Janmart  de  Brouillant  et  Armand  de  Béiiaut,  associés  de 
Belgique,  archéologues,  bibliophiles  érudits  et  ce  qui,  à  nos  yeux,  est 
infiniment  supérieur,  de  bons  amis  de  la  France. 

—  Charles  Préau,  numismate,  en  possession  d’une  notoriété  aussi 
répandue  en  Province  qu’à  Paris  et  qui  déjà  nous  a  communiqué  de 
savantes  publications. 

—  Léon  Bigot,  principal  du  collège  de  Séez  (Orne),  qui  compte  à 
son  actif  de  nombreuses  publications  littéraires  et  historiques. 

—  Rodocanaciii,  auteur,  pour  ses  débuts,  d’un  beau  livre  sur  le 
célèbre  tribun  Rienzi,  publication  mentionnée,  ces  jours  derniers,  à 
l’Institut  en  des  termes  très  flatteurs. 

—  Emile  Espérandieu,  professeur  à  l’école  de  Saint-Maixent,  un 
des-  premiers  collaborateurs  de  la  savante  et  si  utile  Académie 
•J’IIippone  dont  les  recherches  archéologiques  préparent  au  monde 
savant  de  précieuses  découvertes. 

—  Henri  Jouin,  plusieurs  fois  lauréat  de  l’Académie  française  et 
dont  le  livre  :  «  Maîtres  contemporains  »  compte  autant  d’amis  que 
de  lecteurs. 

—  Alcius  Ledieu,  bibliothécaire  d’Abbeville,  publiciste,  auteur  de 
nombreux  écrits  ;  le  plus  récent  :  Deux  années  d’invasion  en  Picardie, 
1635-1636,  réveille  de  patriotiques  angoisses. 


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192  COMPTE  RENDU  DES  TRAVAUX  DE  L’ANNÉE  1887. 

—  Alfred  Bovet,  président  de  la  Société  d’Emulation  de  Montbé¬ 
liard,  collectionneur  et  éditeur  d’un  volumineux  recueil  d’autographes 
séduisant  pour  les  moralistes  enthousiastes  des  mérites  de  la  grapho¬ 
logie,  amateurs  persuadés  que  le  caractère  des  grands  hommes  perce 
dans  leur  écriture. 

Enfin,  MM.  IIénissart,  abhé  Dauchin,  Picard,  Associés  libres 
qui  paraissent  prendre  intérêt  à  nos  travaux. 

Vous  le  voyez,  Mesdames  et  Messieurs,  nous  ne  sommes  pas 
menacés  de  périr  d’anémie.  Un  sang  rajeuni  ne  cesse  de  couler  dans 
les  veines  du  vieil  Institut  historique  régénéré  en  1872.  Il  dépend  de 
vous  d’activer  celte  circulation,  en  venant,  au  titre  si  facilement 
accessible  d’auditeurs  associés  libres,  apporter  une  force  nouvelle  à 
notre  institution  de  travailleurs. 

Gabriel  JORET-DESCLOSIÈRES. 


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RAPPORT  SUR  LE  CONCOURS  POUR  LE  PRIX  RAYMOND.  193 


RAPPORT  SUR  LE  CONCOURS 

POUR  LE 

PRIX  RAYMOND 


HISTOIRE  DE  LA  COMPAGNIE  FRANÇAISE  DES  INDES 


L'Histoire  de  la  Compagnie  française  des  Indes  offre  de  l’unité 
d’intérêt  dans  un  temps  assez  court  pour  qu’on  puisse  suivre  l’action 
sans  expliquer  des  changements  de  mœurs  et  d’état  social.  Le 
raisonnement  et  l’imagination  y  sont  ensemble  attirés.  Les  lois 
du  travail  et  de  la  dépense  se  vérifient  dans  l’organisation  et  les 
traverses  de  la  Compagnie  qui  dirigea,  aux  deux  derniers  siècles, 
le  commerce  extérieur  de  la  France.  La  curiosité  artiste  est  frappée 
des  spectacles  singuliers  que  cette  entreprise  a  donnés  dans  des 
climats  divers. 

Tant  de  compagnies  de  commerce,  spontanées,  libres,  qui  rayon¬ 
naient  de  la  France  aux  terres  nouvelles,  peu  à  peu  saisies  et 
disciplinées  par  l’Etal  ;  Louis  XIV  qui  préside  une  assemblée 
d’actionnaires  ;  la  banque  de  Law  qui  un  moment  absorbe  tout  ; 
ces  deux  puissances,  le  monopole  et  le  crédit,  associées;  et  dans 
les  mêmes  mains  ce  que  nous  appelons  aujourd’hui  Ministère  du 
Commerce,  Service  des  Colonies,  Divisions  générales  annexes  du 
Ministère  des  Finances;  une  expansion  coloniale  qui  étend  la  navi¬ 
gation  et  les  découvertes  ;  des  navires  marchands  qui  sont  des 
vaisseaux  de  guerre;  un  trafic  que  protègent  des  exploits  fabuleux; 
des  caractères  aujourd’hui  incompréhensibles,  ces  esprits  audacieux 

mai-juin  1888.  13 


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194 


RAPPORT  SUR  LE  CONCOURS 


et  violents  de  l’ancienne  France:  Dupleix,  Labourdonnais,  Bussy, 
Lally-Tollendal;  tant  d’efforts  devenus  stériles,  mais  alors  rémunérés 
par  d’immenses  richesses,  par  la  gloire  et  même  par  l’ingratitude 
publique;  cette  suite  de  tableaux  rendait  visible  les  ressorts  qui 
font  varier  la  fortune  des  nations.  Tel  est  le  sujet  que  la  Société 
des  Etudes  historiques  avait  mis  au  concours. 

Trois  mémoires  ont  répondu  à  son  appel. 

Le  mémoire  n°  I  est  un  cahier  petit  in-i°,  de  107  pages,  divisé 
en  un  avant-propos  et  quatre  chapitres,  selon  l’ordre  chronologique. 
Il  porte  pour  épigraphe  la  devise  latine  du  port  de  Lorient,  que 
Louis  XIV  a  fondé  pour  être  la  tête  de  ligne  de  la  Compagnie 
des  Indes  :  Ab  oriente  refulget,  «  la  lumière  lui  vient  de  l’Orient.  » 
Ce  mémoire,  en  forme  de  récit  continu,  rapporte  les  faits  avec 
quelques  détails  proportionnés  à  leur  importance.  Tous  sont  soigneu¬ 
sement  datés.  La  date  est  le  scrupule,  mais  aussi  l’un  des  plus  vrais 
plaisirs  de  l’historien.  Dans  ce  mémoire,  l’appréciation  est  sobre 
et  contenue.  Les  fautes  commerciales  et  militaires  sont  relevées 
sans  parti  pris.  L’auteur  indique  clairement  que  le  principe  qui  fil 
d’abord  la  force  de  la  Compagnie  des  Indes,  c’est-à-dire  le  monopole, 
finit  par  la  ruiner.  Il  fait  comprendre  que  des  comptoirs  ne  sont  pas 
des  possessions;  trop  rapide  en  sa  description  de  l’Ilindoustan el 
en  son  récit  de  l’épopée  de  Dupleix,  il  montre  qu’après  la  paix  même, 
la  Compagnie  des  Indes  fit  faire  des  progrès  à  l’hydrographie  et  à 
l’architecture  navale. 

Un  jugement  sain,  la  notion  partout  présente  de  l’enchainement 
des  faits,  recommandent  ce  mémoire,  celui  des  trois  qui  pourrait 
le  mieux  enseigner  l’histoire  de  la  Compagnie  des  Indes  à  ceux-là 
mêmes  qui  en  seraient  déjà  informés.  Cette  puissance  est  due  à  la 
méthode  plutôt  qu’aux  recherches,  car  les  sources  sont  des  histoires 
générales  ou  particulières  dont  plusieurs  sont  contemporaines  des 
événements,  mais  ce  ne  sont  pas  des  documents  originaux.  Les 
qualités  de  son  art  sont  toutes  dans  la  composition  ;  c’est  une  idée 
heureuse  que  de  terminer  par  la  réplique  de  Lauraguais  à  l’abbé 
Morellet,  éloquent  article  de  deux  pages  qui  résume  l’histoire  de 
la  Compagnie  des  Indes. 


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POUR  LE  PRIX  RAYMOND. 


m 


Le  mémoire  n°  2,  grand  in-f '•  de  61  pages  d’avant-propos  et 
de  453  pages  de  corps  d’ouvrage,  d’une  menue  écriture,  avec 
un  atlas  de  14  cartes  et  un  plan,  a  pour  épigraphe  deux  vers 
d’Horace  qui  veulent  dire  que  «  l’infatigable  marchand , 
»  pour  fuir  la  pauvreté,  court  au  fond  des  Indes  à  travers  la  mer, 
»  les  rochers  et  les  feux.  »  1  —  Cet  ouvrage  frappe  infaillible¬ 
ment  par  la  masse  et  la  variété  des  renseignements  ;  il  s’en 
dégage  comme  une  atmosphère  de  compétence.  L’auteur  semble 
un  pionnier  qui,  sous  le  couvert  touffu  des  événements,  défriche 
un  domaine  inexploré.  Il  ne  permet  pas  que  nous  ignorions.  Il  est 
remonté  aux  sources;  il  a  lu  les  procès-verbaux  des  séances  de  la 
Compagnie;  il  a  copié  les  Édits,  les  arrêts  du  Conseil,  les  Règle¬ 
ments;  il  a  refusé  d’en  extraire  l’essentiel,  jugeant  que  c’est  l’accident 
extérieur  qui  est  ici  caractéristique.  Il  présente  à  la  jalousie  du 
xix'  siècle  le  tableau  des  dividendes  du  siècle  de  Law.  Il  raconte 
la  colonisation  et  la  guerre  dans  le  plus  étonnant  détail;  il  fait 
ressortir  le  caractère  des  grands  acteurs  par  leurs  correspondances. 
Il  rassemble  tous  les  documents,  depuis  les  plus  graves  jusqu’aux 
articles  du  Mercure,  aux  anecdotes,  aux  petits  vers,  aux  chansons 
éphémères. 

C’est  ainsi  que  le  sujet  devait  être  aimé,  avec  l’esprit  de  son  âge. 
L’atlas  nous  rend  les  cartes  géographiques  du  xvm'  siècle;  on  y 
contemple  le  temps  lui-même,  la  couleur  de  son  rêve,  l’image  qu’il 
se  faisait  des  pays  inconnus.  Un  frontispice  encadre  le  titre  de  figures 
coloriées,  symboles  de  la  colonisation  des  deux  Indes  :  le  belliqueux 
sauvage  du  Canada,  la  bayadère  cuivrée  des  mers  du  Sud,  et  deux 
dieux  fantastiques  du  Panthéon  de  l’étrange  presqu’ile  où  la  France 
un  moment  régna.  Des  vignettes,  des  fleurons,  de  petits  dessins 
rudes,  naifs  et  incorrects,  tels  qne  les  livrait  la  gravure  sur  bois 
primitive,  attendent  le  lecteur  au  coin  des  chapitres.  On  voit  déjà 
l’aspect  qu’aura  l’ouvrage,  quand  il  sera  imprimé  dans  le  grand 
goût  de  1760. 

(1)  Impiger  exlremos  currü  mercalor  ad  Indos 

Per  mare  pavperiem  fugiem ,  per  saxa ,  per  ignés. 


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196 


RAPPORT  SUR  LË  CONCOURS 


Le  mémoire  n°  3  se  compose  de  23  cahiers,  chacun  de  12  pages 
non  numérotées,  dans  le  format  album  de  petite  dimension.  Il  a 
pour  épigraphe  cet  aphorisme  :  «  Tout  est  utile,  même  le  mal.  » 
Ce  qui  prouve  qu’il  est  bon  de  définir,  même  l’utile. 

L’auteur  est  un  esprit  philosophique.  11  raconte  peu  de  faits, 
mais  il  les  ordonne  bien  ;  il  en  démêle  les  raisons  et  il  en  lire 
la  moralité.  11  ne  remonte  pas  aux  sources,  il  se  sert  de  l’érudition 
courante.  On  est-  d’abord  inquiet  de  l’absence  de  toute  division; 
mais  on  voit  bientôt  avec  quelle  rare  méthode  la  matière  est  distri¬ 
buée.  11  commence  un  peu  tard,  non  sans  un  inutile  exorde  sur 
la  Révocation  de  l’Edit  de  Nantes;  il  commence  à  la  réunion  delà 
Compagnie  d’Occident  avec  la  Banque  de  Law,  et  après  un  exposé 
trop  long,  à  l’égard  du  reste,  de  ce  grand  agiotage,  il  suit  distincte¬ 
ment  l’histoire  des  colonies,  de  leur  commerce  et  de  leurs  guerres, 
dans  toutes  les  parties  du  monde.  11  ramasse  en  sa  marche  tous 
les  faits  relatifs  à  un  établissement,  tant  que  l’importance  en  est 
prépondérante  dans  l’histoire  entière  de  la  colonisation,  d’abord 
le  Canada,  puis  l’Afrique,  puis  la  Louisiane  et  enfin  l’Inde,  où 
se  dénoue  la  tragédie.  11  s’oppose  à  l’opinion  commune  qui  voit 
dans  Duplcix  et  ses  lieutenants  des  génies  méconnus  dont  les  victoires 
auraient  assis  la  puissance  française  aux  bords  du  Gange.  11  juge 
comme  jugeaient  les  administrateurs  de  la  Compagnie,  ennemis 
de  Dupleix,  qu’une  société  de  marchands  doit  principalement  faire 
le  commerce,  et  il  montre  que  les  victoires  de  la  France  ont  été 
payées  de  ses  colonies.  On  peut  dire  qu’il  se  trompe  en  voyant 
trop  juste  de  trop  près.  Dupleix  et  les  siens  ont  vu  plus  juste  encore, 
mais  de  si  loin  qu’il  aurait  fallu  un  gouvernement  des  plus  sérieux 
et  un  peuple  exceptionnellement  tenace  pour  les  soutenir  et  s'assurer 
en  leurs  imprudences.  Les  Anglais  ont  réussi  en  s'appropriant 
le  plan  de  Dupleix  ;  mais  leurs  armées  furent  l’avant-gardc  de 
marchands  téméraires,  et,  comme  dit  Corneille  : 

Quelquefois  t’un  sc  brise  où  l’autre  s’est  sauvé, 

Et  par  où  l’un  péril  un  autre  est  conservé. 

En  contemporain  de  ces  événements,  l’économiste  Dupont,  disait 
qu’il  fallait  distinguer  la  Compagnie  rentière  et  la  Compagnie 


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POUR  LE  PRIX  RAYMOND. 


197 


commerciale,  dont  Jes  intérêts  étaient  si  opposés  que  h  première 
a  commencé  par  dissiper  les  fonds  donnés  comme  encouragement 
à  la  seconde,  et  que  la  seconde  a  fini  par  aliéner  la  plus  grande 
partie  du  capital  de  la  première.  On  peut  ajouter  que  les  rentiers 
et  les  marchands  ne  seraient  pas  arrivés  à  se  ruiner  tout  à  fait 
les  uns  les  autres,  s’ils  n’y  avaient  été  aidés  par  les  héros. 

La  valeur  de  ce  mémoire  est  dans  ce  qu’on  appelle  des  vues. 
C’en  est  une  assez  ingénieuse  que  de  retrouver  dans  la  suite  de  trois 
ministres,  Sully,.  Colbert  et  Law,  la  série  nécessaire  du  triple 
mouvement  économique  :  la  protection  appliquée  à  l’agriculture, 
à  l’industrie  et  au  commerce,  puis,  après  la  dissolution  de  la  Com¬ 
pagnie  des  Indes,  la  liberté  qui  s’étend,  dans  l’ordre  inverse,  à 
l’argent,  au  travail  et  à  la  terre,  par  l’abolition  du  monopole,  des 
corporations  et  du  servage.  C’est  encore  un  aperçu  curieux  que 
de  distinguer  dans  la  vie  des  nations  une  première  période  de 
concentration  et  une  seconde,  d’expansion,  mais  il  n’est  pas  assez 
démontré  que  celle-ci  soit  la  plus  récente  ;  c’est  peut-être  le  contraire. 
Enfin  une  théorie  du  rayonnement  de  la  France,  comparée  à  une 
Compagnie  des  Indes  qui  a  son  privilège,  les  idées,  et  qui,  {tour 
les  exporter,  reçoit  de  la  gloire;  cela  est  vague,  mais  intéressant. 

De  ces  trois  ouvrages  de  mérite,  aucun  ne  remplit  tout  à  fait 
l’idée  du  sujet.  Aucun  n’est  l’œuvre  de  science  et  d’art  qui  donnerait, 
en  proportion  exacte,  les  événements,  leur  vie  extérieure  et  leur 
philosophie  cachée.  11  est  remarquable  aussi  qu’aucun  n’ait  tiré 
du  passé  des  exemples  pour  notre  temps.  L’omission  est  trop 
évidente  pour  n’être  pas  volontaire.  Il  faut  donc  admettre  que  les 
auteurs  n’ont  pas  voulu  altérer,  par  des  intérêts  de  l’heure  présente, 
le  jugement  des  faits  anciens.  Ce  scrupule,  sauvegarde  ordinaire 
de  la  sagacité  des  historiens,  n’était  pas  trop  d’application  ici, 
où  il  s’agissait,  non  de  restituer  des  mœurs  ou  des  idées  évanouies, 
mais  d’apprécier  des  moyens  dont  la  valeur  est  permanente,  dans 
des  situations  qui  renaissent. 

Le  mémoire  n°  1  est  un  excellent  précis  qui  serait  utile  dans 
toute  école  et  non  pas  seulement  dans  l’enseignement  spécial.  Le 
mémoire  n°  3  est  une  attachante  lecture  pour  une  Académie  de 


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198  RAPPORT  SUR  LE  CONCOURS  POUR  LE  PRIX  RAYMOND. 

sciences  sociales  ;  il  a  surtout  pour  objet  l’économie  publique. 
Le  mémoire  n°  2  n’est  pas  sans  doute  l’histoire  de  la  Compagnie 
des  Indes,  mais  il  en  constitue  pour  la  première  fois  les  Archives. 

La  Société  des  Éludes  historiques,  comme  son  nom  l’indique, 
doit  surtout  provoquer  les  recherches,  la  découverte.  D’autres  parties 
de  l’histoire,  sans  lui  être  interdites,  sont  moins  spéciales  à  son 
objet.  De  ce  point  de  vue,  elle  apprécie  la  valeur  didactique  du 
mémoire  n°  I  et  la  portée  philosophique  du  mémoire  n”  3;  mais 
elle  considère  le  mémoire  n°  2  comme  le  travail  d’exploration 
qu’exigeait  l’état  de  la  science.  La  matière  était  nouvelle,  c’est  encore 
un  cahos;  mais  l’érudition,  comme  un  Hercule  minutieux,  l’a  traversé. 
Ce  déploiement  de  curiosité,  de  travail  et  de  patience,  n’efface  pas 
assez  le  mérite  des  autres  concurrents  pour  qu’il  soit  équitable  de 
lui  attribuer  le  prix  en  entier.  La  Société  des  Études  historiques 
décerne  à  l’auteur  de  ce  mémoire  la  moitié  du  prix,  c’est-à-dire 
une  médaille  de  500  francs  et  à  chacun  des  deux  autres  auteurs, 
une  médaille  de  250  francs. 

Le  premier  lauréat,  auteur  du  mémoire  n°  2,  est  M.  Claris 
de  la  Rive,  de  Dijon. 

L’auteur  du  mémoire  n°  1  est  M.  Doneaud  du  Plan,  bibliothécaire 
de  la  ville  de  Brest. 

L’auteur  du  mémoire  n°  3  est  M.  Louis  Fortoul,  de  Saint-Laurent 
(Basses-Alpes). 

J.  de  BOISJOSLIN. 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 


m 


UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

1685. 


Il  y  a  bien  près  de  deux  siècles,  le  14  mai  1688,  s’éteignait  à 
Paris,  dans  sa  soixante-huitième  année,  un  homme  autour  duquel 
s'était  fait  beaucoup  de  bruit  pendant  sa  vie  et  que  la  postérité  a 
bien  oublié,  Antoine  Furetière.  Peut-être  y  a-t-il  quelque  injustice 
dans  cet  oubli.  Sans  être  un  écrivain  de  premier  ordre,  Furetière 
avait  une  véritable  valeur  littéraire.  Il  possédait  surtout  beaucoup 
d’esprit  et  il  en  fit  une  prodigieuse  dépense  dans  la  série  trop 
longue  de  ses  démêlés  avec  l’Académie.  Par  ce  côté,  il  tient  à 
l’histoire  des  Lettres,  et  j’ai  voulu  reproduire  en  quelques  pages  le 
récit  de  ces  fameuses  querelles. 

Furetière  était  né  à  Paris  en  1620  d’une  bonne  famille  bourgeoise. 
Les  inimitiés  qui  le  poursuivirent  d’une  façon  implacable  ont 
essayé  d’incriminer  même  ses  modestes  origines,  en  le  traitant  de 
lils  de  laquais.  Voici  ce  qu’on  a  pu  recueillir  de  plus  certain  à  ce 
sujet.  La  mère  de  Furetière  avait  été  d’abord  mariée  à  un  apothi¬ 
caire  de  Paris.  Devenue  veuve,  elle  épousa  en  secondes  noces  un 
clerc  de  conseiller,  et  Furetière  naquit  de  cette  union.  Il  appartenait 
donc  à  cette  petite  bourgeoisie  au  sein  de  laquelle  il  n’était  pas 
rare  de  rencontrer  des  sujets  s’élevant,  grâce  aux  dons  naturels  et 
surtout  grâce  à  leur  travail,  jusqu’au  rang  des  savants  ou  des 
hommes  de  lettres  les  plus  distingués.  Il  en  fut  ainsi  de  Furetière. 

Sa  jeunesse  s’écoula  dans  des  travaux  de  diverse  nature.  Il 
s’adonna  d’abord  à  l’étude  de  la  jurisprudence.  11  se  fit  recevoir 
avocat  et  ne  travailla  pas  moins  le  droit  canon  que  le  droit  civil, 
bientôt,  il  fut  procureur  fiscal  à  l’abbaye  de  Saint  Germain  des  Prés. 
On  sait  que  le  procureur  fiscal  était  un  officier  exerçant  son  minis- 


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200 


UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 


tère  auprès  des  justices  seigneuriales,  et  dont  les  fonctions  consis¬ 
taient  surtout  à  veiller  aux  droits  du  seigneur  et  à  tous  les  objets 
d'intérêt  commun.  C’est  une  fonction  analogue  que  le  fiscal  (comme 
on  l’appelait  par  abréviation)  avait  à  remplir  à  l’abbaye  de  Saint 
Germain  des  Prés.  Furetière  obtint  quelque  temps  après,  à  titre 
de  bénéfice,  l’abbaye  de  Chalivoy,  située  dans  le  diocèse  de  Bourges 
et  du  prieuré  de  Chuines. 

Furetière  fut  reçu  à  l’âge  de  42  ans,  en  1662,  à  l’Académie 
française.  Quels  étaient  ses  titres  alors,  et  comment  y  fut-il  accueilli? 
Il  est  intéressant  de  le  rechercher. 

Toute  sa  vie  avait  été  laborieuse.  Indépendamment  de  quelques 
productions  poétiques,  dont  nous  parlerons  tout  à  l’heure,  il  avait 
consacré  beaucoup  de  temps  à  l’étude  de  la  linguistique.  Furetière 
était  lexicographe  par  vocation.  Dès  sa  première  jeunesse,  il  avait 
conçu  le  plan  d’un  Dictionnaire  universel,  et  les  matériaux  qu’il 
avait  amassés  pour  la  confection  de  cette  œuvre  colossale  étaient 
des  plus  considérables.  Il  a  raconté,  sans  avoir  été  jamais  démenti 
sur  ce  point,  que  les  notes  et  papiers  destinés  à  la  composition  de 
son  dictionnaire  remplissaient  quinze  caisses  d’une  dimension  et 
d’un  poids  énorme,  qui  avaient  été  vues  par  .un  très  grand  nombre 
de  personnes.  Il  est  certain  que  sa  jeunesse  et  son  âge  mûr  avaient 
été  voués  à  un  travail  opiniâtre.  Vers  1660,  il  entretenait  des 
relations  suivies  avec  la  plupart  des  hommes  de  lettres  de  celte 
époque.  Il  fréquentait  alors  la  société  de  Chapelle,  de  Molière,  de 
Boileau  et  de  La  Fontaine.  Ce  dernier  est  le  seul  qui  ne  lui  soit  pas 
resté  fidèle.  Dans  le  conflit  de  Furetière  avec  l’Académie,  La  Fon¬ 
taine  se  rangea  du  côté  de  ses  principaux  adversaires,  Charpentier 
et  Regnier-Desmarais.  Furetière,  blessé  au  cœur  de  ce  qu'il 
appelait  une  trahison,  ne  pardonna  jamais  à  La  Fontaine  et  le 
poursuivit  avec  une  regrettable  passion  dans  les  factums  qu’il 
publia  pour  sa  défense.  C’est  vers  1660,  c’est-à-dire  avant  son 
entrée  à  l’Académie,  que  Furetière  donna  au  public  les  Troubles 
du  Royaume  d’Eloquence,  ouvrage  allégorique  où  se  révélait 
l’homme  versé  dans  la  linguistique,  ce  qui  a  permis  de  dire  que 
l’Académie  avait  fait  en  sa  personne  une  excellente  acquisition. 

Quant  à  ses  poésies,  le  Recueil  qu’il  en  publia,  postérieurement 


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201 


UN  EXILÉ  DE  L'ACADEMIE. 

à  son  entrée  à  l’Académie,  montra  qu’avant  d’appartenir  à  ce  corps 
illustre,  il  s’était  essayé  dans  plus  d’un  genre.  J’ai  dit  les  amitiés 
que  ses  travaux  lui  avaient  values  :  à  celles  que  j’ai  déjà  indiquées 
il  en  faut  ajouter  une,  et  des  plus  précieuses,  celle  de  Racine,  qui 
survécut  à  toutes  les  disgrâces  de  Furetière  et  aux  attaques  dont  il 
fut  l’objet.  Au  reste,  leur  liaison  fut  particulièrement  intime,  et 
personne  n’ignora  que  Furetière  avait  eu  sa  part  dans  la  compo¬ 
sition  de  l’amusante  comédie  les  Plaideurs. 

Un  volume  de  poésies  de  M.  Furetier,  advocat  (c’est  ainsi  que  le 
désigne  le  Privilège),  parut  en  1664  à  Paris,  chez  Thomas  Joly,  au 
Palais,  en  la  salle  des  Merciers,  à  la  Palme  et  aux  armes  d’Hollande 
(sic). 

Ce  volume  contient  des  satires,  des  stances,  des  épigrammes,  des 
madrigaux,  des  épitaphes...  etc.  Les  satires  sont  au  nombre  de 
cinq  et  composent  certainement  la  partie  la  plus  importante  du 
volume.  Furetière  possédait  la  verve  satirique.  On  a  dit  quelquefois 
que  Regnier,  Linière  et  Furetière,  comme  poètes  satiriques,  avaient 
été  des  précurseurs  de  Boileau.  Le  mot  peut  paraître  exact  en  ce 
qui  concerne  Regnier,  qui  écrivait  ses  principales  pièces  vers  1603. 
Mais  Linière  était  le  contemporain  de  Boileau  :  il  est  vrai  que  ses 
satires  parurent  bien  avant  celles  de  Despréaux,  dont  les  premières 
ne  furent  publiées  qu’en  1660.  A  cette  date,  celles  de  Furetière 
étaient  déjà  connues  depuis  longtemps  et  elles  avaient  reçu  du 
public  un  tort  bon  accueil.  Bien  que  Furetière  et  Boileau  soient 
restés  étroitement  liés  toute  leur  vie,  il  y  avait  entre  eux  une 
ditférence  d’âge  considérable  :  Furetière  avait  seize  ans  de  plps 
que  l’auteur  de  l’art  poétique. 

Les  titres  des  cinq  satires  de  Furetière  sont  les  suivants  :  Les 
Marchands,  —  Le  déjeuner  d’un  Procureur  (à  M.  Pelisson,  secré¬ 
taire  du  Roy),  —  Le  jeu  de  boule  des  Procureurs,  —  Le  Médecin 
pédant,  —  Les  Poètes. 

Comme  spécimen  des  poésies  de  Furetière,  nous  nous  contente¬ 
rons  de  rappeler  le  début  de  sa  2*  satire,  et  l’une  de  ses  stances. 

La  2*  satire  est  adressée,  avons-nous  dit,  à  Pélisson.  Elle  débute 
ainsi  : 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

Qu’un  procez,  Pélisson,  est  une  eslrangc  beste  ! 

Qu’il  donne  de  chagrin  et  de  martel  en  teste  I 
Je  croy  que  désormais  j’aymeray  beaucoup  mieux 
Perdre,  que  de  poursuivre  un  droict  litigieux. 

.  Jusqu’ici  j’ai  vécu  sans  femme  et  sans  affaire, 

Sans  soucy  que  de  rire,  aymer,  faire  grand’chère, 

Et  sans  avoir  jamais  plaidé  d’autre  façon 
Qu’en  comptant  un  écot  contre  un  maistre  garçon. 

Mais  las  !  J’ay  bien  connu  qu’on  plaidait  d’autre  sorte . 

Et  que  mon  Procureur  (le  grand  diable  l’emporte  !) 

S’est  trouvé  moins  facile  encore  à  contenler 
Lorsque  sur  son  mémoire  il  m’a  fallu  compter. 

J’ai  payé,  grâce  à  Dieu,  je  suis  hors  de  sa  patte 
Sans  me  voir  en  danger,  ayant  la  bourse  platte, 

D’avoir  encore  affaire  aux  supposts  de  Thémis  : 

Nous  voilà  quitte  à  quitte  et  non  pas  bons  amis. 

Parmi  les  stances,  il  est  un  morceau  qui  porte  cette  suscription  : 

A  Mn*  Ch *,  sur  son  dessein  d9  aller  demeurer  en  Suède. 

Allez,  belle  insensible,  allez 
Habiter  des  climats  gelés. 

Le  froid  du  Nord  qui  vous  menace 
Ne  doit  pas  rompre  ce  dessein  : 

Vous  y  trouverez  moins  de  glace 
Que  vous  n’en  portez  dans  le  sein. 

Si  le  bagage  de  Furetière  pour  entrer  à  l'Académie  était  léger,  il 
faut  reconnaître  qu'il  en  fut  de  même  pour  bien  d’autres  que  lui, 
et  que  la  docte  Compagnie,  à  cette  époque,  ne  comptait  pas  que 
des  grands  hommes  parmi  ses  recrues. 

Elle  avait  alors,  en  1662,  à  peine  une  trentaine  d’années  d’exis¬ 
tence.  Dès  1630,  Conrart  (l’homme  au  silence  prudent)  réunissait 
chez  lui  quelques  lettrés,  parmi  lesquels,  Gombault,  Godeau, 
Chapelain.  On  peut  dire  que  cette  réunion  fut  le  noyau  de  l’Aca¬ 
démie.  Richelieu  la  fonda  en  1635,  pour  fixer  et  polir  la  langue. 
Son  organisation,  dont  les  principaux  éléments  subsistent  encore, 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

lomporta  trois  offices  de  dignitaires  :  le  Directeur,  le  Chancelier 
;hargé  des  sceaux,  l’un  et  l’autre  souvent  renouvelés,  et  le 
secrétaire  perpétuel,  comme  aujourd’hui.  Le  Parlement  enregistra, 
ion  sans  quelque  humeur,  les  Lettres  du  Roi  par  lesquelles  le 
Cardinal  constituait  l’Académie  ;  il  mit  à  l’enregistrement  cette 
îondition  :  «  que  ceux  de  la  dite  Compagnie  ne  connaîtront  que 
*  de  l’ornement,  l’embellissement  et  augmentation  de  la  langue  » 
xnnme  si  le  Parlement  eût  craint  de  voir  se  dresser  à  côté  de  lui 
une  juridiction  pouvant  être  appelée  à  statuer  sur  ce  qui  touche  à 
toutes  les  choses  de  l’esprit. 

Fixer,  polir  la  langue,  telle  était  donc,  telle  est  encore,  semble-t-il, 
la  mission  de  l’Académie  française.  Elle  constitue  bien  le  grand 
Conseil 

Quem  penès  arbitrium  est  et  jus  et  norma  loquendi. 

(Horace,  art.  poét.). 

Faire  un  Dictionnaire  de  la  langue  française  était  donc  l’une  de 
ses  premières  attributions.  Elle  le  comprit  et  se  mit  à  l’œuvre.  Ce 
monument  que  l’Académie  élève  à  notre  langue,  il  y  a  bien  long¬ 
temps  qu’elle  en  a  commencé  l’édification  et  elle  doit  la  poursuivre 
longtemps  encore,  si  nous  en  croyons  les  supputations  piquantes 
de  l’un  de  nos  plus  célèbres  immortels,  M.  Renan.  Festina  lente, 
telle  a  été  la  devise  de  la  Commission  du  dictionnaire.  La  première 
édition,  vivement  attendue,  ne  parut  qu'en  1794,  en  2  volumes 
in-f\  auxquels  Vaugelas  eut  la  plus  grande  part.  Dans  le  premier 
tiers  de  ce  siècle,  je  me  le  rappelle,  car  ce  fut  presque  un  événe¬ 
ment,  en  1835  parut  une  6'  édition*. 

S’il  pouvait  y  avoir  un  Dictionnaire  définitif  de  l’Académie,  et 
s’il  était  vrai  que  le  public  le  désirât  impatiemment,  cette  impatience 
s’accommoderait  mal  de  la  perspective  qu’on  nous  présente,  une 
attente  de  bon  nombre  de  siècles,  nécessaires,  affirme-t-on,  pour 
arriver  au  couronnement  de  l’édifice. 

Furetière  prétendit  marcher  plus  vite.  Avait-il  tort?  Dans  tous 
les  cas,  a-t-il  marché  sur  les  brisées  de  l’Académie  ?  Comment 
enfin  le  débat  s’éleva-t-il  pour  aboutir  à  l’expulsion  de  Furetière, 
23  ans  après  la  prise  de  possession  de  son  fauteuil  ? 


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204  UN  EXILÉ  DE  L'ACADÉMIE. 

Nous  examinerons  ces  questions  en  peu  de  mots. 

Un  point  certain,  c’est  que,  depuis  bien  des  années,  Fi'RETitRE 
travaillait  à  son  Dictionnaire  universel.  La  première  révélation 
qu’il  en  fit  au  monde  savant  eut  lieu  en  1684  par  la  publication 
d’un  volume  in-8°  intitulé  :  Essai  de  Dictionnaire  universel.  Le 
Dictionnaire  lui-même  ne  devait  paraître  que  six  ans  plus  tan!, 
après  la  mort  de  Furetière  en  1690.  Deux  éditions  virent  le  jours 
Rotterdam.  Ajoutons,  pour  épuiser  l’histoire  de  l’œuvre,  qu’en 
172o,  à  Amsterdam,  parut  une  nouvelle  édition  en  4  volumes  in-l\ 
C’est  encore  l’ouvrage  de  Furetière,  mais  agrandi,  développé  par 
les  travaux  de  quelques  savants,  parmi  lesquels  Basnage  de  Beauvai. 
qu’il  ne  faut  pas  confondre  avec  son  frère,  le  jurisconsulte  normand. 
Mais,  dès  1704,  à  Trévoux  (Ain)  avait  paru,  sorti  de  la  célèbre 
imprimerie  des  Jésuites  fondée  en  1701,  ce  même  Dictionnaire 
universel  d’où  le  nom  de  Furetièue  a  disparu  et  qui,  sous  le  titre 
de  Dictionnaire  de  Trévoux,  conserva,  jusqu’à  nos  jours  et  jusqu’au'; 
remarquables  travaux  de  nos  modernes  lexicographes,  une  véritable 
célébrité. 

En  1684,  l’apparition  de  l’Essai  de  Dictionnaire  universel  fut 
le  signal  d’une  véritable  croisade,  menée  par  quelques  membre? 
impétueux  de  l’Académie,  contre  le  malencontreux  confrère  qui 
venait  ainsi  les  troubler  dans  leur  œuvre  de  sage  et  lento 
codification. 

On  peut  sourire  aujourd’hui  de  l’ardeur  belliqueuse  qui  fut 
déployée  dans  le  combat  entre  le  corps  et  l’un  de  ses  membres: 
mais  celui-ci  eut  à  subir  une  véritable  persécution  ;  et  les  dernières 
années  de  sa  vie  furent  empoisonnées  par  les  amertumes  de  cette 
lutte. 

Il  ne  serait  pas  juste  de  croire  que  l’Académie  entière  prit  parti 
contre  le  publicateur  de  YEssai.  Mais  plusieurs,  notamment 
Charpentier,  alors  Directeur,  et  Regnicr-Desmarais  qui  le  fut 
depuis,  prétendaient  exiger  de  Furetière  le  sacrifice  de  son  travail 
personnel  et  le  poursuivirent  avec  le  plus  implacable  acharnement. 
Ils  soutinrent  qu’il  n’avait  obtenu  son  privilège,  pour  l’impression 
de  son  Essai,  que  sur  un  faux  exposé  ;  qu’il  s’attribuait  privalive- 
ment  des  travaux  faits  en  commun  par  l’Académie  ;  que  c’était  là 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE.  203 

un  plagiat,  un  vol  littéraire,  et  ils  lui  intentèrent  un  procès  devant 
le  Conseil  privé  du  Roi. 

Ici  nous  entrons  dans  une  brève  analyse  des  pièces  et  des  docu¬ 
ments  authentiques  de  ce  singulier  procès. 

Singulier,  en  efTet  !  —  car  si  quelque  chose  semble  devoir 
appartenir  au  domaine  public,  n’est-ce  pas  l’ensemble  des  mots  qui 
composent  la  langue  ?  Pourquoi  un  auteur  isolé  ne  pourrait-il 
concevoir  et  réaliser  le  plan  d’un  Dictionnaire,  c’est-à-dire,  d’après 
la  définition  généralement  reçue,  d’un  Recueil  de  tous  les  mots 
(Fune  langue,  accompagnés  de  leur  explication  et  rangés  dans  un 
certain  ordre  (alphabétique  ou  méthodique),  le  plus  souvent  dans 
l’ordre  alphabétique  ?  Ce  champ  n’est-il  pas  ouvert  à  tout  le 
monde  ?  Au  surplus,  précisons  bien  ce  que  fut  l’attaque  et  ce  que 
fut  la  défense. 

Vingt-deux  ou  vingt-trois  ans  s’étaient  écoulés  depuis  que 
Furetière  était  entré  à  l’Académie,  sans  dissimuler,  au  moment  où 
il  y  entra,  quelle  était  sa  principale  occupation.  Son  objectif  était 
une  sorte  d’Encyclopédie  où  tous  les  mots  de  la  langue  devaient 
être  recueillis,  définis  et  expliqués,  non  seulement  au  point  de  vue 
de  leur  valeur  et  de  leur  emploi  dans  le  langage  ordinaire,  mais 
encore  dans  leurs  rapports  avec  les  Sciences,  les  Arts  et  l’Industrie. 
Le  cadre  était  bien  vaste,  trop  vaste  peut-être  ;  mais  par  son 
ampleur  même,  il  devait,  semble-t-il,  échapper  au  soupçon  d’une 
concurrence  avec  le  Dictionnaire  de  l’Académie. 

Il  n’en  fut  pas  ainsi  cependant.  Un  groupe  considérable,  excité 
surtout  par  Charpentier,  nous  venons  de  le  dire,  prétendit  que 
FuRETifcRE  dépouillait  le  Corps,  à  son  profit  personnel,  du  résultat 
des  travaux  faits  en  commun  et,  dès  l’année  1684,  entama  contre 
lui  la  procédure.  Des  tentatives  d’accommodement  n’aboutirent 
pas.  Furetière  a  expliqué  comment  l’Académie  entendait  transiger. 

«  Tout  l’accommodement,  dit-il,  que  m’ont  proposé  ces  Messieurs 
a  été  que  j’allasse  leur  demander  pardon  ventre  à  terre  et  leur 
sacrifier  mon  Dictionnaire  pour  en  faire  ce  qu’il  leur  plairait  ;  que 
j’offrisse  de  retrancher  tous  les  mots  communs  de  la  langue,  les 
définitions,  les  figures  et  les  proverbes  suivant  le  jugement  de 
leurs  Commissaires,  voulant  bien  m’en  laisser  par  aumône  quelques 


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206  UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE, 

uns  qui  seraient  douteux...  n  —  et  ailleurs  :  «  Ils  souliennent  que 
je  ne  suis  partie  capable  d’avoir  une  contestation  avec  eux,  parce 
que,  disent-ils,  un  Corps  ne  doit  pas  plaider  contre  un  de  se? 
Membres,  mais  être  son  juge  ;  comme  si  un  Chanoine  ne  plaidait  pa? 
contre  son  Chapitre,  un  Moine  contre  son  Abbé,  un  Marchand 
contre  sa  Communauté,  un  Habitant  contre  toute  une  Ville.  Pas 
un  de  ces  Corps  a-t-il  droit  de  juger  aucun  de  sa  compagnie?  V 
faut-il  pas  qu’un  Chapitre  s’adresse  à  son  Official,  que  les  Commu- , 
nautés  s’adressent  aux  juges  ordinaires  pour  leur  faire  plainte  de? 
actions  de  ceux  dont  ils  blâment  la  conduite  ?  Ces  Messieurs 
veulent,  tout  au  contraire,  être  Juges  souverains  tant  de  la  personne 
que  des  ouvrages  de  tous  les  Académiciens.  » 

L’Académie  n’avait  pas  voulu  seulement  interdire,  exiler  FuRETitia: 
elle  allait  jusqu’à  prétendre  pourvoir  à  son  remplacement,  de  son 
vivant  ;  mais  le  roi  Louis  XIV  ne  se  prêta  pas  à  cette  dernière 
exigence.  En  principe,  un  siège  à  l’Académie  ne  devient  vacant 
que  par  le  décès  du  titulaire.  Ce  principe  parut  inspirer  la  décision 
royale. 

11  fallut  donc  attendre  la  mort  de  Furetière,  événement  qui  ne 
tarda  guère  à  se  produire.  11  meurt,  le  16  mai  1688.  Le  12  juillet, 
on  procède  à  l’installation  de  son  successeur. 

Quel  est  ce  nouvel  élu  ?  C’est  un  sieur  de  la  Chappelle,  Conseiller 
du  Roi,  Receveur  général  des  Finances  de  la  Rochelle,  qui  dut 
surtout  sa  nomination  au  crédit  du  Prince  de  Conty  dont  il  était  le 
Secrétaire.  De  la  Chapelle,  auteur  dramatique,  avait  fait  représenter 
quelques  tragédies  dont  on  ne  se  rappelle  plus  que  les  noms 
Zaïde  —  Cléopâtre  —  Ajax  —  Téléphonie.  On  lui  doit  en  outre  de? 
imitations  de  Catulle  et  de  Tibulle. 

Son  discours  de  réception  était,  il  faut  en  convenir,  embarrassant. 
Il  s’en  tira  avec  assez  d’habileté.  Après  avoir  constaté,  pour  flatter 
son  auditoire,  ce  qu’il  appelait  l’état  florissant  de  la  Compagnie,  il 
continua  en  ces  termes  : 

«  Après  tout,  quelque  esclatant  que  soit  l’estât  où  se  voit 
aujourd’huy  l’Académie,  souffrez  que  je  vous  rappelle  avec  quelque 
plaisir  celuy  où  elle  estait  en  naissant  ;  souffrez  que  je  vous  fasse 
souvenir  de  ces  premiers  temps,  dont  vostre  histoire  a  fait  une  si 


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20? 


UN  EXILÉ  DÉ  L'ACADÉMIE, 
agréable  peinture.  Temps  heureux  où  l’estime  réciproque,  l’amitié 
désintéressée,  l’estroite  union  des  cœurs  faisaient  le  principal 
ornement  de  l’Académie  ! 

«  Alors,  continue  de  la  Chapelle,  nulle  infidélité  n’avait  encore 
obligé  l’Académie  à  retrancher  aucun  de  ses  membres ,  et  nul  autre 
avant  moy,  en  prenant  sa  place  parmi  vous,  n’avait  esté  réduit 
à  déplorer  les  égarements  de  son  prédécesseur,  au, lieu  de  donner 
des  louanges  à  son  mérite  et  des  pleurs  à  sa  mémoire.  Alors  un 
niesine  esprit  animait  tous  les  membres  de  ce  grand  Corps,  un  mesme 
cœur  les  faisait  mouvoir  ;  nulle  intrigue  secrette,  nulle  crainte, 
nulle  défiance,  nulle  jalousie  ne  les  divisait.  Chacun  regardait 
les  intérêts  des  autres  comme  les  siens  propres,  et  les  affaires 
de  chaque  particulier  devenaient  celles  de  tout  le  Corps.  »  C’était 
l’âge  d’or  de  l’Académie. 

Après  le  discours  du  récipiendaire,  vint  le  tour  de  Charpentier 
de  parler,  en  qualité  de  directeur,  chargé  de  lui  répondre.  Vous 
allez  juger  comment  il  le  fit,  avec  quelle  morgue,  avec  quelle  âpreté. 
La  mort  de  Furetière  n’avait  pu  le  désarmer,  et,  contre  la  mémoire 
de  cet  ancien  confrère,  il  fulmina  un  violent  réquisitoire. 

Vous  connaissez  déjà,  par  leur  simple  énoncé,  les  travaux  de 
Furetière.  Quant  au  gros  Charpentier,  comme  l’appelait  Boileau, 
qui  ne  lui  a  pas  épargné  les  coups  de  férule,  il  n’a  pas  laissé  un 
grand  nom  dans  l’histoire  littéraire.  Cependant,  il  écrivit  la  vie 
de  Socrate  et  donna  une  traduction  de  la  Cyropédie  de  Xénophon. 
11  fut  directeur,  puis  doyen  de  l’Académie  et  mourut,  dans  un  âge 
assez  avancé,  en  1702. 

Voici  les  principaux  passages,  relatifs  à  Furetière,  dont  il  affecla 
de  ne  jamais  prononcer  le  nom,  tirés  de  la  harangue  que  fit  Char¬ 
pentier  en  réponse  au  discours  de  réception  de  de  la  Chapelle. 

«  Cette  affaire  a  trop  esclaté  pour  n’en  rien  dire  aujourdhuy. 
N’attendez  pas  toutefois,  Monsieur,  que  je  vous  fasse  un  long  récit 
de  la  conduite  odieuse  de  cet  Académicien,  qui,  succombant  à  la 
violence  d’une  ambition  déréglée  et  à  la  tentation  d’un  intérêt 
sordide,  avait  projeté  de  s’attribuer  à  luy  seul  le  travail  de  toule 
la  Compagnie.  Les  circonstances  de  son  action  sont  trop  publiques 
pour  avoir  besoin  que  je  vous  en  entretienne  ;  mais  je  dois  vous 


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208 


UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE, 
informer  pourquoy,  ayant  esté  interdit  il  y  a  plus  de  trois  ans, 
il  arrive  néanmoins  que  ce  n’est  qu’en  ce  jour  que  l’Académie  pour¬ 
voit  à  sa  place,  et  que  celles  de  deux  Académiciens  décédez  depuis 
son  exclusion  ayent  été  remplies,  la  sienne  demeurant  toujours 
vacante.  Et  je  crois  eslre  d’autant  plus  obligé  de  vous  en  informer, 
que  de  là  vous  pourrez  tirer  un  nouveau  sujet  d’admirer  la  prudence 
de  Louis-le-Grand  et  le  bonheur  de  l’Académie. 

»  Je  ne  vous  dirai  donc  point  que,  s’estant  préparé  depuis  long¬ 
temps  à  ce  dessein,  il  fut  assez  malheureux  pour  trouver  quelque 
ouverture  à  l’exécuter,  et  qu’il  obtint  par  surprise  une  permission 
d’imprimer  ce  qui  n’estait  pas  à  luy.  Mais  ayant  bien  prévu  que  feu 
M.  le  Chancelier  1  ne  souffrirait  pas  qu’il  eût  abusé  de  la  religion  du 
sceau,  il  précipita  la  publication  de  certains  Essais  d'un  Dictionnaire 
universel,  pour  faire  regretter,  du  moins  aux  esprits  crédules, 
l'inexécution  de  son  dessein  chimérique,  à  qui  il  donna  le  titre 
fastueux  d’Encyclopédie.  Les  ignorances  grossières  et  les  inepties 
qui  se  rencontrent  dans  le  peu  qu’il  en  a  fait  imprimer  de  son  vivant, 
ne  l’ont  que  trop  convaincu  de  son  incapacité,  et  ont  donné  lieu 
de  dire  que  cet  ouvrage  ne  vaudrait  rien  ou  qu’il  ne  serait  pas  de  luy; 
et  c’est  ce  qui  se  vérifiera  quand  l’édition  qui  s’en  fait  hors  du 
royaume,  à  ce  qu’on  dit,  sera  devenue  publique...  —  D’autres,  plus 
habiles,  y  mettront  la  main.  Le  libraire  n’y  laissera  son  nom  que  pour 
profiter  du  bruit  qu’il  a  fait  dans  le  monde  par  son  infidélité  envers 
l’Académie  française...  —  Il  a  mis  à  la  tête  de  ces  Essais  une  épitre 
dédicatoire  au  Roy  et  un  advertissement  au  lecteur  qui  ne  peuvent 
passer  que  pour  de  sanglantes  satyres  contre  l’Académie...  —  Elle 
y  a  mis  pourtant  beaucoup  de  longanimité  et  de  patience,  prêle 
à  lui  pardonner  s’il  montrait  quelque  repentir.  M.  le  Premier  Pré¬ 
sident  du  parlement  (c’était  ISicolas  Potier  de  Novion)  qui  devint 
directeur  de  l’Académie  à  la  manière  ordinaire,  voulut  aussi  tenter 
de  le  réduire  par  la  douceur,  mais  inutilement.  Que  pouvait  donc 
faire  l’Académie  contre  un  aggresseur  si  dangereux  et  qui  refusait 
toute  sorte  d’accommodement,  sinon  de  ne  vouloir  plus  avoir  de 
commerce  avec  luy  ?  C’est  ce  qui  servit  de  fondement  à  la  délibéra- 

(1)  Michel  Le  Tcllier,  mort  le  30  octobre  1G83. 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE.  209 

lion  du  22e  janvier  1685,  où  cette  Compagnie,  assemblée  dans  toute 
la  rigueur  de  ses  formes,  prit  enfin  la  résolution  de  l’interdire  de 
tous  ses  exercices,  selon  le  pouvoir  qui  lui  est  attribué  par  ses  Statuts, 
quand  un  des  Académiciens  fait  un  acte  indigne  d'un  homme 
d'honneur.  (Art.  27.  Si  un  Académicien  fait  un  acte  indigne  d’un 
homme  d’honneur,  il  sera  interdit  ou  destitué  selon  l’importance 
de  la  faute).  —  La  Compagnie  ne  manqua  pas  de  rendre  compte 
au  Roy,  son  auguste  protecteur,  de  ce  qu’elle  avait  fait  et  de  demander 
permission  à  S.  M.  de  nommer  un  nouvel  Académicien  à  la  place 
de  celuy  qui  s’en  estait  rendu  si  indigne...  —  Mais  le  Roy  ne  fit  pas 
de  réponse  à  l’Académie  sur  sa  dernière  demande. 

»  Au  lieu  de  profiter  d’une  si  heureuse  circonstance,  il  a  soutenu 
son  action  avec  des  satyres  et  des  factums  infâmes...  et  montré 
que  l’Académie  avait  nourri,  22  ans  durant  dans  son  sein,  un  serpent 
qu’elle  ne  connaissait  pas  et  dont  elle  ne  s’est  deffaite  que  trop  tard. 

»  Quant  aux  réflexions  différentes  que  cet  événement  a  fait  naître 
dans  le  public,  sans  en  excepter  mesme  cette  maligne  joye  qui 
s’est  répandue  de  tous  costés  à  la  lecture  de  tant  de  médisances, 
l’Académie  n’en  a  conçu  ny  chagrin  ny  inquiétude...  —  Le  moyen 
qu’une  Compagnie  établie  sur  le  mérite  de  l’esprit  soit  sans  ennemis 
ou  du  moins  sans  jaloux!...  —  Après  cela,  il  ne  faut  pas  s’étonner 
si  notre  adversaire  a  trouvé  tant  de  gens  qui  ont  applaudi  à  ses 
satyres  et  à  ses  factums  scandaleux.  C’est  le  mérite  de  l’Académie 
qui  luv  a  donné  du  nom.  On  l’a  regardé  comme  un  homme  extra¬ 
ordinaire  parce  qu’il  a  eu  la  hardiesse  de  s'élever  contre  une  Com¬ 
pagnie  si  illustre.  Ainsi  tous  les  grands  coupables  se  sont  rendus 
célèbres  par  leurs  propres  crimes;  et  l’antiquité  aurait  laissé  périr 
les  noms  d’Anytus  et  de  Mélitus  parmi  la  vile  populace  d’Athènes, 
s’ils  n’avaient  été  les  accusateurs  de  Socrate.  * 

En  formulant  cette  accusation  posthume  et  si  véhémente,  Char¬ 
pentier  ne  faisait  que  rééditer  les  griefs  qu’il  avait  accumulés  contre 
Furetière  en  1685  et  1686,  dans  les  procès  dirigés  contre  lui,  soit 
devant  le  Conseil  privé  du  Roi,  soit  devant  le  Châtelet  de  Paris. 
II  est  temps  de  prêter  l’oreille  à  quelques  uns  des  moyens  de  défense 
invoqués  par  l’accusé,  dans  des  factums  ou  placets  que  Charpentier 
quajiflait  de  libelles  diffamatoires.  Ils  ont  été  recueillis  après  la  mort 

mai-juin  1888.  14 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

de  Furetière  el  ont  fait  l’objet  d’une  publication  en  2  volumes  in-12, 
parue  seulement  en  1694.  C’est  ce  recueil  que  M.  Asselineau  a 
réédité  en  1859,  en  revendiquant  pour  Furetière  l’équitable  jugement 
de  la  postérité.  J’ai  trouvé  dans  la  publication  de  M.  Asselineau 
des  renseignements  précieux. 

Le  système  de  défense  de  Furetière  peut  se  résumer  à  peu  près 
ainsi.  On  l’accusait  de  plagiat,  de  vol  littéraire,  de  concurrence 
faite  au  Dictionnaire  de  l’Académie,  de  ce  qu’on  pourrait  appeler, 
suivant  le  langage  judiciaire  de  nos  jours,  une  concurrence  déloyale. 
Or,  disait-il  à  ses  adversaires,  toute  ma  justification  est  dans  le 
parallèle  à  faire  entre  l’œuvre  l’académique  et  mon  oeuvre  per¬ 
sonnelle. 

*  Tant  s’en  faut  que  mon  Dictionnaire  universel  fasse  tort  à  celui 
de  l’Académie,  qu’au  contraire  il  lui  fera  honneur.  Elle  donnera 
deux  dictionnaires  au  lieu  d’un;  celui-ci  ne  sera  que  le  précurseur 
de  l’autre  qu’elle  n'est  pas  en  état  de  donner  si  tôt.  Elle  y  insérera 
sans  doute,  avant  que  de  l’achever,  la  meilleure  partie  de  celui-ci, 
sans  que  j’en  aye  la  même  jalousie  qu’elle  a  maintenant  contre  moy. 
Le  public  jouira  de  la  réalité  de  celui-ci  et  de  l’espérance  de  l’autre. 

*  Cependant,  de  la  manière  que  ces  Messieurs  crient  contre  mon 
ouvrage,  il  semble  que  je  sois  un  sacrilège  qui  a  volé  le  trésor 
de  Saint-Denis,  quoy  qu’il  ne  s’agisse  que  de  quelques  phrases 
communes  et  proverbiales. 

»  Mais  pour  détromper  le  public  une  bonne  fois,  je  déclare  que 
je  n’ay  rien  emprunté  d’eux  :  s’il  se  trouve  quelque  chose  de  semblable, 
je  leur  montrerai  que  je  l’ay  pris  dans  le  Calepin ,  Nicot,  Mon et 
et  autres  dictionnaires  précédents,  où  ils  l’ont  puisé  eux-mêmes. 
Aussi  est-il  vraysemblable  que  celui  qui  leur  apprend  ce  que  c’est 
que  :  l’eau  forte,  l’eau  ardente,  l’eau  stygienne,  l’eau  seconde,  l’eau 
régale  ou  de  départ,  l’eau  impériale,  l’eau  des  deux  champions, 
l’eau  de  la  reine  d’Hongrie,  l’eau  styptique,  etc...,  n’a  pas  été  réduit 
à  la  misère  de  leur  aller  voler  l’eau  de  rivière,  l’eau  de  puits,  l’eau 
de  mer,  l’eau  chaude,  l’eau  froide,  etc.,  qui  sont  pourtant  les  phrases 
qu’ils  revendiquent  avec  tant  de  bruit.  Il  n’est  pas  non  plus  vray¬ 
semblable  qu’après  leur  avoir  appris  ce  que  c’est  que  :  bois  enétaut, 
bois  gisant,  bois  d’entrée,  bois  vif,  bois  mort,  mort  bois,  bois 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

en  grume,  bois  pelard,  bois  chablis,  bois  encroûé,  bois  roulé,  bois 
tranché,  bois  mouliné,  bois  charmé,  bois  de  touche,  bois  marmen¬ 
teaux  (et  plus  de  vingt  autres  sortes  d’acceptions  du  mot  bois 
qu’il  énumère)  je  leur  aye  volé  :  jambe  de  bois,  meubles  de  bois, 
vove  de  bois,  mots  communs  qu’ils  prétendent  leur  appartenir. 
Je  pourrais  citer  une  infinité  d'exemples  semblables.  » 

. «  Je  défie  ces  Messiesrs  de  me  montrer  en  tout  leur  diction¬ 
naire  deux  douzaines  de  phrases  qu’ils  puissent  dire  leur  appartenir 
en  propre,  et  ne  se  point  trouver  dans  les  autres  dictionnaires. 
Je  les  défie  de  montrer  douze  décisions  qu’ils  ayent  faites  et  qui 
ne  soient  point  dans  Vaugelas,  Ménage  et  autres  auteurs  qui  ont 
écrit  sur  la  langue.  Ils  n’ont  rien  à  eux,  que  cette  prétendue  autorité 
dont  ils  se  vantent,  de  déclarer  le  bon  usage  des  mots  dont  ils  font 
le  catalogue.  Que  peut-on  donc  leur  avoir  volé  ?  » 

C’était  là  de  la  bonne  discussion.  Malheureusement,  de  part  et 
d’autre,  la  querelle  s’envenima  et  l’on  ne  disputa  pas  toujours 
sur  ce  ton. 

Charpentier  répondit  aux  factums  de  Furetièrc  par  les  plus 
grossières  injures.  Avec  une  crudité  d’image  et  de  style  que  ne  sauve 
pas  même  l’emploi  du  latin,  il  imprima  que  le  Corps  académique 
s’était  soulagé  en  se  débarrassant  de  Furetière  :  ab  expulso  corporis 
sanitas.  Cette  devise  accompagnait  un  dessin  emblématique  que 
le  Directeur  de  l’Académie  ne  rougit  pas  d’exposer  aux  yeux  du  public. 

Furetière  répliqua  par  de  sanglantes  ironies,  mais  sans  aller 
jusqu’à  souiller  sa  plume.  L’une  des  plus  mordantes  épigrammes 
qu’il  décocha  contre  son  adversaire  est  celle-ci  : 

Charpentier  se  vante  d’avoir 
Et  bonne  gueule  et  bonne  plume 
Qui  me  meltront  au  désespoir 
Par  quelque  injurieux  volume. 

J’appréhende  et  non  sans  raison 
Cette  gueule  de  harangère  ; 

Sa  plume  ne  m’étonne  guère  : 

Ce  n’est  qu’une  plume  d’oyson. 

11  invoqua  des  moyens  de  défense  plus  sérieux.  Nous  en  avons 
déjà  fait  connaître  quelques  uns,  notamment  son  principal  argument 


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212 


UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

qui  consistait  dans  le  parallèle  à  faire  entre  le  dictionnaire  de 
l’Académie  et  le  sien. 

Les  trois  dernières  années  de  sa  vie  furent  remplies  par  les  amer¬ 
tumes  de  ce  procès  et  par  les  soins  de  sa  défense. 

Dans  sa  requête,  adressée  au  Roy  en  son  Conseil,  il  s’exprimait 
ainsi  : 

Sire, 

«  Antoine  Furetière,  abbé  de  Chalivoy,  remontre  très  humblement 
à  V.  M.  qu’il  a  composé  un  Dictionnaire  universel  de  tous  les  arts 
et  sciences.  C’est  un  ouvrage  d’un  prodigieux  travail  compris  en 
quatre  gros  volumes  in-f°  qui  a  esté  ardemment  souhaité  de  toutes 
les  personnes  de  lettres  et  que  personne  n’a  osé  entreprendre  en 
quelque  langue  que  ce  soit.  Mais  lorsqu’il  a  esté  sur  le  point  de 
recueillir  le  fruit  de  son  travail,  il  a  esté  traversé  dans  son  dessein 
par  l’envie  et  la  jalousie  d’un  petit  nombre  de  personnes  qui  forment 
la  partie  la  moins  considérable  de  l’Académie  française,  qui,  sous 
son  nom  collectif  qu’ils  ont  emprunté,  ont  donné  Requête  au  Conseil 
le  30  janvier  1685  afin  de  faire  rapporter  le  privilège  obtenu  par 
le  suppliant  le  24  août  précédent,  dans  les  formes  ordinaires,  pour 
le  faire  imprimer...  » 

En  même  temps  qu’il  s’adressait  au  roi,  Furetière  essayait  d'in¬ 
téresser  à  sa  cause  le  Chancelier  Louis  Boucherat,  qui  avait  reçu 
les  sceaux  le  1er  novembre  1685,  à  la  mort  de  Michel  Letellier. 
Au  cours  des  années  1686  et  1687  Furetière  écrivit  au  Chancelier 
de  nombreuses  lettres  où  s’exhalent  ses  plaintes  dans  des  termes 
quelquefois  fort  touchants.  L’une  d’elles,  du  15  mai  1687,  se  termine 
par  cette  signature  :  Furetière  protomartyr  du  Parnasse.  On  y  lit 
ce  qui  suit  :  «c  Je  commence  ce  dernier  écrit,  Monseigneur,  par  de 
très  humbles  remerciements  de  la  justice  que  vous  m’avez  rendue 
en  nommant  des  commissaires  pour  examiner  mon  ouvrage  et  le 
conférer  avec  celui  de  mes  parties.  »  —  Dans  une  autre  :  «  ...  Quant 
au  différend  que  j’ay  contre  l’Académie  pour  mon  injuste  expulsion, 
je  sçay  que  vous  l’avez  condamnée  publiquement.  Cependant  il  y  a 
plus  de  deux  ans  qu’on  m’a  fait  un  affront  dont  je  ne  puis  avoir 
justice,  parce  qu’on  me  ferme  les  portes  de  tous  les  tribunaux. 
Je  vous  conjure  de  me  juger  ou  de  me  laisser  pourvoir  devant 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

les  juges  ordinaires,  afin  que  je  ne  sois  pas  le  seul  des  sujets  du 
Roy  qui  ne  puisse  obtenir  justice  dans  un  si  heureux  règne... 
Après  quoy,  j’attendrai  patiemment  la  mort  que  me  donnera  bientôt 
le  chagrin.  » 

Le  pauvre  Furetière  eut  beau  faire  et  beau  dire.  Devant  le  Conseil 
privé  du  Roy  il  perdit  son  procès,  ainsi  que  le  prouve  l’arrêt  dont 
voici  le  texte  : 

«  Oüy  le  rapport  du  sr  le  Boulanger  d’Hacqueville,  conseiller 
du  Roy  en  ses  Conseils,  maître  des  Requêtes  ordinaire  de  son  hôtel, 
commissaire  à  ce  député,  et  tout  considéré,  le  Roy  en  son  Conseil, 
faisant  droit  sur  les  Requêtes  respectives,  de  l’avis  de  M.  le  Chancelier, 
a  ordonné  et  ordonne  que  le  privilège  obtenu  par  l’abbé  Furetière, 
le  14  août  1684,  sera  rapporté  et  iceluy  rayé  tant  sur  le  Registre 
des  grands  Audianciers  de  France,  que  sur  celuy  de  la  Communauté 
des  Libraires  de  Paris,  avec  défense  audit  Furetière  de  s’en  servir; 
et  que  les  Essais,  Epitre  dédicatoire  seront  supprimés;  défenses 
à  tous  les  Libraires  de  les  imprimer,  vendre  ou  débiter,  à  peine 
de  6,000  livres  d’amende,  dépens,  dommages-intérêts.  » 

Dans  sa  disgrâce,  l’exilé  de  l’Académie  eut  quelques  motifs  de 
consolation.  D’abord,  son  siège  Testa  vide,  et  le  roi  se  refusa  toujours 
à  permettre  que  l’Académie  pourvût  à  son  remplacement,  tant  qu’il 
vécut.  En  outre,  les  membres  de  la  Compagnie  qui  en  faisaient 
le  principal  ornement,  ne  s’associèrent  pas  aux  persécutions  dont 
il  fut  l’objet.  Dans  ses  écrits,  Furetière  le  constate  avec  joie  : 
«  Je  n’ai  point  l’Académie  entière  pour  partie  adverse,  mais  seule¬ 
ment  une  petite  cabale  de  ses  membres  qui  sont  envieux  de  la  bonté 
de  mon  livre.  A  la  délibération  qui  fut  faite  contre  moi  n’assistaient 
pas  Mgr  l’Archevêque,  MM.  Colbert,  de  Meaux  et  Fléchier,  M.  le 
président  de  Mesmes  ‘,  MM.  les  ducs  de  Coaslin  (sic)  et  de  Saint- 
Agnan,  M.  Pélisson,  M.  Despréaux.  M.  Racine,  qui  fut  présent, 
fut  d’un  avis  contraire  à  la  décision.  Elle  a  été  aussi  désapprouvée 
par  M.  le  cardinal  Désirées  et  M.  le  comte  de  Bussi-Rabutin,  quand 
ils  en  ont  eu  connaissance.  » 

0)  De  Mesmes  (Jean-Antoine),  né  en  1661  et  mort  en  1723,  était  président  h  mortier 
au  Parlement  de  Paris  et  membre  de  l’Académie  française,  à  l’époque  du  procès  de 
Furetière.  Il  était  jeune  alors-,  et  il  devint  premier  président  du  Parlement  en  1712. 


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UN  EXILÉ  DE  L'ACADÉMIE. 

Ce  n’est  pas  tout.  Le  public,  qui,  dans  tous  les  temps,  prend 
aisément  le  parti  des  persécutés  ou  même  de  ceux  qui  prétendent 
l’être,  ne  ratifia  pas  l’excommunication  de  Furetière,  dont,  après 
tout,  le  livre  était  prisé  par  la  majorité  des  savants.  Dans  ses 
Nouvelles  de  la  République  des  Lettres,  datées  du  mois  de  juin  1686, 
Bayle  se  fit  l’écho  de  l’opinion  dominante.  €  Ce  qu’il  y  a  encore  de 
bien  certain,  écrit-il,  c'est  qu'on  souhaite  ardemment  l'impression 
du  Dictionnaire  universel  et  qu’on  dit  que  l’Autheur  obtiendra  bientôt 
le  privilège.  »  Enfin,  et  comme  supplément  de  consolation,  Furetière, 
obéissant  à  sa  verve  satirique,  publiait,  en  prose  et  en  vers,  contre 
l’Académie  des  attaques  qui  n’étaient  pas  toutes  du  meilleur  goût, 
mais  qu’il  serait  bien  sévère  de  ne  pas  lui  pardonner.  11  y  eut  une 
épigramme  qui  courut  dans  le  monde  littéraire  et  que  le  Recueil 
de  pièces  paru  en  1694  et  dont  j’ai  déjà  parlé  n’a  eu  garde  d’oublier. 

Oracle  prophétique. 

Après  que  le  soleil  du  Midi  jusqu’à  l’Ourse 
Cinquante  fois  aura  fourni  sa  course, 

Le  cruel  ciseau  d’Atropos 
Retranchera  les  jours  d’une  illustre  princesse 
Grosse  de  phrases  et  de  mots  ; 

Et  malgré  sa  longue  promesse 
De  faire  naître  un  cnfanl  Dieu-donné 
Qui  metlrait  aux  Français  l’éloquence  à  la  bouche, 

On  la  verra  mourir  dans  sa  première  couche 

Et  n’accoucher  que  d’un  enfant  mort-né. 

Heureusement,  cette  prédiction  ne  s’est  pas  réalisée.  Les  travaux 
de  l’Académie  ont  continué  et  se  poursuivent,  de  nos  jours,  avec 
une  louable  activité  ;  et  tous  les  citoyens  de  la  République  des  Lettres 
reconnaissent  l’autorité  de  l’illustre  Compagnie  en  matière  de  langage- 
Le  Dictionnaire  de  l’Académie  a  une  valeur  légale.  Mais,  chacun 
le  comprend,  et  les  confidences  de  M.  Renan  le  dissimulent  à  peine, 
un  Dictionnaire  est  un  édifice  qu’on  ne  peut  jamais  considérer 
comme  définitivement  achevé;  on  peut  le  comparer  à  un  inventaire 
qu’il  est  impossible  de  clore,  parce  que  les  richesses  qu’il  constate 
s’accumulent  de  jour  en  jour.  Dans  les  connaissances  humaines. 


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UN  EXILÉ  DE  L’ACADÉMIE. 

la  marche  en  avant  est  incessante.  Le  domaine  des  sciences,  des 
arts  et  de  l’industrie  s’agrandit  par  les  découvertes  de  hardis  explo¬ 
rateurs,  découvertes  auxquelles  correspond  nécessairement  une 
terminologie  nouvelle.  Comment  prétendre  lui  imposer  d’inflexibles 
limites?  Le  néologisme  (dont  il  ne  faut  pas  abuser)  est  parfois  une 
nécessité  qui  tient  à  la  nature  des  choses,  à  la  loi  du  progrès. 
Horace  en  a  proclamé  la  légitimité,  il  y  a  deux  mille  ans  : 

licuit  semperque  licebit 
Signatum  præsente  notd  producere  nomen. 

Le  Dictionnaire  d’une  langue  n’a  donc  jamais  dit  son  dernier  mot. 
Furetière  l’avait  deviné,  mais  il  a  payé  cher  son  initiative.  On 
n’épargna  ni  sa  vie  ni  sa  mémoire.  On  organisa  contre  lui  la 
conspiration  du  silence;  on  voulut  le  supprimer;  on  espéra  même 
vouer  son  nom  à  un  éternel  oubli.  Ceci  n’est  point  une  exagération. 
Mes  recherches  m’ont  tourni  la  preuve  de  ce  que  j’avance.  J’ai  voulu 
savoir  les  détails  de  la  réception  de  Furetière  à  l’Académie.  J’ai 
ouvert  le  livre  de  Coignard,  le  Recueil  officiel,  en  3  volumes  in-12, 
des  harangues  prononcées  au  sein  de  l’illustre  Compagnie  depuis 
sa  fondation.  Or,  en  1662,  à  la  date  du  '26  juin,  j’ai  bien  trouvé 
la  relation  de  deux  réceptions,  celle  de  Segrais  à  la  place  de  Bois- 
Robert,  celle  de  Leclerc  à  la  place  de  Priesac.  Les  discours  de  ces 
deux  Immortels  sont  rapportés.  Pour  l’année  1662,  le  Recueil  contient 
encore  une  harangue,  celle  de  l’inévitable  Charpentier,  adressant, 
au  nom  de  l’Académie,  un  compliment  à  M.  de  Pérefixe,  sur  sa 
nomination  à  l’Archevêché  de  Paris.  Mais  c’est  tout!  Les  archives 
de  l'Académie  sont  muettes  sur  la  réception  de  Furetière,  qui  eut 
pourtant  lieu  en  cette  même  année  1662.  Il  est  donc  trop  certain 
que  non  seulement  l’homme  avait  été  proscrit,  mais  qu’on  avait 
entendu  condamner  à  la  mort  et  à  l’oubli  jusqu’à  sa  mémoire. 
Vains  efforts!  Son  nom  n’a  pas  péri  et  ne  pouvait  périr.  N’eût-il 
laissé  que  les  faclums  écrits  pour  sa  défense,  on  serait  en  droit 
de  dire  avec  M.  Asselincau,  son  historiographe,  que  par  eux  était 
créée  la  vraie  langue  du  pamphlet,  dans  la  bonne  acception  du  mot, 
celle  qu’ont  parlée  Beaumarchais  et  Paul-Louis  Courrier.  Mais 
de  plus  et  avant  tout,  l’œuvre  de  Furetière  a  été  le  point  de  départ 


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UN  EXILÉ  DE  L'ACADÉMIE. 

des  études  de  linguistique  les  plus  sérieuses.  Depuis  le  célèbre 
Dictionnaire  de  Trévoux,  dont  l’ouvrage  de  Furetière  compose 
la  principale  substance,  jusqu’aux  magnifiques  travaux  accomplis 
de  nos  jours  par  Littré,  plusieurs  savants  ont  offert  au  public 
des  œuvres  estimables  et  ont  pu,  sans  être  accusés  de  plagiat, 
comme  le  malheureux  abbé  de  Chalivoy,  utiliser  les  recherches 
de  leurs  prédécesseurs,  en  y  ajoutant  les  résultats  de  leurs  propres 
études. 

J.-C.  BARBIER, 

Membre  de  U  deuxième  Classe. 


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LOUIS  XIV  FONDATEUR  D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS.  217 


LOUIS  XIV 


Fondateur  d’une  Compagnie  par  actions. 


Le  titre  même  donné  par  nous  à  cette  étude  va  paraître  à  quelques 
uns  un  sacrilège.  Assimiler  celui  que  l’Histoire  a  nommé  le  Grand 
Roi,  que  la  tradition  représente  comme  le  type  suprême  de  la  majesté 
royale,  à  un  vulgaire  faiseur  de  sociétés  par  actions,  c’est  tout 
au  moins,  dira-t-on,  une  hardiesse  paradoxale,  tout  à  fait  impossible 
à  justifier. 

Si  ce  titre  était  faux,  ce  ne  serait  pas  de  notre  part,  croyez-le, 
par  esprit  de  dénigrement.  Tout  en  aimant  passionnément  la  Révolu¬ 
tion,  il  n’est  pas  permis,  à  moins  d’être  aveuglé  par  le  fanatisme 
ou  l’ignorance,  de  renier  tout  le  passé  de  notre  France,  de  condamner 
tous  ces  grands  ancêtres,  qui,  dans  la  suite  des  siècles,  nous  ont 
fait  une  patrie  puissante  et  toujours  glorieuse  entre  les  nations. 

La  démocratie,  pendant  sa  période  militante,  a  pu  être  quelquefois 
injuste,  et  prendre  un  peu  partout  ses  armes  de  combat;  mais 
aujourd’hui  elle  se  sent  assez  maîtresse  d’elle-même,  assez  sûre 
de  ses  destinées,  pour  montrer  envers  tous  une  sereine  impartialité. 
Depuis  si  longtemps,  elle  coule  à  pleins  bords,  selon  Royer-Collard, 
qu’elle  est  devenue  un  fleuve  majestueux  et  calme,  recevant  et 
confondant  dans  sa  masse  tous  les  affluents  qui  lui  arrivent,  à  droite 
comme  à  gauche,  réunissant  ainsi  dans  un  lit  commun  toutes  les 
forces  vives  du  pays  qu’il  arrose. 


* 

♦  * 


La  justice  est  donc  aujourd’hui  facile;  et  nous  reconnaissons  tous 
que  le  règne  de  Louis  XIV  fut  un  grand  règne,  où  la  France  rayonna 


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218 


LOUIS  XIV  FONDATEUR 


sur  le  monde  entier  de  l’éclat  de  toutes  les  gloires.  Et  la  grandeur 
de  l’Etat  ce  fut  la  grandeur  même  du  Roi.  Celui-ci,  après  la  Fronde 
vaincue  et  à  peine  majeur  n’avait- il  pas  dit  :  «  L’Etat  c’est  moi  »; 
et  cette  fière  parole  du  despotisme  qui  s’avoue  et  s’affirme  ne  fut- 
elle  pas,  pendant  sa  vie  toute  entière,  une  vérité  absolue? 

Sans  doute,  à  côté  de  ces  rayons  il  y  eut  des  ombres  : 

11  y  eut  celte  effroyable  misère  qui  fondit  sur  les  campagnes, 
et  fit  du  malheureux  paysan  cet  animal  décrit  par  La  Bruyère  : 
«  On  voit,  dit-il,  certains  animaux  farouches,  des  mâles  et  des 
»  femelles,  répandus  dans  la  campagne,  noirs,  livides,  nus  et  tout 
»  brûlés  du  soleil,  attachés  à  la  terre  qu’ils  fouillent  et  remuent 
»  avec  une  opiniâtreté  invincible.  Us  ont  comme  une  voix  articulée, 
»  et  quand  ils  se  lèvent  sur  leurs  pieds,  ils  montrent  une  face 
»  humaine  et  en  effet  ils  sont  des  hommes;  ils  se  retirent  la  nuit 
»  dans  des  tanières,  où  ils  vivent  de  pain  noir,  d’eau  et  de  racines...  » 

Dans  cet  anthropoïde  à  l’œil  morne,  où  s’est  éteinte  la  flamme 
de  Jacques  Bonhomme,  et  qui  laisse  réapparaître  les  stygmates 
préhistoriques,  il  y  a  pourtant  encore  un  homme,  et  un  homme  qui 
deviendra  le  vaillant  soldat  de  la  Révolution,  l’énergique  cl  intelligent 
travailleur  de  nos  jours. 

Il  y  eut  aussi  ce  crime,  qui  fut  une  faute,  et  la  plus  grande 
du  règne  :  la  révocation  de  l’Edit  de  Nantes,  une  faute  inspirée 
moins  par  le  sentiment  religieux  que  par  la  haine  politique  :  telle 
est  du  moins  l’excuse  trouvée  par  certains  critiques  modernes, 
selon  lesquels  la  religion  n’aurait  été  qu’un  masque,  et  la  persécution 
du  fanatisme  à  froid. 

Mais  l’histoire  a  aussi  pour  les  rois  morts  des  courtisans;  et  ceux-ci 
ne  manquent  pas  de  répondre  :  le  soleil  lui-même  a  des  taches 
et  cela  ne  nuit  pas  à  sa  splendeur;  Louis  XIV  a  mérité  le  glorieux 
surnom  que  les  contemporains  lui  ont  donné,  le  Roi-Soleil,  avec 
la  fière  devise  :  nec  pluribus  impar. 

De  ees  hauteurs  lumineuses,  il  vont  donc  nous  couvrir  de  leur 
dédain  : 


Le  Dieu  poursuivant  sa  carrière 
Sur  ses  obscurs  blasphémateurs 
Verse  des  torrents  de  lumière. 


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D'UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


219 


Et  nous  serions  sûr  d’exciter  leur  anathème,  mérité  peut-être, 
si  nous  osions  répéter  le  mot  écrit  récemment 1  :  Louis  XIV  a  été, 
une  lois  au  moins  dans  sa  vie,  <  un  lanceur  d’affaires,  »  mais  nous 
ne  le  voulons  pas,  et  n’avons  pour  cela  aucun  effort  à  faire;  le  mot 
est  excessif,  injuste,  et  nous  avons  promis  l’impartialité. 


Ce  qui  est  hors  de  doute  et  prouvé  par  des  documents  authentiques, 
nouvellement  découverts  dans  les  archives  du  Ministère  de  la  Marine, 
c’est  que  le  Roi  s’est  mêlé  personnellement  et  puissamment  à  la 
création  d’une  Compagnie  d’actionnaires  qui  aurait  pour  objet  de 
faire  le  Commerce  dans  les  Indes-Orienlales.  Il  a  donc  été,  au  sens 
actuel  de  l’expression,  l’un  des  fondateurs,  sinon  le  principal,  d’une 
Société  commerciale. 

Et  hâtons-nous  de  dire  que,  loin  de  lui  en  faire  un  crime,  ce  fut 
un  mérite,  à  cause  du  but  désintéressé  et  patriotique  qu’il  pour¬ 
suivait.  11  ne  voulait  pas  que  la  France  restât  dans  un  état  d’infé¬ 
riorité  vis  à  vis  des  nations  qui  l’entouraient  et  qui  depuis 
longtemps  avaient  pris  les  devants.  L’Espagne,  le  Portugal, 
l’Angleterre,  la  Hollande,  et  même  le  Danemarck,  avaient  des 
colonies  dans  ces  pays  de  l’extrême  Orient.  Les  Hollandais  s’étaient 
taillé  la  plus  large  part,  et  leur  trafic  international  avait  pris  une 
telle  extension  qu’on  les  appelait  communément  les  facteurs  du 
inonde,  portitores  mundi.  Nous  étions  leurs  tributaires  pour  les 
épices  et  denrées  exotiques,  dont  il  fallait  nous  approvisionner  chez 
eux,  aux  prix  qu’il  leur  plaisait  pour  ainsi  dire  de  nous  imposer. 

En  outre  de  cet  intérêt  économique,  la  France  pouvait  elle,  sans 
déchoir,  renoncer  à  jouer  son  rôle  dans  ce  mouvement  général 
d’expansion  qui  agitait  tous  les  peuples  de  l’Europe  occidentale  ? 
Devait-elle  souffrir  que,  dans  ces  contrées  nouvellement  découvertes, 
son  nom  seul  fut  ignoré,  son  influence  méconnue?  Elle,  qui  était 
la  première  dans  le  monde  ancien,  pouvait-elle  se  résigner  à 
n’être  rien  dans  ce  monde  nouveau,  et  n’y  avait-il  pas  de  sa  part, 

(1)  Par  M.  Pauliat,  dans  son  livre  sur  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes 
orientales  de  i064 ,  où  nous  avons  puisé  les  principaux  éléments  de  cette  étude. 


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LOUIS  XIV  FONDATEUR 


de  la  part  de  son  souverain,  déjà  si  amoureux  de  la  gloire,  un 
légitime  orgueil  à  vouloir  aussi  entrer  en  scène  et  porter  au  loin  le 
renom  de  puissance  et  de  grandeur  que  l’Europe  entière  nous 
reconnaissait  et  nous  enviait. 

Il  y  avait  aussi  les  imaginations  qui  s’étaient  enflammées  aux 
récits  merveilleux  de  ceux  qui  avaient  visité  ces  pays  ;  toutes  les 
curiosités  et  les  convoitises  étaient  surexcitées;  c’était  l’Eldorado 
qu’on  avait  découvert,  avec  toutes  ses  richesses,  avec  ses  mines 
d’or,  ses  produits  précieux,  avec  ses  terres  fécondes  et  ses  forêts 
vierges,  qui  s’offraient  au  premier  occupant.  En  Hollande,  il  s’était 
formé  une  grande  compagnie  de  navigation  et  de  commerce,  qui 
avait  reçu  le  nom  de  Compagnie  des  Indes,  et  dont  la  fortune  rapide 
inspira  bientôt  des  imitations  chez  les  autres  peuples  maritimes; 
partout  on  vit  se  constituer,  sous  le  même  nom,  des  Compagnies 
similaires  pour  organiser  des  flottes,  et  s’en  aller  au  loin  fonder 
des  colonies. 

Ce  fut  comme  une  Croisade  universelle,  non  plus  de  chevaliers 
et  de  pèlerins  partant  pour  combattre  l’infidèle  et  conquérir  un 
tombeau,  mais  de  marchands  et  d’aventuriers  sortis  de  toutes  les 
classes  sociales,  poussés  par  l’amour  du  lucre  ou  l’attrait  de  l’in¬ 
connu,  un  inconnu  resplendissant  comme  l’éclat  de  l’or  et  du 
diamant  cachés  dans  ces  pays  du  soleil.  C’était  donc  bien  plutôt, 
comme  aux  temps  fabuleux,  des  expéditions  d’Argonautes  s’en  allant 
à  la  conquête  de  la  Toison  d’or. 

Et  cependant  on  ne  saurait  dire  que  l’idée  religieuse  fût  tout  à 
fait  étrangère  à  la  politique  coloniale  de  l’ancien  régime  ;  et  même, 
si  l’on  s’en  rapportait  aux  apparences,  on  serait  tenté  de  croire 
qu’elle  était  surtout  inspirée  par  l’esprit  de  prosélytisme,  et  que  le 
but  principal  était  la  propagande  catholique  plutôt  que  la  coloni¬ 
sation.  Dans  le  préambule  de  la  charte  accordée  par  Louis  XIII  à  la 
Compagnie  de  la  Nouvelle-France,  dite  Canada,  en  1628,  et  qui  en 
forme  ce  que  nous  appellerions  aujourd’hui  l’exposé  des  motifs,  le 
premier  motif  exprimé  est  celui-ci  :  «  que  les  soings  que  nous 
»  prenons  de  travailler  pour  l’advencement  de  la  religion  catholique, 
»  apostolique  et  romaine,  ne  soient  pas  bornés  dans  la  seule 
»  eslendue  de  la  France,  mais  qu’en  imitant  ce  grand  Saint  duquel 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS.  221 

»  nous  portons  le  sceptre  et  le  nom,  nous  faisions  en  sorte  que- la 
»  renommée  des  Français  s’étende  bien  loing  dans  les  terres 
»  étrangères,  et  que  leur  piété  soit  publique  par  la  Conversion  des 
»  peuples  ensevelis  dans  l’infidélité  et  la  barbarie  ».  Dans  la  charte 
concédée  par  Louis  XIV  à  la  Compagnie  des  Indes  Occidentales,  en 
1664,  on  lit  à  son  article  premier  ;  «  Nous  regardons  dans  l’éta- 
»  blissement  des  dites  Colonies  principalement  la  gloire  de  Dieu  en 
»  procurant  le  salut  des  Indiens  et  sauvages,  auxquels  nous  désirons 
»  faire  connaître  la  vraie  religion.  » 

Le  roi,  qui  avait  révoqué  l’Edit  de  Nantes,  ne  pouvait  avoir  un 
autre  esprit  que  son  prédécesseur,  qui,  lui,  avait  nettement  invoqué 
le  souvenir  de  Saint-Louis  et  des  Croisades.  Dans  toutes  les  autres 
chartes  de  concession  on  retrouve  la  même  idée,  exprimée  dans 
des  termes  à  peu  près  identiques. 

Et  qu’on  ne  voie  pas  là  de  vaines  formules,  des  professions  de 
foi  platoniques;  la  charte  de  1664  ordonne  à  la  Compagnie  «  de 
»  faire  passer  aux  pays  concédés  le  nombre  d’ecclésiastiques 
»  nécessaire  pour  y  prêcher  le  saint  Evangile,  et  instruire  ces 
»  peuples  en  la  créance  de  la  religion  catholique,  apostolique  et 
»  romaine,  comme  aussi  de  bâtir  des  églises,  d’y  établir  des  curés 
»  et  prêtres,  pour  y  faire  le  service  divin  aux  jours  et  heures 
»  ordinaires,  et  administrer  les  sacrements  aux  dits  habitants...  * 

D’ailleurs,  on  n’admet  dans  les  colonies  que  «  des  naturels  français, 
catholiques,  »  seul  moyen  «  pour  avancer  en  peu  d’années  la 
»  conversion  de  ces  peuples,  et  accroître  le  nom  français  à  la  gloire 
»  de  Dieu  et  réputation  de  cette  couronne.  »  Mais,  comme  il  est 
toujours  avec  le  ciel  des  accommodements,  une  lettre  de  Louis  XIV, 
écrite  en  1671  à  son  lieutenant  général  dans  les  îles  de  l’Amérique, 
autorise  les  juifs  à  y  résider  et  y  faire  le  commerce  ;  l’interdiction 
fut  rigoureusement  maintenue  contre  les  protestants,  ce  qui  semble 
prouver  en  effet  que  la  haine  politique  était  plus  forte  encore  que 
la  passion  confessionnelle. 

Toutefois  on  se  tromperait  étrangement  si  l’on  croyait,  sous  la  foi 
de  ces  documents,  que  l’idée  dominante  ait  été  la  conversion  des 
sauvages  ;  il  serait  sans  doute  injuste  de  taxer  d’hypocrisie  toute 
cette  phraséologie  dévote,  mais  on  admettra  bien  au  moins  que 


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LOUIS  XIV  FONDATEUR 


dans  cette  œuvre  toute  humaine,  dans  cette  entreprise  commerciale, 
il  y  avait  un  certain  artifice  de  rédaction  à  placer  en  première  ligne 
«  la  gloire  de  Dieu,  d  pour  reléguer  au  second  rang  «  la  réputation 
»  de  la  couronne.  » 

Artifice  peut-être  excusable  après  tout,  car  il  était  un  hommage 
à  cette  puissance  catholique,  naguère  si  redoutable,  et  qui  s’était 
arrogé,  de  droit  divin,  le  pouvoir  de  distribuer  tous  les  territoires 
découverts  et  à  découvrir  au  delà  des  mers.  Une  bulle  du  pape 
Alexandre  VI,  datée  de  1494,  traçant  sur  le  globe  une  ligne  passant 
par  les  Açores,  attribuait  à  l’Espagne  tout  ce  qui  était  à  droite, 
et  au  Portugal  tout  ce  qui  était  à  gauche.  Il  croyait  rendre  ainsi 
toute  rencontre  impossible  entre  les  deux  peuples  colonisateurs;  igno¬ 
rant, par  suite  de  l’erreur  alors  répandue  sur  la  forme  sphérique  de  la 
terre,  que  cette  ligne  de  partage  fût  incomplète  et  à  peu  près  illusoire. 

L’Espagne  et  le  Portugal  ayant  sollicité  cette  intervention  du  Pape, 
pour  mettre  fin  à  la  guerre  acharnée  que  les  deux  peuples  se  faisaient, 
celui-ci  n’avait  fait  en  réalité  qu’un  acte  d’arbitrage  ;  niais  ils 
essayèrent  de  l’interpréter  comme  un  acte  d’autorité,  pour  se  pré¬ 
tendre  seuls  propriétaires  des  territoires  attribués,  et  écarter  à 
jamais  toute  compétition  de  la  part  des  autres  nations  européennes. 
Le  Pape  aurait  agi  comme  seigneur  suzerain  de  la  terre,  la  baillant 
en  fief  à  deux  grands  vassaux.  Et  l’Espagne  ne  laissait  pas  périmer 
son  titre  ;  tout  navigateur  étranger  trouvé  dans  ses  parages  était 
considéré  et  traité  comme  forban.  Elle  fut  sourde  aux  protestations 
de  l’Europe,  et  la  seule  concession  que  put  en  obtenir  la  France,  ce 
fut  une  convention  bizarre,  qui  forma  un  article  secret  du  traité  de 
Vervins  (1598),  et  qui  fixa  une  ligne  passant  par  l’Ile  de  fer  pour 
rejoindre  les  deux  pôles,  en  deçà  de  laquelle  toute  liberté  était 
laissée  et  garantie  aux  navigateurs  français  ;  mais  s’ils  allaient  au 
delà,  c’était  à  leurs  risques  personnels,  sans  qu’aucun  des  deux 
Etats  pût  intervenir  pour  soutenir  les  siens  ;  le  champ  restait 
ouvert  à  la  guerre  privée,  et  nos  corsaires  normands  ou  bretons  s'y 
distinguèrent  plus  d’une  fois  par  leur  audace  et  leur  vaillance.  On 
nomma  pourtant  cette  ligne  la  ligne  des  Amitiés. 

Avec  de  tels  précédents,  il  n’est  pas  étonnant  que  sous  Louis  XIV, 
la  politique  coloniale  se  plaçât  encore  sous  l’ancienne  bannière 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


543 

catholique.  On  y  gagnait  d’ailleurs  de  justifier  la  conquête  en  la 
sanctifiant  ;  puisque  les  pasteurs  de  peuples  s’emparaient  des 
troupeaux  humains  pour  les  amener  dans  la  voie  du  salut. 

L’intérêt  spirituel  ainsi  sauvegardé,  on  pouvait  poursuivre,  et 
l’on  poursuivait  avec  une  grande  énergie,  le  succès  des  intérêts 
temporels,  c’est-à-dire  l'œuvre  même  de  la  colonisation. 


Avant  tout  il  fallait  trouver  les  ressources  financières  nécessaires 
pour  cette  entreprise,  et  ce  n’est  point  l’Etat  qui  devait  les  fournir. 
Par  une  anomalie  singulière,  à  cette  époque  où  tous  les  gouverne¬ 
ments  étaient  d’essence  autocratique,  où  les  libertés  économiques 
étaient  aussi  restreintes  que  les  libertés  politiques,  c’est  à  l’initiative 
privée  que  les  gouvernements  eux-mêmes  s'adressaient  pour  la 
fondation  des  colonies  ;  les  diverses  Compagnies  des  Indes,  qui 
s’étaient  formées  en  Europe,  n’étaient  autre  chose  que  des  Sociétés 
d’actionnaires,  auxquelles  leurs  gouvernements  concédaient,  avec 
le  monopole  de  la  navigation  et  du  commerce,  la  pleine  souveraineté 
des  territoires  à  découvrir,  à  conquérir  et  à  coloniser. 

On  ne  procéda  pas  autrement  en  France,  lorsqu’il  fut  résolu, 
en  1G64,  de  fonder  la  Compagnie  des  Indes  orientales.  Et  cependant 
on  doit  reconnaître  que  si  cette  résolution  fut  arrêtée  par  le  roi, 
et  exécutée  sous  ses  auspices,  dans  les  conditions  que  nous  explique¬ 
rons  tout  à  l’heure,  il  y  avait  été  sollicité  par  un  certain  nombre 
de  mémoires,  émanant  de  particuliers,  armateurs  ou  négociants, 
et  qui  ont  été  retrouvés  dans  les  archives  du  ministère  de  la  marine; 
parmi  ces  mémoires  il  y  en  a  un,  signé  de  •  plusieurs  notables 
»  marchands  de  Tours,  Nantes,  La  Rochelle  et  autres  lieux  qui 
»  ont  accoutumé  et  de  tout  temps  ont  fait  le  grand  commerce 
»  à  la  mer  dans  toutes  les  costes  du  monde.  »  Us  avaient  proposé 
à  Fouquet,  quelque  temps  avant  sa  détention  *  au  sujet  de  Belleisle,  » 
et  ils  renouvelaient  au  roi  la  proposition  «  de  former  une  Compagnie 
»  sous  l’auctorilé  du  Roy,  et  uniquement  la  conduite  et  bonne  foy 
»  des  dits  marchands,  qui  autrement  n’auraient  pas  voulu  s’y 
>  engager,  à  cause  des  grands  frais  et  inconvénients  qui  arrivent 


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LOUIS  XIX  FONDATEUR 


»  quand  les  officiers  s’y  meslent...  »  1  Tout  à  fait  comme  aujourd’hui 
l’élément  civil  refusait  de  se  laissait  primer  par  l’élément  militaire; 
mais  il  était  assez  hardi  pour  l’époque  d’exprimer  cette  susceptibilité, 
qui,  de  nos  jours,  est  le  fonds  commun  de  toutes  les  polémiques 
coloniales.  ! 

Ces  marchands  avaient  le  droit  d’être  jaloux  de  leur  indépendance, 
car  ils  offraient  d’équiper  trois  navires  de  deux  à  quatre  cents 
tonneaux,  armés  de  62  pièces  de  canon,  devant  partir  pour  Sumatra 
ou.  Java,  aussitôt  la  Compagnie  fondée.  Et  ils  se  bornaient  à 
«  supplyer  très  humblement  Sa  Majesté  d’y  vouloir  entrer  d’une  ’ 
»  portion  telle  qu’il  lui  plaira,  pour  laquelle  on  lui  donnera  sûreté.  > 
C’est  une  souscription  qui  est  ainsi  demandée  dans  le  capital  de 
cent  mille  écus,  qui  doit  constituer  le  fonds  social,  non  compris 
l’achat  et  l’armement  des  navires  qui  devaient  être  «  négociés  et 
ménagés  par  l’un  des  dits  marchands.  » 

C’est  d’ailleurs  moins  un  concours  financier  qui  est  sollicité  par 
les  marchands,  qu’un  appui  moral  et  sans  doute,  au  besoin,  matériel; 
car,  dit  le  mémoire,  si  Sa  Majesté  est  suppliée  de  devenir  actionnaire, 
c’est  «  affin  que  par  ce  moyen  les  dits  étrangers  (la  Hollande) 

»  n’ozent  traverser  la  dite  Compagnie  par  le  bruslement  ou  prinses 
»  de  ses  navires,  comme  ils  l’ont  déjà  fait.  » 

C’est  en  1663  que  cette  pétition  était  adressée  au  roi  ;  elle  répondait 
trop  à  ses  idées  propres  pour  qu’il  ne  se  hâtât  pas  de  profiter  de 
ce  concours.  Dès  l’année  suivante  il  se  met  à  l’œuvre,  de  sa  personne 
et  de  son  argent,  aidé,  sans  nul  doute,  de  son  ministre  Colbert, 
mais  qu’il  efface  et  laisse  au  second  plan.  C’est  lui-même  que  nous 
allons  voir  agir,  parler,  faire  rédiger  des  prospectus  et  des  statuts, 
provoquer  des  réunions,  même  publiques,  et,  qui  le  croirait,  présider 
des  assemblées  générales  ;  tout  cela  avec  une  habileté  consommée, 
comme  si  ce  jeune  roi  de  26  ans  avait  par  intuition  acquis  la  science 
des  affaires  et  des  hommes  ;  on  a  même  dit 2  qu’il  ne  dédaignait 
pas  de  recourir  à  certaines  pratiques,  en  tout  semblables  à  celles 
qu’emploient  nos  spéculateurs  modernes;  et  de  la  part  de  ceux-ci, 

(1)  Le  texte  entier  de  ce  curieux  mémoire  se  trouve  dans  l’ouvrage  de  H.  Pauliat, 
intitulé  :  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  orientales  de  1664 . 

(2)  M.  Pauliat,  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  orientales. 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


22o 


on  n’a  pas  craint  de  les  qualifier  de  roueries,  au  risque  d’offenser 
par  assimilation  la  majesté  royale. 


Mais  cette  action  personnelle  du  roi  est-elle  certaine?  Est-elle 
prouvée  ? 

Avant  de  rechercher  les  preuves  et  pour  mieux  les  faire  apprécier, 
voyons  d’abord  si  elle  est  vraisemblable  : 

A  côté  du  roi  il  y  avait  un  ministre,  Colbert,  qui,  précisément 
dans  les  choses  du  commerce  et  de  l’industrie,  a  déployé  une  supé¬ 
riorité  attestée  par  tous  les  historiens.  N’est-ce  pas  lui  qui  aurait 
été  l’inspirateur  de  cette  politique  coloniale,  qui  aurait  conçu  l’idée 
d’une  Compagnie  à  fonder  et  qui  aurait  en  réalité  joué  le  rôle 
principal  dans  toutes  les  circonstances  où  l’on  aperçoit  la  personne 
de  Louis  XIV,  appelée  pour  donner  au  ministre  un  simple  appui 
moral  ? 

Il  est  incontestable,  d’après  les  documents  mêmes  qui  sont 
produits,  que  Colbert  a  participé  à  cette  grande  entreprise;  il  serait 
aussi  puéril  qu’injuste  de  le  nier.  Mais,  y  a-t-il  pris  dès  l’origine 
une  part  prépondérante?  A-t-il  exercé  une  action  directrice?  Et  le 
Roi  n’a-t-il  été  dans  ses  mains  qu’un  instrument  de  collaboration, 
plus  honoraire  qu’effectif?  n’aurait-il  pas  été,  pour  un  premier  rôle, 
encore  bien  jeune  et  bien  inexpérimenté? 

Sans  doute  le  Roi  était  jeune,  et  à  peine  émancipé  de  la  tutelle 
de  Mazarin  ',  qui  l’avait  systématiquement  éloigné  des  affaires. 
Mais  le  Cardinal  n’avait  agi  ainsi  que  dans  son  intérêt  personnel  et 
afin  de  prolonger  son  influence,  car  il  savait  si  bien  le  Roi  capable 
d’application,  qu’il  s’était  un  jour  exprimé  sur  son  compte  en  cette 
forme  originale  et  saisissante  :  Il  y  a  en  lui  l’étoffe  de  quatre  rois  ; 
appréciation  flatteuse  et  que  le  jeune  Souverain  montra  beaucoup 
d’empressement  à  justifier.  Déjà  l’autorité  de  Mazarin  commençait 
à  lui  peser,  et  il  aspirait,  non  sans  quelque  impatience,  à  s’en 
affranchir  ;  aussi,  lorsque  le  Cardinal  vint  à  mourir,  il  déclara 
qu’il  n’aurait  plus  désormais  de  premier  ministre  ;  et  il  se  tint 
parole,  car  son  premier  acte  d’autorité  personnelle  fut  dirigé 

[\)  Mazarin  n'élait  mort  que  depuis  trois  ans,  en  1601. 

mai-juin  1888.  15 


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LOUIS  XIV  FONDATEUR 


contre  le  surintendant  général  Fouquet,  qui,  par  son  faste,  lui  avait 
inspiré  une  sorte  de  jalousie,  et  par  ses  déprédations  avait  en  tous 
cas  mérité  cette  disgrâce.  Il  le  remplaça  par  Colbert,  hier  encore 
simple  commis,  et  d’humble  extraction,  connue  beaucoup  d’autres 
hommes  de  talent  qu’il  sut  distinguer  et  qui  appartenaient  aussi  à 
cette  classe  que  le  duc  de  Saint  Simon  nommait  la  vile  bourgeoisie. 

Il  n’a  pas  fallu  moins  de  deux  siècles  pour  qu’un  bourgeois  put 
s’emparer  du  mot  et  le  retourner  contre  la  vile  populace. 

Voltaire,  dans  le  siècle  de  Louis  XIV,  1  raconte  toutes  les  intri¬ 
gues  qui,  pendant  l’agonie  même  de  Mazarin,  s’agitèrent  autour  du 
jeune  Roi.  «  Chaque  ministre,  dit-il,  espérait  la  première  place, 

>  aucun  d’eux  ne  pensait  qu’un  Roi,  élevé  dans  l’éloignement  des  ; 
»  affaires,  osât  prendre  sur  lui  le  fardeau  du  gouvernement.  »  Mais  ] 
l’on  fut  vite  détrompé  ;  car  lorsque  ceux  qui  jusqu’alors  avaient  j 
travaillé  avec  le  premier  ministre,  lui  demandèrent  :  A  qui  nous  j 
adresserons-nous  maintenant,  il  leur  fil  cette  réponse,  simple  et  , 
fière  :  A  moi.  En  effet  il  se  forma  et  s’accoutuma  à  un  travail  suivi,  i 
se  faisant  rendre  compte  de  tout  par  ses  ministres,  chaque  jour,  . 
à  des  heures  réglées.  Il  voulut  écrire  lui-même  les  premières  j 
dépêches  à  ses  ambassadeurs  ;  depuis,  les  lettres  les  plus  importantes 
furent  souvent  minutées  par  lui  ;  et  il  n’y  en  eut  aucune  écrite  en 
son  nom  qu’il  ne  se  fit  lire. 

Il  faut  donc  éliminer  de  l’histoire  la  légende,  et  ne  pas  voir 
toujours  Louis  XIV  dansant  le  menuet  avec  les  duchesses  dans  son 
palais  de  Versailles,  ou  se  plaignant  sans  cesse,  sur  les  bords  du 
Rhin,  ou  ailleurs 

....  De  sa  grandeur  qui  le  retient  au  rivage. 

Salomon  daignait  parfois  sortir  de  sa  magnificence,  et  Louis 
s’échapper  de  l’auréole  que  lui  faisait  le  soleil  de  son  orgueil¬ 
leuse  devise. 

11  nous  est  maintenant  permis  de  dire  que  l’ingérence  personnelle 
du  Roi  dans  les  affaires  de  colonisation,  loin  de  choquer  les  vrai¬ 
semblances  s’accorde  parfaitement  avec  le  caractère  que  nous  lui 
connaissons. 

(1)  Chap.  VII  et  XXIX. 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


227 


Ajoutons  encore  que,  pour  l’y  pousser  et  indépendamment  des 
raisons  économiques,  politiques  et  religieuses  déjà  développées,  il 
y  avaiL  un  autre  mobile  non  moins  puissant  peut-être,  c’était 
l'exemple  des  colonies  déjà  fondées  pendant  le  dernier  règne; 
exemple  qui  devait  tout  à  la  fois  exciter  son  émulation  et  l’instruire 
sur  les  procédés  employés.  La  charte  octroyée  à  la  Compagnie  du 
Canada  pouvait  en  quelque  sorte  lui  servir  de  modèle.  Mais  alors 
c'est  Richelieu  qui  agissait  pour  l’indolent  Louis  XIII,  et  c’est  lui- 
même,  le  Roi,  que  nous  allons  voir  entrer  en  scène. 


Il  apparaît  dès  le  début,  dans  le  prospectus,  nécessaire  alors 
comme  aujourd’hui  pour  séduire  et  entraîner  des  actionnaires;  car 
c’est  au  public  qu'on  s’adresse  pour  obtenir  le  capital  de  6  millions 
jugé  nécessaire  pour  fonder  l’entreprise. 

Pour  traduire  la  pensée  royale,  il  fallait  un  écrivain  de  marque, 
et  ce  ne  pouvait  être  moins  qu’un  académicien;  ce  fut  Charpentier 
qui  tint  la  plume  et  fit  paraître,  le  1"  avril  1664,  une  brochure 
sans  nom  d’auteur,  sous  ce  titre  significatif  :  Discours  d’un  fidèle 
sujet  du  Roy  touchant  l’ Establissement  d’une  Compagnie  française 
pour  le  Commerce  des  Indes  orientales. 

Ce  discours,  adressé  à  tous  les  Français,  était  une  merveilleuse 
réclame,  où  le  fidèle  sujet  déployait  toutes  les  grâces  du  lyrisme 
académique  et  toutes  les  habiletés  d’un  homme  d’affaires  consommé; 
suscitant,  d’un  côté,  toutes  les  convoitises  en  rappelant  que  les 
actionnaires  hollandais  retiraient  de  leurs  fonds  40  ou  50  pour  cent 
de  dividendes,  et  d’autre  part,  faisant  appel  aux  sentiments  les  plus 
nobles,  à  l’amour  de  la  patrie  et  du  roi  :  «  Généreux  Français, 
»  s’écrie-t-il  dans  une  péroraison  enthousiaste,  unissez-vous  pour 
»  nous  ouvrir  une  route  glorieuse  qui  ne  vous  a  été  fermée  que 
»  par  les  malheurs  passés  de  l’Estat,  une  route  qui  vous  conduise 
»  à  des  biens  innombrables  et  qui  se  multiplieront  encore  entre 
»  les  mains  de  vos  enfants...  »  Puis,  après  la  bourse,  c’est  le  cœur 
qu’il  va  frapper  :  «  Navigez  hardiment  sous  le  pavillon  de  l’auguste 
»  et  invincible  Louis,  et  soyez  assurés  que  vous  n’avez  rien  à 
»  redouter  des  autres  nations,  à  qui  la  majesté  de  son  nom  impose 


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LOUIS  XIV  FONDATEUR 


228 

»  le  respect  et  la  crainte.  Vous  avez  tout  à  espérer  de  sa  protection, 
»  de  sa  bonté,  de  sa  munificence.  » 

Ces  promesses  de  la  munificence  royale  étaient  certainement 
autorisées,  et  le  fidèle  sujet  le  laisse  suffisamment  entendre  lorsqu’il 
dit  à  propos  du  capital  appelé  :  «  Sa  Majesté  pourra  être  humblement 
»  suppliée  d’y  entrer  pour  un  dixième  et  je  ne  doute  point  qu’elle 
»  le  fasse  très  volontiers.  »  Il  est  plus  affirmatif  pour  le  concours 
de  «  divers  seigneurs  du  royaume,  »  il  déclare  qu’il  en  est  «  assuré » 
pour  près  de  trois  millions,  et  c’est  pour  le  reste  seulement  qu’il 
exhorte  les  marchands  et  bourgeois  des  villes. 

Au  surplus,  dans  une  seconde  brochure  parue  l’année  suivante 
et  signée,  celle-ci,  de  Charpentier,  le  voile  est  levé  d’une  façon 
sans  doute  encore  discrète,  mais  assez  transparente.  L’auteur,  parlant 
de  son  premier  écrit,  déclare  nettement  que  «  le  Roy  voulut  bien 
»  que  par  ce  moyen  tous  les  Français  fussent  informés  de  ses 
»  royales  intentions.  » 

Habemus  coufitentem!  mais  à  se  montrer  ainsi  à  découvert,  ce 
gros  et  grand  actionnaire  ne  va-t-il  pas  effaroucher  les  autres, 
les  empêcher  de  venir,  où,  comme  on  dit  en  langage  moderne, 
compromettre  l’émission  des  actions?  Il  y  a  là  un  danger,  et  il  faut 
rassurer  ces  marchands,  ces  bourgeois  soupçonneux,  ces  hommes 
enrichis  du  Tiers-Etat,  qui  prétendent  tout  au  moins  garder  la 
liberté  d’administrer  leur  fortune  :  «  Afin,  dit  Charpentier,  d'osier 
»  tout  soubçon  aux  négotians  d’estre  opprimez  par  les  autres  inté- 
»  ressez,  les  directeurs  seront  pris  du  corps  des  marchands  seul, 
»  et  tout  le  fonds  sera  versé  entre  les  mains  d’un  homme  nommé 
»  de  leur  part.  » 

Quel  effacement!  quelle  humilité!  La  Majesté  Royale  s’incline 
devant  cette  autre  Majesté,  l’argent;  dans  la  Compagnie  où  le  roi, 
les  princes,  les  seigneurs,  tous  les  grands  dignitaires  et  fonction¬ 
naires  sont  représentés,  ce  sont  les  simples  marchands  qui  auront 
la  suprématie. 

Mais,  on  le  verra  bientôt,  ce  n’était  là  qu’une  parole  de  prospectus; 
on  se  plaçait  sous  le  patronage  du  haut  commerce  parisien  pour 
inspirer  confiance  et  délier  les  bourses  :  pendant  toute  la  période  de 
préparation,  cette  apparence  sera  soigneusement  observée. 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


229 


* 

¥  ¥ 

L'action  va  commencer.  Les  principaux  négociants  de  Paris  sont 
visités  par  des  personnes  de  grande  qualité,  c’est  encore  Charpentier 
qui  nous  le  révèle;  et  chez  l’un  d’eux  se  réunit  un  premier  groupe 
pour  s’occuper  de  la  constitution  de  la  Compagnie. 

C’était  une  assemblée  «  publique  »  convoquée  avec  l’autorisation 
du  prévôt  des  marchands. 

Uue  seconde  a  lieu,  puis  une  troisième  dans  laquelle  sont  volés 
les  statuts  en  40  articles.  Le  capital  est  porté  à  lo  millions,  et  une 
délégation  de  neuf  marchands  est  nommée  pour  se  rendre  à 
Fontainebleau,  où  est  le  roi,  et  lui  demander  d’approuver  les  statuts 
par  une  déclaration  officielle.  Ils  partent  le  surlendemain,  accom¬ 
pagnés  de  Berryer,  sécrétaire  du  roi;  ils  sont  logés  au  château, 
choyés,  fêlés.  Dans  une  audience  d’apparat,  le  roi  promet  d’examiner 
les  statuts,  et  Colbert,  chargé  de  leur  transmettre  ses  observations, 
leur  montre  «  le  cahier  des  articles  respondu  de  la  propre  main 
*  de  Sa  Majesté,  article  par  article.  » 

Lorsque,  dans  la  nouvelle  assemblée  qui  se  tint  à  Paris,  à  leur 
retour,  les  délégués  mirent  sous  les  yeux  de  l’assistance  le  cahier 
(les  statuts  «  avec  les  apostilles  en  marge  escrites  de  la  propre  main 
»  de  Sa  Majesté,  »  ce  fut  un  cri  d’enthousiasme,  chacun  s’empressa 
d’adhérer  et  de  signer.  Puis  il  fut  nommé,  sans  désemparer,  douze 
syndics  appartenant  tous  au  commerce  de  Paris,  et  dont  les  noms, 
honorablement  connus,  vont  aider  au  placement  des  actions. 

C’était  là  l’opération  délicate,  et  elle  va  être  puissamment  secondée 
par  le  patronage  officiel,  sollicité  par  les  syndics.  Cent  dix-neuf 
lettres  de  cachet,  portant  la  signature  royale,  sont  adressées  aux 
maires  et  échevins  des  principales  villes  du  royaume,  pour  leur 
demander  de  réunir  les  habitants  en  assemblées  générales  et 
recueillir  des  souscriptions.  Le  roi  continue  à  s’effacer  devant  les 
syndics,  qui  seront  directement  informés  des  résultats  obtenus, 
ainsi  toutefois  que  t  le  sieur  Colbert,  conseiller  en  notre  Conseil 
»  royal  et  intendant  de  nos  finances.  » 

Celui-ci  et  Letellier  écrivent  de  même  aux  corps  de  justice,  aux 
intendants  et  gens  de  finance,  pour  les  «  conjurer  fortement  de 


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230 


LOUIS  XIV  FONDATEUR 


»  s’intéresser  dans  la  Compagnie  suivant  leurs  facultés,  *  en  suivant 
l’exemple  donné  par  «  le  Roy,  les  Reines,  Monseigneur  le  Dauphin, 
»  les  princes  du  sang  et  toutes  les  personnes  de  qualité.  » 

A  toutes  ces  lettres  était  joint  un  exemplaire  du  discours  du  fidèle 
sujet  du  roi. 

La  pression  semblait  devoir  être  irrésistible,  et  cependant  le 
succès  fut  incomplet;  le  capital  ne  fut  souscrit  qu’en  partie;  à  Paris 
on  fut  même  plus  froid  qu’en  province. 

Cependant  la  Société  fut  constituée  et  approuvée  par  édit  enregistré 
au  Parlement  le  1"  septembre  1664. 


Il  s’agissait  de  nommer  les  directeurs,  nous  dirions  aujourd’hui 
les  administrateurs,  en  remplacement  des  syndics,  qui  n’avaient  eu 
qu’une  mission  provisoire  et  spéciale  pour  la  constitution  de  la 
Société. 

Cette  nomination  aurait  dû  avoir  lieu  dans  les  trois  mois  de  l’en¬ 
registrement  de  l’édit  d’approbation,  et  l’on  était  au  mois  de  mars 
1665.  Mais  elle  avait  été  intentionnellement  retardée  pour  permettre 
d’accomplir  ce  qu’on  est  en  droit  d’appeler  une  audacieuse  violation 
des  statuts,  et  cela  à  l’instigation  du  roi  lui-même 

Celui-ci  avait  des  vues  sur  Madagascar,  et  il  voulait  s’emparer 
de  la  grande  île  malgache  pour  la  coloniser;  c’était  pour  lui  la  base 
d’un  empire  colonial  qu’il  avait  caressé  l’idée  de  fonder  dans  cette 
partie  du  monde,  et  auquel  il  donnait  par  avance  le  nom  de  France 
orientale.  Il  avait  posé  très  adroitement  les  premiers  jalons  de  ce 
projet,  d’abord  dans  la  brochure  de  Charpentier  qui  en  avait  vanté 
tous  les  avantages,  puis  dans  les  statuts  mêmes  de  la  Compagnie, 
à  laquelle  l’ile,  où  nous  avions  déjà  quelques  établissements,  était 
concédée  à  perpétuité.  Mais  les  statuts  ne  visaient,  comme  objet 
direct  et  restreint,  que  le  commerce  des  Indes;  et  l’ile  de  Madagascar, 
qui  était  sur  la  roule,  ne  semblait  devoir  être  envisagée  que  comme 
point  de  relâche  et  de  ravitaillement. 

Or  les  syndics  se  laissèrent  si  bien  circonvenir  qu’ils  consentirent, 
sans  plus  attendre,  à  l’envoi  d’une  première  expédition  pour  prendre 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 


231 


possession  de  l’ile;  simple  mesure  conservatoire,  leur  disait-on, 
et  dont  les  actionnaires  n’oseraient  refuser  la  ratification. 

Parmi  ceux-ci  cependant  un  assez  vif  mécontentement  s’était 
manifesté  ;  on  transformait  en  une  œuvre  d’Etat  une  entreprise 
de  spéculation  privée;  il  y  avait  encore  des  juges  au  Parlement, 
et  la  responsabilité  des  syndics,  se  trouvait  si  gravement  engagée 
que  ceux-ci  demandèrent  une  déclaration  royale  pour  les  couvrir, 
et  elle  leur  fut  accordée. 

Mais  n’y  avait-il  pas  tout  à  craindre  de  leurs  successeurs,  de  ces 
directeurs  dont  les  statuts  remettaient  la  nomination  aux  action¬ 
naires  eux-mêmes?  Leur  choix  avait  donc  aux  yeux  du  roi  une 
importance  capitale,  et  il  aurait  à  subir  la  décision  de  l’assemblée 
générale,  ici  plus  souveraine  que  lui-même.  Aussi  nous  l’allons  voir 
encore  une  fois  intervenir  de  sa  personne;  et  comme  il  n’a  plus 
maintenant  à  dissimuler,  ce  sera  pour  se  rendre  maître  de  l’assem¬ 
blée  et  lui  imposer  sa  volonté.  Lui  qui  a  naguère  soumis  le  Parlement 
il  ne  saurait  s’assujettir  à  la  domination  de  quelques  marchands  à 
vue  étroite,  auxquels  il  a  fait  l’honneur  de  les  associer  à  ses  desseins, 
mais  qui  sont  incapables  de  comprendre  les  grands  intérêts  de  l’Etat. 

C’est  donc  au  Louvre  même,  *  dans  l’appartement  du  Roy,  en 

présence  de  Sa  Majesté  »  que  se  réuniront  les  actionnaires.  Ils 

reçoivent  à  l’avance  une  liste  de  104  personnes,  sur  laquelle  ils  auront 
à  élire  les  douze  directeurs.  Puis,  dans  l’assemblée,  le  roi  fait  dire, 
par  le  chancelier  Le  Tellier,  que  trois  seront  désignés  par  lui-même, 
toute  liberté  leur  étant  laissée  pour  le  choix  des  neuf  autres. 

Mais  la  liberté  est  sujette  à  l’erreur,  et  quelques  précautions  sont 
prises  contre  le  secret  du  vote  :  ainsi,  chaque  actionnaire  devait 
apposer  son  cachet  sur  son  bulletin  ;  et  lorsque  les  bulletins  eurent 
été  déposés  dans  les  urnes,  c’est  Charpentier  qui  l’avoue  sans  aucun 
détour,  *  le  Roy  leva  la  séance  et  rentra  dans  son  cabinet  en 

»  ordonnant  d’apporter  les  urnes  afin  de  faire  faire  le  scrutin  en 

»  sa  présence.  »  Le  procès-verbal,  en  faisant  connaitre  le  résultat 
du  vote,  donne  les  noms  des  neuf  élus,  qui  sont  «  neuf  marchands 
»  des  meilleurs  et  plus  accrédités  de  cette  ville  de  Paris.  »  Il  eût  été 
bien  ingrat  de  ne  pas  les  qualifier  ainsi.  Le  procès-verbal  est  signé 
de  la  propre  main  du  roi. 


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232 


LOUIS  XIV  FONDATEUR 


* 

*  ¥ 

Avec  la  connivence  assurée  de  ces  excellents  administrateurs, 
le  commerce  des  Indes  fut  de  plus  en  plus  oublié.  Une  seconde 
et  grande  expédition  fut  envoyée  à  Madagascar;  mais  elle  échoua 
complètement,  et  lorsqu’on  fit  aux  actionnaires  de  nouveaux  appels 
de  fonds,  ils  refusèrent  presque  tous  de  verser,  en  déclarant  vouloir 
profiter  d’une  clause  statutaire  qui  les  en  dispensait  en  abandonnant 
les  premiers  fonds.  C’était  un  désarroi  général,  et  pour  essayer 
de  ramener  ou  de  retenir  toute  cette  masse  d’adhérents  qui  se 
désagrégeait,  on  résolut  de  réunir  une  nouvelle  assemblée  générale 
où  le  roi  viendrait  encore  en  personne  pour  essayer  la  puissance 
de  son  prestige. 

Elle  se  tint  aux  Tuileries  le  15  décembre  1668.  Colbert  fit  l’aveu 
qui  dut  bien  coûter  à  son  maître,  qu’on  avait  commis  une  faute 
considérable  en  envoyant  des  flottes  à  l’ile  Dauphine,  et  il  dut  être 
cruel  surtout  pour  ces  pauvres  directeurs  qui,  d’après  le  langage 
du  ministre,  semblaient  s’accuser  eux-mêmes  de  la  faute  commise. 
Est-ce  à  dire  qu’on  allait  abandonner  le  projet  de  colonisation? 
Nullement,  et  il  n’était  pas  même  permis  de  douter  du  succès  final, 
»  puisque  Sa  Majesté  avait  formé  ce  projet,  et  qu’elle  ne  se  plaisait 
»  qu’aux  grandes  choses  et  à  rendre  possibles  celles  qui  avaient 
»  paru  impossibles  jusqu’à  présent.  » 

Louis  XIV  prit  la  parole  à  son  tour,  et  le  procès-verbal  de  la 
séance,  signé  de  lui  et  de  Le  Tellier,  contient  la  substance  authen¬ 
tique  du  discours  qu’il  prononça.  Ce  discours  témoigne  de  la  foi 
profonde,  inaltérable  que  le  roi  avait  conçue  et  conservée  «  dans 
*  le  succès  d’une  entreprise  sy  grande  et  sy  glorieuse  à  son  Estât 
»  et  à  son  règne.  »  Il  rappelle  qu’il  a  fait  payer  de  ses  deniers  plus 
de  quatre  millions,  et  consenti  à  laisser  prélever  sur  celte  mise  toute 
la  perte  qui  surviendrait  dans  les  dix  premières  années;  il  assure 
que  ses  finances  sont  en  assez  bon  état  pour  faire  face  à  de  nouveaux 
besoins. 

Cependant  il  compte  aussi  sur  le  concours  des  actionnaires,  et 
il  ne  peut  contenir  son  irritation  contre  ceux  qui  se  sont  désintéressés 
de  l’affaire  ;  il  s’emporte  jusqu’à  dire  «  qu’il  avait  vu  le  rôle 


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D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS.  233 

»  de  ceux  qui  avaient  abandonné  et  qui  n’avaient  pas  voulu  hazarder 
»  quelque  petite  somme  en  une  affaire  qu’ils  sçavaient  lui  estre 
»  fort  agréable  ;  et  qu’encore  qu’il  eust  bien  voulu  ne  s’en  pas 
»  souvenir,  sa  mémoire  se  trouvait  trop  bonne  pour  les  oublier.  » 

Vaines  menaces!  aussi  vaines  que  les  promesses;  l’orgueil  de  ce 
roi  qui  se  plaisait  à  faire  l’impossible  dut  s’abaisser  devant  l’impla¬ 
cable  fatalité  des  événements.  Dès  l’année  suivante,  à  la  suite  de 
nouveaux  désastres  survenus  et  connus  du  public,  il  dut  se  résigner 
à  reprendre  à  la  Compagnie,  au  prix  d’un  million,  cette  île  de 
Madagascar  qui  depuis  a  subi  tant  de  fortunes  diverses,  et  que 
la  France  revendique,  aujourd’hui  encore,  comme  un  héritage  de 
Louis  XIV. 

* 

*  * 

Je  ne  voulais  tracer  qu’une  simple  esquisse,  pour  mettre  un  trait 
de  lumière  sur  le  côté,  quelque  peu  obscurci  par  la  légende,  d’une 
grande  figure  historique.  Mais,  si  je  ne  sais  me  borner,  la  toile, 
toujours  tendue,  finira  par  faire  éclater  le  cadre.  Aussi  je  m’arrête, 
pour  me  résumer  en  quelques  mots,  et  en  demandant  grâce  pour 
ces  derniers  coups  de  pinceau. 

Il  est  désormais  hors  de  doute  que  Louis  XIV  a  participé  person¬ 
nellement  à  la  fondation  de  la  Compagnie  des  Indes;  que,  dans 
cette  entreprise,  à  laquelle  il  tenait  à  laisser  un  caractère  privé, 
pour  s’assurer  le  concours  financier  dont  il  avait  besoin,  il  a  déployé 
beaucoup  d’habileté,  et  même,  disons-le,  de  savoir-faire  ;  il  a  montré 
ce  que  nos  hommes  d’affaires  appellent  de  l’esprit  pratique. 

Le  titre  donné  par  nous  à  cette  étude  est  donc  justifié. 

A  l’origine,  il  n’a  été,  et  n’a  voulu  paraître  que  simple  actionnaire, 
mais  cet  actionnaire  se  nommait  Louis  de  Bourbon,  et  il  était  le  roi, 
celui  devant  qui  tout  pliait  et  tous  se  prosternaient.  Est-il  surprenant 
que  quelquefois,  pour  vaincre  certaines  difficultés  venant  des  hommes 
ou  des  choses,  il  ait  fait  sentir  le  poids  de  son  autorité?  qu’il  ne 
se  soit  pas  tenu  enfermé  dans  le  cercle  étroit  de  ses  attributions? 
qu’en  un  mot,  au  point  de  vue  strictement  juridique,  son  intervention 
n’ait  pas  été  suffisamment  ni  complètement  correcte? 

Il  y  aurait  peut-être  en  effet  un  réquisitoire  ingénieux  à  dresser 


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234  LOUIS  XIV  FONDATEUR  D’UNE  COMPAGNIE  PAR  ACTIONS. 

contre  des  abus  d’influence  ou  de  pouvoir;  un  austère  magistrat 
du  ministère  public  pourrait  y  trouver  l’occasion  de  tonner,  avec 
ou  sans  éloquence,  contre  la  violation  de  la  loi  du  contrat,  contre 
celte  déviation  audacieuse  et  préméditée  de  l’objet  social,  qui  de 
simple  opération  commerciale  a  été  transformé  en  une  entreprise 
décolonisation;  et  il  concluerait,  la  main  sur  la  conscience,  à 
toutes  sortes  de  responsabilités  et  de  pénalités.  Ce  serait  un  grand 
procès  de  plus  à  ajouter  au  catalogue  des  causes  célèbres. 

Mais  c’est  au  tribunal  de  l’Histoire,  et  non  au  palais  de  justice, 
que  cette  cause  doit  être  jugée;  et  en  faveur  de  l’accusé  il  y  a  cette 
circonstance,  qui  partout  serait  atténuante  et  doit  ici  l'absoudre, 
qu’il  s’est  inspiré  du  plus  désintéressé  et  du  plus  noble  des  mobiles, 
la  grandeur  et  la  prospérité  de  l’Etat.  S’il  a  poursuivi  avec  tant 
de  passion  son  œuvre  de  colonisation,  c’est  qu’il  avait  acquis  la  forte 
conviction  que  dans  la  lutte  économique  déjà  commencée  entre 
les  pays  maritimes  de  l'Europe,  la  victoire  serait  à  ceux  qui  possé¬ 
deraient  le  plus  de  colonies  florissantes.  De  la  part  du  jeune  monarque 
n’était-ce  pas  faire  preuve  de  haute  intelligence  autant  que  de 
patriotisme  ? 

Cependant  à  cette  époque  aussi  il  y  avait  des  malédictions  contre 
la  politique  coloniale,  mais  malédictions  silencieuses  et  provoquées 
surtout  par  le  froissement  d’intérêts  privés,  par  la  déception  d’action¬ 
naires  mécontents  de  l’échec  d’une  spéculation.  De  nos  jours  les 
choses  ne  se  passent  plus  de  même;  et  au  lieu  du  silence  imposé, 
il  y  a  les  mille  voix  d’une  presse  libre,  qui  discute,  critique,  flétrit 
les  intentions  ou  les  actes,  et  traîne  aux  gémonies  ceux  qui  ont  doté 
leur  pays  d’une  colonie  nouvelle. 

Mais  qu’importe  à  l’homme  qui  a  rempli  un  devoir!  Qu’importe 
à  l’impartiale  Histoire,  juge  souveraine  et  définitive  des  actions 
humaines?  S’il  a  fallu  deux  siècles  pour  rendre  justice  au  monarque 
colonisateur,  nos  contemporains  peuvent  bien  se  résigner  aux 
amertumes  de  l’heure  présente,  et  attendre  avec  quelque  patience 
le  verdict  de  l’avenir. 

VA  VASSEUR. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


235 


ADAM  LUX  »  CHARLOTTE  CORDAY 


Le  mercredi  17  juillet  1793,  vers  sept  heures  du  soir,  par  un  temps 
d’orage,  une  charrette  entourée  de  gendarmes  et  d’une  populace 
furieuse,  entrait  dans  la  rue  Saint-Honoré.  Cette  charrette  contenait 
Samson  le  bourreau,  et  Charlotte  Corday.  La  jeune  fille  portait  la 
chemise  rouge,  vêtement  sinistre  que  le  Code  pénal  de  1791  avait 
imposé  aux  meurtriers  Elle  s’en  allait  radieuse  au  supplice,  telle 
que  la  dépeint  André  Chénier  dans  son  Ode  immortelle  : 

Belle,  jeune,  brillante,  aux  bourreaux  amenée, 

Tu  semblais  t’avancer  sur  le  char  d’hyménée. 

Ton  front  resta  paisible  et  ton  regard  serein. 

Calme  sur  l’échafaud,  tu  méprisas  la  rage 
D’un  peuple  abject,  servile  et  fécond  en  outrage, 

Et  qui  se  croit  encore  et  libre  et  souverain!... 

Tout  à  coup,  un  peu  avant  d’arriver  à  la  place  de  la  Révolution, 
Charlotte  Corday  aperçut  un  jeune  homme  qui  la  contemplait  avec 
émotion  et  qui  essayait  de  se  rapprocher  de  la  charrette.  Elle  comprit 
qu’elle  avait  trouvé  un  ami  au  milieu  de  ces  bêtes  féroces.  Elle  le 
remercia  par  un  regard  de  sympathie.  Quelques  tours  de  roue  l’éloi¬ 
gnèrent  bientôt  de  l’inconnu  qui  sembla  se  perdre  dans  la  foule. 
Il  la  suivit  pourtant.  II  assista  à  son  supplice  et  il  ne  s’arracha  du  lieu 
de  l’exécution  qu’en  murmurant  ces  mots  devant  les  spectateurs 
étonnés  : 

Plus  grande  que  Brutus!... 

(t)  Loi  des  2ô  septembre  et  26  octobre  1791,  titre  I  (art.  4). 


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236 


ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


I 

Quel  est  cet  homme?  D’où  vient-il?  Que  va-t-il  faire?... 

Cet  homme  est  né  à  Obernburg  près  de  Mayence,  le  27  décembre 
1765.  11  s’appelle  Adam  Lux.  Je  le  désigne  simplement,  sans  dire 
comme  Esquiros  :  «  On  le  nommait  de  deux  beaux  noms  :  Adam  Lux, 
le  premier  homme  et  la  lumière  !...  »  1 

Si  l’on  en  croit  Esquiros  et  Lamartine,  il  avait  les  yeux  bleus  elles 
cheveux  blonds —  ce  qui  est  vraisemblable,  vu  son  origine  germanique. 
Mais  n’ayant  eu  en  ma  possession  qu’une  gravure  noire,  la  seule  que 
je  connaisse  sur  Adam  Lux,  je  ne  puis  confirmer  ces  détails.  Le 
personnage  dont  je  parle,  ressemblait  assez  au  Werther  de  Goethe. 
Les  yeux  clairs  et  doux,  le  nez  droit,  la  figure  ronde  encadrée  de  longs 
cheveux...  La  physionomie  avait  dans  l’ensemble  quelque  chose  de 
curieux,  de  rêveur  et  de  mélancolique  2. 

Adam  Lux  était  docteur  en  philosophie  et  en  médecine.  Jadis 
il  se  délassait  de  ses  travaux  spéculatifs  par  les  simples  travaux  de  la 
campagne.  Marié  à  une  Allemande  nommée  Sabine  Reuter,  il  avait 
acheté  un  petit  bien  à  Klostheim,  à  un  quart  d’heure  de  Mayence,  où 
il  vivait  modestement,  occupé  de  ses  études,  de  sa  femme  et  de  ses 
deux  filles.  Les  philosophes  français  lui  étaient  aussi  familiers  que  les 
philosophes  allemands. 

Depuis  quinze  ans  les  idées  de  réforme  qui  agitaient  la  France 
couraient  l’Europe.  On  retrouvait,  en  Allemagne  surtout,  les  mêmes 
inquiétudes,  les  mêmes  espérances,  la  même  sensibilité  et  le  même 
enthousiasme.  Des  écrivains  comme  Nicolaï,  Jacobi,  Forster,  Stramberg, 
des  littérateurs  comme  Jean  Paul  et  des  poètes  comme  Lessing, Goethe, 
Schiller  s’associaient  aux  sentiments  humanitaires  si  éloquemment 
exprimés  par  J. -J.  Rousseau  3.  C’était  précisément  le  philosophe 

(1)  Charlotte  Gorday>  tome  II,  chez  A.  Le  Gallois,  1811,  in-18. 

(2)  Voir  ce  qu’en  dit  M.  de  Lescure  daus  son  intéressant  ouvrage,  l’^motir  sovs 
la  Terreur ,  Dentu,  1882. 

(3)  Voir  Albert  Sorel,  Y  Europe  et  la  Révolution  française ,  tome  I#r,  p.  104  et  tout 
récemment  une  lecture  faite  à  l’Académie  des  sciences  morales  et  politiques  d'un 
mémoire  de  M.  Carnot  sur  les  Allemands  et  la  Révolution. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CÛRDAY. 


237 


qu'Adam  Lux  aimait  avec  passion,  partageant  ainsi  les  sympathies 
de  scs  compatriotes.  L’amour  des  idées  républicaines  devait  amener 
Adam  Lux  à  Paris.  On  va  voir  comment. 

Le  20  octobre  1792,  l’armée  française,  commandée  par  Custine, 
faisait  capituler  la  place  de  Mayence.  Le  26  octobre,  une  société 
favorable  aux  réformes  de  la  Révolution  s’installait  dans  la  grande  salle 
du  château  de  l’Electeur,  sous  la  présidence  du  négociant  Chantly. 
Le  27,  Custine  s’y  rendait  lui-même  et  y  prononçait  un  discours 
patriotique.  Sous  son  inspiration,  le  docteur  Dœhmer  y  donnait  lecture 
d’une  proclamation  en  langue  allemande,  adressée  à  l’humanité  opprimée 
dans  la  personne  des  bourgeois  et  des  paysans  de  l’Allemagne.  Adam 
Lux,  que  ces  nouveautés  politiques  avaient  entièrement  séduit,  ne 
manquait  aucune  des  séances  de  la  société.  Le  3  novembre,  on  lisait 
à  la  Convention  une  lettre  des  Amis  de  la  Liberté  et  de  l’Egalité  de 
Strasbourg,  annonçant  le  désir  des  Mayençais  d’être  réunis  à  la  France. 
Le  représentant  Bulh  s’écriait  alors  :  «  Les  Mayençais  sont  le  peuple 
de  l’Allemagne  le  plus  digne  de  la  liberté  !»  Et  la  proposition  de 
réunion  était  renvoyée  au  Comité  de  législation. 

Le  12  novembre,  la  Société  des  Amis  de  la  Liberté  et  de  l’Egalité 
créée  à  Mayence,  faisait  faire  deux  registres,  l’un  relié  en  maroquin 
rouge,  l’autre  en  maroquin  noir;  puis  elle  invitait  les  habitants  de 
la  ville,  âgés  de  vingt-et-un  ans  au  moins,  à  se  trouver  le  8  décembre 
dans  la  grande  salle  du  palais  électoral.  Ceux  qui  voulaient  accepter 
la  nouvelle  Constitution  étaient  priés  d’inscrire  leurs  noms  sur  le 
registre  rouge  ;  ceux  qui  voulaient  conserver  l’ancien  ordre  de  choses 
devaient  s’inscrire  sur  le  registre  noir.  Les  votes  émis  furent  favorables 
à  la  réunion  de  Mayence  à  la  France.  Trois  mois  se  passèrent  occupés 
à  discuter  les  nouvelles  réformes.  Le  1 7  mars,  la  Convention  mayen- 
çaise,  établie  en  vertu  du  décret  du  17  décembre  1792  de  la  Convention 
nationale,  ouvrait  ses  séances.  Adam  Lux  figurait  parmi  les  députés. 
Le  18,  elle  déclarait  son  indépendance  et  proclamait  la  déchéance 
de  tous  les  chanoines,  prêtres  et  seigneurs,  ainsi  que  la  suppression 
de  leurs  droits  et  privilèges.  Le  21  mars,  elle  donnait  au  vœu  des 
Mayençais  pour  leur  réunion  à  la  France  la  forme  solennelle  d’un 
décret.  Adam  Lux  avait  parlé  en  faveur  de  cette  réunion,  établissant 
«  qu’il  était  nécessaire  avant  tout  de  réunir  tous  les  peuples  contre 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


le  despotisme.  *  La  Convention  mayençaise  choisit  alors  trois  députés 
extraordinaires  pour  porter  le  vœu  et  le  décret  à  la  Convention  natio¬ 
nale.  Ces  députés  étaient  Georges  Forster,  le  professeur  d’histoire 
naturelle,  Adam  Lux  et  le  négociant  Potocki.  Ils  furent  adressés  au 
représentant  llaussmann  qui  les  fit  admettre  aux  honneurs  de  la  séance, 
le  30  mars  1793.  La  Convention  décréta  à  l’unanimité  que  la  ville 
de  Mayence  faisait  partie  intégrante  de  la  République  française  et  le 
président,  Jean  Debry,  —  le  même  qui  plus  tard  devait  échapper  au 
guet-apens  de  Rastadt  —  donna,  aux  applaudissements  de  ses  collègues 
et  des  spectateurs  des  tribunes,  «  le  baiser  fraternel  à  Georges  Forster 
et  à  Adam  Lux.  »  Quelques  jours  après,  les  troupes  de  Custine  subis¬ 
saient  un  échec  à  Üingen.  La  défense  de  Mayence  était  confiée  au 
général  Varé  qui,  malgré  ses  énergiques  eflorts,  fut  réduit  à  capituler 
le  22  juillet.  Cette  capitulation  devait  faire  tomber  la  tète  du  brave 
Custine,  injustement  accusé  de  n'avoir  pas  su  résister  à  l’ennemi. 

Ainsi  les  événements  retinrent  Adam  Lux  à  Paris.  Il  en  profita 
pour  étudier  de  près  la  marche  de  la  Révolution.  Il  alla  au 
club  des  Jacobins,  mais  ce  qu’il  y  entendit  le  dégoûta  d’y  retourner. 
Républicain  modéré,  il  s’était  lié  avec  les  Girondins  et  spécialement 
avec  Guadet.  11  partageait  les  idées  du  parti,  suivait  assidûment  les 
séances  de  la  Convention,  et  entre  temps  se  délassait  de  la  politique 
par  la  lecture  d’Horace. 

Le  docteur  Wcdekind,  un  de  ses  amis,  nous  atteste  dans  le  nail 
langage  du  temps,  qu’il  était  «  bon  mari,  bon  père,  conseil  et  ami 
de  ses  voisins,  citoyen  vertueux,  doué  d’une  âme  pure  et  d’un  cœur 
sensible.  »  1  On  reconnaîtra  bientôt  qu’Adam  Lux  avait  surtout  une 
âme  énergique  et  fière.  Il  avait  cru  à  la  beauté  et  à  la  réalité  des 
principes  nouveaux  qu’un  grand  capitaine  appellera  plus  tard  <  les 
vérités  de  la  Révolution.  »  Les  déplorables  événements  des  31  mai  et 
2  juin  lui  causèrent  la  douleur  la  plus  vive.  Le  spectacle  inattendu 
de  la  proscription  des  Girondins,  ses  amis,  le  bouleversa  à  un  tel  point 
qu’il  songea  au  suicide.  Mais  il  ne  voulait  pas  un  suicide  ordinaire. 
On  en  jugera  par  celte  lettre  qu’il  adressait  le  6  juin  1793  à  ses  amis 


(t)  Voyez  beux  : Mémoire »  peur  servir  à  l'hisloire  de  la  Révolution  par  Adam  Lui, 
Strasbourg,  an  III. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


230 

Guadet  et  Pétion.  Je  l’ai  copiée  sur  la  minute,  lui  laissant  la  saveur 
originale  de  ses  germanismes. 

«  Je  vous  communique  ma  résolution  que  je  pris  depuis  le  1er  juin. 
La  violente  indignation  que  je  conçois  contre  le  triomphe  du  crime 
et  l’espérance  que  ma  mort,  dans  une  pareille  crise,  pourrait  faire 
quelque  sensation  dans  l’esprit  des  citoyens  et  éviter  la  dissolution 
entière  de  la  Convention,  m'ont  déterminé  de  faire  un  sacrifice  de 
mon  sang  et  de  finir  ma  vie  innocente  par  une  mort  plus  utile  à  la 
liberté  que  ma  vie  ne  le  pourrait  jamais  être.  Voici  donc  le  premier 
motif  et  celui  qui  le  détermine.  L’autre  est  pour  honorer  la  mémoire 
de  mon  maître  J. -J.  Rousseau  par  un  acte  de  patriotisme  au  dessus 
de  la  calomnie  et  de  tout  soupçon.  Il  est  vrai  que  je  laisse  ma  femme 
et  mes  deux  filles  sans  appui  et  (mon  bien  détruit  par  la  guerre) 
même  sans  pain.  Mais  la  liberté  mourante  je  ne  survivrais  jamais,  et 
si  elle  triomphe,  j’espère  que  la  Convention,  appréciant  les  motifs  de 
ma  mort,  n’oubliera  jamais  ma  femme  et  mes  enfants. 

»  Je  laisse  un  Mémoire  sur  notre  situation  à  la  Convention  que  je  ne 
communique  point  à  vous,  pour  ôter  à  la  calomnie  la  possibilité  de 
dire  que  vous  y  aviez  concouru.  Nos  réflexions  dérivent  également 
de  moi  seul  comme  une  résolution  de  mourir,  qui  ne  peut  se  prendre 
ni  s’exécuter  que  par  un  esprit  qui  en  cela  se  suffit  à  soi-mème. 
Je  suis  de  la  chose  publique,  pas  d’aucun  parti  et  je  cesserai  demain 
de  vous  estimer  si  vous  pouviez  être  d’un  autre  parti  que  de  la  ehosc 
publique  pour  qui  vous  et  vos  semblables  souffrirent  actuellement. 

»  Je  salue  tendrement  le  vertueux  Roland,  le  courageux  Vergniaud, 
le  républicain  Rrissot  et  Gensonné.  Je  le  regrette  bien  de  n’avoir  pu 
faire  leur  connaissance.  Cependant,  j’espère  gagner  leur  estime  et 
celle  des  âmes  républicaines.  D’ailleurs  j’avoue  que,  dans  tout  cas,  il 
me  suffit  d’avoir  le  suffrage  de  ma  propre  conscience  que  j’emporte 
avec  moi  et  dont  je  jouirai  dans  l’autre  vie. 

»  Je  salue  vos  épouses  et  j’embrasse  vos  enfants. 

Adam  Lux. 

P.-S.  —  A  tout  prix  je  veux,  habillé  comme  je  suis  en  ce  moment, 


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*40  ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 

être  enterré  à  Ermenonville  et  je  prie  M.  Girard  in  1 2  d'agréer  à  ma 
poussière  un  tombeau  sur  la  colline  vis  à  vis  du  tombeau  de  J.-J. 
Rousseau  au  dessous  du  temple  de  la  Philosophie  sous  un  chêne,  au  pied 
de  laquelle  il  y  a  une  pierre  médiocre.  L’inscription  soit  simplement  : 

«  Ci-gît  Adam  Lux,  un  disciple  de  Jean-Jacques  Rousseau.  »  * 

Disciple  de  Jean-Jacques  Rousseau,  il  l’était  incontestablement,  car 
en  se  suicidant  il  aurait  imité  son  maître  qui  s’est  tué  d’un  coup 
de  pistolet,  suicide  dont  on  ne  peut  plus  douter  aujourd’hui,  après  la 
déclaration  formelle  du  docteur  Dubois  et  les  recherches  si  catégo¬ 
riques  de  M.  Alfred  Bougeault.  11  est  vrai  que  cette  fin  peut  étonner 
de  la  part  d’un  homme  qui  a  écrit  : 

«  Le  suicide  est  une  mort  furtive  et  honteuse.  C’est  un  vol  fait  au 
genre  humain.  »  Mais  réflexion  faite,  faut-il  exiger  de  tous  les  philo¬ 
sophes  de  mettre  d’accord  leurs  actes  avec  leurs  opinions  ?...  Certains 
trouveraient  cette  exigence  indiscrète. 

Le  jour  même  de  son  suicide,  Adam  Lux  devait  prononcer  à 
la  barre  de  la  Convention  un  discours  dont  j’ai  également  retrouvé 
la  minute  et  où  il  manifestait  sa  haine  pour  l’injustice  et  la 
tyrannie.  Il  déplorait  les  divisions  qui  déchiraient  l’Assemblée;  il 
attaquait  les  intrigants  qui  traitaient  le  talent  de  conspiration  et  la 
vertu  de  forfait.  Il  s’écriait  :  c  Moi,  je  jurai  d’ètre  libre  ou  de  mourir. 
Par  conséquent,  il  est  bien  temps  de  m’en  aller.  Depuis  le  2  juin  j’ai 
la  vie  en  horreur.  Moi  disciple  de  J. -J.  Rousseau,  j’aurais  la  lâcheté 
d’être  spectateur  paisible  de  ces  hommes,  de  voir  la  liberté,  la  vertu 
opprimées  et  le  crime  triomphant  ?  Non.  » 

Adam  Lux  regrettait  maintenant  d’avoir  écoulé  le  vœu  de  ses 
concitoyens.  S’il  avait  prévu,  disait-il,  la  lutte  et  l’esprit  de  parti 
qui  distinguent  la  Plaine  et  la  Montagne,  il  se  serait  abstenu 
d’engager  les  hommes  de  son  pays  à  se  réunir  avec  la  France.  «  En 
arrivant,  j’avais  résolu  de  fréquenter  toutes  les  séances  des  Jacobins, 
mais  la  seconde  suffit  pour  m’en  dégoûter.  »  11  maudissait  l’insurrec- 


(1) 11  s’agit  d  u  marq  u  is  de  G  irard  in ,  am  i  de  J.  J .  Rousseau  et  possesseur  d’Ermenonville. 

(2)  A  rchives  Nationales,  W  293,  Lettre  en  partie  inédite. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


241 

lion  du  31  mai,  car  l’homme  juste  ne  pouvait  composer  avec  les 
méchants.  <  La  paix  est  bonne  de  soi,  disait  La  Fontaine,  mais  que 
sert-elle  avec  déshonneur  et  sans  foi  ?»  Il  demandait,  comme  il  le 
fera  plus  tard  dans  son  Avis  aux  Français ,  que  l’on  décrétât  une 
constitution  républicaine,  qu'on  supprimât  le  Conseil  municipal  de 
Paris,  qu’on  rapportât  le  décret  d’arrestation  des  32  et  qu’on  anéantit 
la  secte  des  Jacobins.  11  terminait  par  ces  lignes  touchantes  : 

<  Si  l’oubli  de  moi,  de  ma  femme  et  de  mes  enfants,  si  le  sacrifice 
de  ma  vie  pouvaient  ouvrir  les  yeux  aux  mandataires  de  ce  peuple 
innombrable,  digne  de  la  liberté  et  du  bonheur,  que  je  voudrais  me 
féliciter  d’avoir  versé  mon  sang!...  s  II  parlait  là,  comme  parlera 
un  mois  après  Charlotte  Corday  elle-même  : 

«  Je  veux  que  mon  dernier  soupir  soit  utile  à  mes  concitoyens, 
que  ma  tète  portée  dans  Paris  soit  un  signe  de  ralliement  pour  tous 
les  amis  des  lois.  » 

Guadet  dissuade  Adam  Lux  de  mettre  fin  à  scs  jours  par  le  suicide. 
Adam  Lux  consent  seulement  à  retarder  sa  propre  immolation.  11  en 
donne  les  motifs  par  cette  seconde  lettre  adressée  au  Girondin,  son 
ami.  1 

«  Paris,  ce  19  juin  1793. 

«  Citoyen  Guadet, 

«  Quand  je  vous  ai  communiqué,  il  y  a  huit  jours,  mon  dessein  de 
mourir,  vous  tâchiez  de  me  faire  changer  d’une  résolution  en 
alléguant  vos  raisons.  Je  les  ai  pesées  depuis  mûrement  et  je  ne  les 
trouve  point  suffisantes  pour  éloulfer  celle  voix  intérieure  qui,  née 
de  l’amour  de  la  patrie,  me  provoqua.  Non.  Moi  je  suis  convaincu  que 
ma  mort  sera  plus  utile  que  ma  vie  ne  le  sera  point.  Dans  une  pareille 
crise  il  faut  des  exemples. 

Si  les  choses  restent  comme  elles  sont  présentement,  je  ne  survivrai 
point  à  la  mort  de  la  liberté  française.  Si  elles  changent,  je  serai 
compté,  j’espère,  parmi  ceux  qui  contribuaient  à  ce  changement. 
Toutefois  quoique  arrivera,  j’aurai  fait  un  acte  d’un  républicain  qui 
hait  plus  l’injustice  qu’il  n’aime  point  la  vie.  Je  donnerai  l’exemple  de 
ce  qu’il  faut  faire  pour  braver  le  triomphe  du  crime  favorisé  par 
l’accident. 

Nam  si  parva  licet  componere  magnis, 
mai-juin  1888.  16 


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$42  ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 

ma  mort  fera  aimer  le  vers  du  poète  : 


Xiclrix  plaçait  Dits,  sed  vicia  Catoni. 

J 'ai  envie  de  mériter  l’estime  des  vrais  républicains.  S’ils  me  regrettent, 
tant  mieux  pour  moi.  J’aime  plus  d’être  mort  et  regretté  d’eux  que 
de  vivre  et  voir  calomniés  ces  précieux  défenseurs  de  la  liberté  française 
dont  l’oppression  me  perce  le  cœur.  Cette  douleur  d’une  âme  juste 
n’esl-elle  pas  cent  fois  plus  insupportable  qu’une  mort  honorable'? 
Ma  propre  expérience  me  l’apprit,  car  depuis  le  30  mai  jusqu’au  2  juin, 
j’ai  souffert  horriblement  et  aussitôt  que  je  résolus  de  mourir,  le  calme 
de  mon  âme  est  revenu  et  depuis  ce  jour,  je  suis  vraiment  tranquille 
et  heureux. 

Si  comme  j’espère,  l’orage  passe,  n’oubliez  pas,  braves  républicains, 
que  ma  femme  avec  mes  enfants  manquent  de  pain.  Sans  doute 
l’homme  marié  doit  ses  soins,  sa  vie  à  sa  famille,  mais  la  patrie  en 
danger  a  la  priorité....  »  1 

Adam  Lux  espère  que  sa  mort  servira  à  la  ruine  des  violents  et  lui 
suscitera  des  vengeurs  qui  chasseront  les  prescripteurs  des  Girondins. 
Il  veut  mourir  enfin,  parce  qu’il  est  las  de  la  faiblesse  des  uns,  de 
l’audace  et  de  la  barbarie  des  autres.  Comme  toutes  les  âmes,  chez 
qui  la  passion  dérange  quelque  peu  l’équilibre,  il  ne  voit  plus  d’autre 
consolation  que  la  mort. 


II 

Du  19  juin  au  13  juillet  1793,  Adam  Lux  ne  paraît  plus  ni  aux 
clubs  ni  à  la  Convention.  Il  est  occupé  à  préciser  et  à  compléter,  sous 
le  litre  d’Atds  aux  Français,  les  réflexions  politiques  qu’il  comptait 
faire  lire  par  ses  amis  le  lendemain  de  son  suicide.  Chose  curieuse, 
cet  Avis  aux  Français,  daté  du  13  juillet  1793,  se  rencontre  en 
plusieurs  parties  avec  l’Adresse  aux  Français  que  Chabot  saisit  sur  la 
personne  de  Charlotte  Corday,  dans  la  nuit  du  13  au  14  juillet.  Adam 

(1)  Archives  nationales,  W.  293. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


243 


Lux  ne  pouvait  pas  connailre  cette  Adresse  Mais  ce  n’était  point  un 
hasard  inexplicable  qui  créait  cette  soudaine  corrélation  entre  lui  et 
Charlotte  Corday.  Tous  deux  avaient  le  même  amour  de  la  liberté,  la 
même  horreur  de  la  tyrannie.  Tous  deux  protestaient  également 
contre  les  fureurs  et  les  violences  des  révolutionnaires.  «  Je  prétends, 
s’écriait  Adam  Lux,  que  les  meneurs  des  Jacobins  sont  des  hommes 
criminels  et  coupables,  ayant  toujours  à  la  bouche  les  mots  de 
république  et  de  vertu,  auxquelles  leurs  maximes  et  leur  conduite 
sont  toujours  opposées.  Ces  fripons  usurpent  très  souvent  le  nom  des 
grands  hommes  en  faisant  l'éloge  de  Rousseau,  de  Brulus  et  d’autres 
ennemis  de  l’oppression,  qui  tous  déjà  seraient  guillotinés,  s’ils 
avaient  le  malheur  de  vivre  sous  le  sceptre  des  vainqueurs  du  31  mai... 
Chez  eux  toute  supériorité,  hors  celle  du  vice,  est  traitée  de  conspi¬ 
ration.  Des  hommes  dépourvus  de  tout  talent,  hormis  de  celui  des 
poumons,  s’élancent  à  leur  tribune  et  déclament  contre  des  généraux, 
des  officiers  et  des  magistrats  qui,  vieillis  honorablement  au  service  de 
la  patrie,  offrent  à  chaque  instant  leurs  soins  et  leur  sang  à  la 
République  ;  et  je  m’étonne  qu’ils  n’aient  pu  réussir  à  faire  plus  de 
traîtres  que  nous  n’en  avons  !  » 1  2 

Et  dénonçant  les  Jacobins  comme  des  scélérats  qu’il  faut  punir,  il 
leur  jette  ce  défi  à  la  face  : 

«  Messeigneurs  les  usurpateurs,  il  ne  m’échappe  point  que  vous 
êtes  tout-puissants,  et  que  mon  sort  est  entre  vos  mains  auxquelles 
je  ne  veux  pas  me  soustraire  pour  vous  montrer  que  d’aussi  vils 
maîtres  que  vous  ne  peuvent  intimider  les  vrais  républicains.  J’ajoute 
que  je  ne  cesserai  jamais  de  vous  mépriser  comme  des  criminels,  de 
vous  haïr  comme  des  ennemis  du  bien  public  et  de  concourir  de  toutes 
mes  forces  pour  vous  détrôner.  Après  une  telle  déclaration,  il  sera  de 
votre  convenance  de  me  faire  l’honneur  de  vos  cachots  ou  de  votre 
guillotine,  mais  je  saurai  les  braver.  Je  serai  plus  heureux  en  souffrant 
pour  la  liberté  que  je  ne  le  suis  en  restant  paisible  spectateur  de  votre 
despotisme  !  » 

(1)  Voir  le  fac-similé  de  l'Adresse  dans  la  Charlolle  Corday  publiée  par 
G.  Moreau-Chaslon.  —  Miard,  1864. 

(2)  Voir  les  mêmes  réflexions  dans  l'article  d'André  Chénier,  Des  manoeuvres  des 
Jacobins  —  10  juin  1792. 


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241 


ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 


Et  le  même  jour,  de  son  côté,  Charlotte  Corday  disait  à  ses  com¬ 
patriotes  : 

«  Les  factions  éclatent  de  toutes  parts.  La  Montagne  triomphe  par 
le  crime  et  l’oppression.  Quelques  monstres,  abreuvés  de  notre  sang, 
conduisent  ces  détestables  complots.  Nous  travaillons  à  notre  perle 
avec  plus  de  zèle  et  d’énergie  que  l’on  n’en  mil  jamais  à  conquérir  la 
liberté.  O  Français,  encore  un  peu  de  temps  et  il  ne  restera  de  vous 
que  le  souvenir  de  votre  existence.  Français,  vous  connaissez  vos 
ennemis,  levez-vous,  marchez  !  Que  la  Montagne  anéantie  ne  laisse 
plus  que  des  frères,  des  amis  !...  0  ma  patrie,  tes  infortunes  déchirent 
mon  cœur.  Je  ne  puis  que  t’offrir  ma  vie  et  je  rends  grâces  au  Ciel 
de  la  liberté  que  j’ai  d’en  disposer....  Si  je  ne  réussis  pas  dans  mon 
entreprise,  Français,  je  vous  ai  montré  le  chemin.  Vous  connaissez 
vos  ennemis,  marchez,  frappez  !....  » 

Tous  deux  sont  animés  par  le  sentiment  irrésistible  de  proclamer  la 
vérité  même  au  péril  de  leur  vie.  Tous  deux  ont  dit  avec  le  jeune 
poète,  leur  digne  émule  : 

Mourir  sans  vider  mon  carquois. 

Sans  percer,  sans  fouler,  sans  pétrir  dans  leur  fange 
Ces  bourreaux  barbouilleurs  de  lois, 

Ces  tyrans  effrontés  de  la  France  asservie, 

Egorgée  !...  O  mon  cher  trésor, 

O  ma  plume  !...  Fiel,  bile,  horreur,  dieux  de  ma  vie, 

Par  vous  seuls  je  respire  encor  !... 

Charlotte  Corday  dénonce  les  Montagnards,  Adam  Lux  dénonce  les 
Jacobins.  Tous  deux  veulent,  par  leur  propre  immolation  prévenir  la 
guerre  civile;  tous  deux  espèrent  enfin  assurer  la  punition  du  crime  et 
le  règne  de  la  justice,  dans  une  République  fondée  sur  une  réelle 
fraternité.  1 


III 

Au  moment  où  Adam  Lux  fait  imprimer  cet  Avis  aux  Français 
qui  renferme  des  opinions  et  des  aperçus  politiques  étonnants,  il 
apprend  que  Charlotte  Corday  vient  de  tuer  Marat.  Celle  nouvelle 

(I)  Voyez  l 'Avis  au  peuple  français  d'André  Chénier. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 


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l’agile  et  le  transporte.  Le  principal  auteur  de  la  proscription  des 
Girondins  est  donc  justement  frappé.  Deux  jours  après,  Adam  Lux  lit 
fièvreusement  les  interrogatoires  de  Charlotte  Corday  et  dans  ses 
réponses  cornéliennes  il  retrouve  l’ardeur  et  l’exaltation  de  sa  propre 
pensée.  Je  n’en  cite  pour  exemple  que  trois  ou  quatre  : 

—  «  Qui  vous  a  engagée  à  commettre  ce  crime  ? 

—  J'ai  tué  un  homme  pour  en  sauver  cent  mille...  J’étais  répu¬ 
blicaine  bien  avant  la  Révolution  et  je  n’ai  jamais  manqué  d’énergie. 

—  Qu’entendez-vous  par  énergie  ? 

—  Ceux  qui  mettent  l’intérêt  particulier  de  côté  et  savent  se 
sacrifier  pour  leur  patrie. 

—  Croyez-vous  avoir  tué  tous  les  Marat  ? 

—  Celui-là  mort,  les  autres  auront  peur  peut-être!...  » 

Comment  voulez-vous  que  de  telles  réponses  n’aient  pas  surexcité 

Adam  Lux,  dont  elles  traduisaient  les  sentiments  ?...  Il  entend  bientôt 
annoncer  la  condamnation  à  mort  de  Charlotte,  il  court  au  devant  de 
la  charrette,  il  assiste  au  supplice;  il  voit  le  valet  Legros  souffleter  la 
tète  abattue,  il  jure  de  venger  l’héroïque  victime.  11  écrit  aussitôt  un 
éloge  passionné  de  Charlotte  Corday  ;  il  le  fait  imprimer  pour  être 
répandu  dans  Paris  avec  l’Auts  aux  Français.  Cet  éloge  semble  avoir 
été  composé  par  un  homme  tombé  subitement  amoureux  de  Charlotte 
Corday.  Qu’on  en  juge  par  ces  courts  extraits  : 

«  —  Ame  sublime,  fille  incomparable!  Je  ne  parlerai  point  de 
l’impression  que  tu  feras  sur  le  cœur  des  autres  ;  je  me  bornerai  à 
énoncer  les  sentiments  que  tu  as  fait  naître  dans  mon  âme. 

«  Le  mercredi  17  juillet,  jour  de  son  exécution,  vers  le  soir,  je 
fus  surpris  de  ce  jugement  précipité,  dont  je  n’ignorais  cependant 
aucun  détail.  J’en  savais  à  peu  près  assez  pour  conclure  que  celte 
personne  devait  montrer  un  courage  extraordinaire.  C’était  la  seule 
idée  de  ce  courage  qui  m’occupait  dans  la  rue  Saint-Honoré  en  la 
voyant  approcher  sur  la  charrette.  Mais  quel  fut  mon  étonnement, 
lorsque,  outre  une  intrépidité  que  j’attendais,  je  vis  celte  douceur 
inaltérable  «au  milieu  des  hurlements  barbares!....  Ce  regard  si  doux 
et  si  pénétrant  !....  Ces  étincelles  vives  et  humides  qui  éclataient  dans 
ces  beaux  yeux  et  dans  lesquels  parlait  une  âme  aussi  tendre  qu’intré¬ 
pide;  yeux  charmants  qui  auraient  dû  émouvoir  les  rochers!  Souvenir 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA Y. 


unique  et  immortel  !  Regards  d’un  ange  qui  pénétrèrent  mon  cœur, 
qui  le  remplirent  d’émotions  violentes  qui  me  furent  inconnues 
jusqu’alors  ;  émotions  dont  la  douceur  égale  l’amertume  et  dont  le 
sentiment  ne  s’effacera  qu’avec  mon  dernier  soupir!....  »  Il  décrit  son 
supplice  en  termes  exaltés.  «  Elle  monta  sur  l’échafaud....  elle  expira.... 
et  sa  grande  âme  s’éleva  au  sein  des  Caton  et  des  Brutus  et  de  peu 
d’autres  dont  elle  égale  ou  surpasse  les  mérites.  Elle  s’éleva  et  laissa  à 
tout  homme  humain  des  souvenirs,  et  à  moi  des  douleurs  et  des 
regrets  intarissables.  Charlotte,  âme  céleste,  n’étais-tu  qu’une  mor¬ 
telle?....  » 

Il  demande  à  grands  cris  la  même  mort.  Il  défie  les  Jacobins. 
«  S’ils  veulent  aussi  me  faire  l’honneur  de  leur  guillotine,  qui  désor¬ 
mais  à  mes  yeux  n’est  qu’un  autel  sur  lequel  on  immole  les  victimes 
et  qui,  par  le  sang  pur  versé  le  17  juillet,  a  perdu  toute  son  igno¬ 
minie;  s’ils  le  veulent,  dis-je,  je  les  prie,  ces  bourreaux,  de  faire  donner 
â  ma  tête  abattue  autant  de  soufflets  qu’ils  en  firent  donner  à  celle 
de  Charlotte  ;  je  les  prie  de  faire  pareillement  applaudir  à  ce  spectacle 
de  tigres  par  leur  populace  cannibale. 

«  Ah!  Parisiens,  est-ce  vous  qui  restez  paisibles,  pendant  qu’on 
commet  dans  vos  murs  autant  d’horreurs  qu’autrefois  on  y  voyait  de 
galanterie  ?....  Tu  me  pardonneras,  sublime  Charlotte,  s’il  m’est  impos¬ 
sible  de  montrer  dans  mes  derniers  moments  le  même  courage  et  la 
même  douceur  qui  te  distinguaient.  Je  me  réjouis  de  ta  supériorité, 
car  n’est-il  pas  juste  que  l’objet  adoré  soit  toujours  plus  élevé  et  tou¬ 
jours  plus  au  dessus  de  l’adorateur  ?....  » 

En  signant  cet  écrit,  Adam  Lux  savait  bien  qu’il  signait  son  propre 
arrêt.  Mais  qu’importait  la  mort  à  celui  qui  avait  vu  mourir  Charlotte 
Cordav?...  Guadet  avait  pu  retarder  le  suicide  d’Adam  Lux:  le  supplice 
de  Charlotte  lui  donna  une  nouvelle  hâte.  Les  derniers  regards  de 
celle  qu’il  appelait  un  ange  lui  firent  de  nouveau  désirer  la  mort. 

Les  termes  qu’il  emploie,  l’émotion  qu’il  témoigne,  l’enthou¬ 
siasme  et  l’exaltation  dont  il  est  animé,  tout  annonce  en  lui  un  amour 
subit,  un  amour  sceptique  et  immatériel  soit,  mais  enfin  un  amour 
réel.  L’amour  d’Adam  Lux  pour  Charlotte  Corday  n’est  donc  pas  une 
légende.  Tous  les  contemporains  l’ont  reconnu  et  je,  ne  sais  vraiment 
pas  comment  et  pourquoi  on  pourrait  le  contester. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 


247 


Trois  jours  après  la  publication  de  son  écrit,  Adam  Lux  est  arrêté. 
Un  cuistre  improvisé  commissaire  de  police,  le  nommé  Lestage,  va 
opérer  une  perquisition  à  Y  hôtel  des  Patriotes  hollandois  où  Adam 
Lux  demeurait  alors.  Il  y  découvre  quelques  exemplaires  de  TA  ris 
aux  Français  et  de  Charlotte  Corday,  la  Déclaration  des  Droits  de 
l’Homme  traduite  en  allemand  et  plusieurs  lettres. 

Perquisition  ayant  été  faite,  dit-il,  «  je  ne  si  est  trouvé  autre  chausc 
que  ce  qui  est  sus-mentionnc  (sic)  »  '.  Le  24  juillet,  le  Comité  de 
sûreté  générale,  composé  de  GufTroy,  Drouet,  Legrand,  Legendre  et 
Amar  interroge  Adam  Lux.  Le  député  extraordinaire  de  Mayence  leur 
donne  des  détails  sur  la  part  qu’il  a  prise  à  la  réunion  de  son  pays  à  la 
France.  On  lui  demande  pourquoi  il  n’est  pas  retourné  à  Mayence 
après  le  décret  de  réunion. 

«  Les  communications  étant  interceptées,  répond-il,  je  me  suis  vu 
dans  la  nécessité  de  rester  à  Paris,  llaussmann  m’avait  indiqué  les 
noms  de  quelques  montagnards  que  j’ai  eu  occasion  de  voir  quelque¬ 
fois  avec  lui  lors  de  son  retour  et  je  dois  dire  que  je  n’ai  pu  me 
défendre  de  les  estimer  à  cause  de  leur  caractère.  J’ai  même  des 
obligations  à  plusieurs  d’entre  eux,  ce  qui  ne  m’est  jamais  arrivé  avec 
les  membres  du  côté  droit  et  je  me  suis  toujours  bien  entretenu  avec 
llaussmann,  avec  lequel  d’ailleurs  je  parlais  peu  de  politique.  Je  me 
suis  attaché  à  étudier  moi-même  la  Convention  nationale  dans  les 
tribunes  où  j’étais  fort  assidu  jusqu’au  moment  du  triomphe  de  Marat. 
C’est  là  où  j’ai  fixé  mon  opinion  d’après  mes  propres  observations.  Je 
ne  dissimule  point  que  j’avais  formé  le  projet  de  me  tuer  avec  Pétion 
et  Guadet  que  j’étais  curieux  de  connaître  à  fond.  Je  leur  ai  parlé 
quelquefois  et  je  voyais  avec  regret  qu’ils  ne  se  prêtassent  pas  assez  à 
mon  intention  sur  ce  point  et  surtout  qu’ils  évitassent  de  me  commu¬ 
niquer  leurs  plans,  leurs  vues  et  même  leurs  chagrins.  J’étais  mortifié 
jusqu’à  un  certain  point  de  leur  silence  absolu  sur  la  véritable  opinion 
que  l’on  doit  se  faire  sur  la  Convention.  » 2 

Là  dessus  les  membres  du  Comité  de  sûreté  générale  lui  demandent 

(1)  Archives  nationales,  W.  293. 

(7)  Voir  dans  les  Mémoires  de  M“*  Roland  le  récit  d'une  aventure  où  Grangcneuve 
st  Chabot  devaient  se  faire  tuer  pour  créer  ainsi  des  dilTicultés  nouvelles  à  la  Cour. 
(Juillet  1792). 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


comment  il  a  pu  se  faire  une  idée  assez  fausse  de  la  situation  poli¬ 
tique  pour  concevoir  le  projet  insensé  de  se  détruire.  Adam  Lux  leur 
répond  aussitôt:  «  Le  projet  de  se  détruire  n’est  pas  insensé,  quand  il 
est  prouvé  que  la  mort  d’un  seul  homme  peut  procurer  plus  de  bien 
à  sa  patrie  que  sa  vie,  et  j’ajoute  qu’il  est  une  certaine  langue  de  la 
vertu  que  l’on  ne  saurait  parler  avec  ceux  qui  ne  savent  pas  la  gram¬ 
maire....  »  On  continue  à  s’étonner  de  son  projet.  On  lui  demande 
pourquoi  il  l’a  communiqué  à  des  Représentants.  «  11  était  «à  craindre, 
réplique-t-il,  que,  sans  confidence  préalable,  on  m’eût  pris  après 
l’événement  pour  un  fou  ou  un  désespéré  et  je  ne  suis  ni  l’un  ni 
l’autre  »  1 .  Il  disait  vrai.  Ces  idées  de  suicide  étaient  très  répandues 
sous  la  Révolution. 

Beaucoup  ont  pensé  comme  Adam  Lux.  C’est  le  girondin  Salles  qui 
écrit  à  sa  femme  :  a  Au  moment  où  l’on  m’a  saisi,  j’ai  dix  fois  présenté 
sur  mon  front  un  pistolet  qui  a  trompé  mon  attente.  »  C’est  Mme  Roland 
qui  mande  de  sa  prison  à  son  ami  Champagncux  :  «  Lorsque  vous 
ouvrirez  cet  écrit,  je  ne  serai  plus.  Vous  y  verrez  les  raisons  qui  me 
déterminent  en  trompant  les  gardiens  à  me  laisser  mourir  de  faim...  » 
Et  s’adressant  à  son  mari:  «  Pardonne-moi,  homme  respectable,  de 
disposer  d’une  vie  que  je  t’avais  consacrée  ;  tes  malheurs  m’y  eussent 
attachée,  s’il  m’eût  été  permis  de  te  les  adoucir  ;  la  faculté  m’en  est 
ravie  pour  toujours  et  tu  ne  perds  qu’une  ombre,  inutile  objet 
d’inquiétudes  déchirantes.  »  Mais  elle  renonce  à  son  projet  et  se  laisse 
conduire  à  l’échafaud.  Roland  n’a  pas  la  même  énergie  et  se  jette  sur 
une  épée.  D’autres  ont  voulu  ainsi  devancer  la  mort 2.  Osselin  s’enfonce 
un  clou  dans  le  cœur,  Chamfort  se  met  en  lambeaux,  Barbaroux  se 
fracasse  la  mâchoire  d’un  coup  de  pistolet,  Pétion,  Buzot,  Clavière  et 
Valazé  se  poignardent,  Condorcet  s’empoisonne,  Rebecqui  se  noie, 
Chambon  se  fait  sauter  la  cervelle,  et  combien  encore!....  3 

(1)  Archives  nationales,  W.  293. 

(2)  C’est  André  Chénier  qui,  lui  aussi,  écrivait  ces  vers  désespérés: 

•  Je  souris  à  la  mort  volontaire  et  prochaine. 

Je  me  prie  en  pleurant  d'oser  rompre  ma  chaîne. 

Le  fer  libérateur  qui  percerait  mon  sein 
Déjà  frappe  mes  yeux  et  frémit  sous  ma  main.  » 

(3)  Voir  le  Suicide  politique  en  France ,  par  A.  des  Etangs,  1860. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 

On  aurait  mieux  aimé  les  voir  employer  cette  volonté  à  anéantir  la 
race  des  hommes  de  sang  que  de  les  voir  détruire  leur  propre  exis¬ 
tence.  Vingt  citoyens  déterminés  seraient  venus  à  bout  des  mons¬ 
tres  qui  épouvantaient  la  France,  et  l’hisloire  eût  célébré  leur  héroïsme 
et  leur  sacrifice.  Elle  ne  peut  applaudir  au  suicide,  parce  qu’il  lui 
parait  être  un  acte  de  folie  ou  de  faiblesse. 

Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  c’était  —  pour  emprunter  la  défini¬ 
tion  d’un  célèbre  universitaire,  Saint-Marc  Girardin  —  «  la  maladie 
des  raffinés  et  des  philosophes.  » 


IV 

Le  Comité  de  sûreté  générale  décide  l’envoi  d’Adam  Lux  au  tribunal 
révolutionnaire.  En  attendant  sa  comparution,  on  le  transfère  à  la 
Force. 

Un  de  ses  compagnons  de  captivité  nous  a  laissé  sur  lui  des  détails 
intéressants.  «  Plein  des  principes  de  J. -J.  Rousseau,  dit-il,  il  était 
accouru  en  France,  croyant  y  trouver  tous  les  hommes  prosternés 
devant  les  autels  de  la  liberté  et  de  la  philosophie...  Plongé  dans  les 
fers,  Adam  Lux  ne  changea  ni  de  sentiments  ni  de  langage.  On  lui 
fit  cependant  dire  qu’il  serait  maître  de  son  sort  et  que  la  liberté  lui 
serait  rendue  à  condition  qu’il  promettrait  de  se  taire  sur  les  événe¬ 
ments  politiques  de  la  France.  11  rejeta  cette  capitulation  et  continua 
de  parler  avec  la  même  franchise...  »  1  Je  ne  suis  pas  loin  d’accepter 
cette  version,  parce  que  je  remarque  que  près  de  trois  mois  se  sont 
écoulés  entre  l’arrestation  et  le  jugement,  après  l’audacieuse  publi¬ 
cation  de  l’Arw  aux  Français  et  après  l’éloge  de  Charlotte  Carday.  On 
ne  saurait  admettre  un  tel  retard  dans  l’exécution  d’Adam  Lux  que  si 
des  démarches  importantes  et  actives  ont  été  tentées  en  faveur  du  prison¬ 
nier.  Nepouvantlp  faire  changer  d'opinion, ses  amis  essayèrent  dele  faire 
passer  pour  insensé.  Le  docteur  Wedekind,  qui  lui  portait  le  plus  vif 
intérêt,  fit  insérer  sous  le  voile  de  l’anonyme,  dans  le  numéro  du 
4  septembre  du  Journal  de  la  Montagne ,  un  article  qui  débutait  ainsi: 

(I)  Supplément  aux  Notices  historiques  de  V-*  Roland. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


230 

t  II  y  a  dans  les  prisons  de  la  Conciergerie  ‘  un  Allemand  qui  mérite 
la  pitié  des  patriotes,  parce  que  la  tête  lui  a  tourné  et  qu’il  est  devenu 
absolument  fou...  »  Wedekind  rappelait  sa  mission  à  Mayence,  son 
zèle  pour  la  Révolution,  ses  malheurs,  la  perte  de  son  bien,  sa  sépa¬ 
ration  avec  sa  femme  et  ses  enfants.  Il  peignait  le  trouble  causé  en 
son  cœur  par  les  divisions  des  patriotes  et  les  mœurs  dissolues  des 
ennemis  de  la  liberté.  Il  affirmait  que  la  vue  de  Charlotte  Corday  avait 
porté  au  comble  la  confusion  et  la  noire  mélancolie  qui  régnait  dans 
son  âme.  «  Il  a  parlé  à  tort  et  à  travers  de  Charlotte  Corday  ; 
il  a  dit  qu’il  désirerait  mourir  pour  elle  et  à  la  suite  de  ces  pages 
il  a  été  mis  en  prison.  Depuis  qu’il  y  est  enfermé,  il  ne  désire  autre 
chose  que  de  mourir.  ..  »  Wedekind  assurait  qu'Adam  Lux  écrivait  à 
Robespierre,  à  Danton,  à  Hébert  des  lettres  où  il  débitait  tout  ce  qui 
pouvait  le  faire  paraître  coupable.  «  Une  autre  circonstance,  ajoutait-ih 
a  complété  celte  folie.  Lux  aimait  beaucoup  sa  femme  et  quoiqu’il  ait 
un  tempérament  extrêmement  ardent,  il  a  vécu  depuis  qu’il  est 
séparé  d’elle  dans  une  chasteté  sévère.  Cette  nouvelle  situation  a 
augmenté  le  trouble  de  ses  sens  et  la  vue  de  Charlotte  Corday,  la  seule 
femme  qu’il  ait  peut-être  remarquée  depuis  qu’il  est  à  Paris,  ayant  fait 
sur  lui  une  impression  physique  extrêmement  forte  a  porté  au  comble 
la  confusion  et  la  noire  mélancolie  qui  régnaient  déjà  dans  son  âme.  » 
Aussi  Wedekind  demandait-il,  pour  guérir  le  député  de  Mayence,  la 
liberté,  une  petite  maison  des  champs  et  une  jolie  compagne  qui  lui 
donnât  bientôt  un  enfant,  espérant  que  t  les  mœurs  de  nos  bons  cul¬ 
tivateurs  patriotes  lui  feraient  prendre  une  autre  idée  de  l’humanité...  > 

Le  même  jour  un  Jacobin  allemand,  ayant  lu  le  plaidoyer  de 
Wedekind,  écrivit  à  Fouquier-Tinville  pour  le  blâmer  de  sa  négligence 
envers  Adam  Lux.  Comment,  l’insulteur  de  Marat  et  l’apologiste  de 
Charlotte  Corday  vivait  encore  !... 

c  Moi,  son  compatriote,  disait-il,  je  me  charge  de  sa  poursuite  et 
par  égard  à  votre  patriotisme  décidé,  je  vous  préviens  que  je  le 
dénoncerai  aux  Cordeliers  et  aux  Jacobins  pour  hâter  son  châtiment. 

«  Je  suis  avec  respect  : 

Le  patriote  Moschenberg.  »  * 

(1)  C’était  —  comme  on  vient  de  le  voir  —  la  Force  et  non  la  Conciergerie. 

(2)  M.  Louis  Bamberger  attribue  celte  lettre  à  Adam  Lux.  Nous  n’avons  trouvé 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


2oi 

Mais  Adam  Lux  n’avait  pas  besoin  d’ôtre  dénoncé.  Il  trouvait  la 
justice  trop  lente  à  venir.  Ayant  lu  le  Journal  de  la  Montagne,  il 
écrivit  à  l’accusateur  public  la  lettre  suivante  : 

«  Aux  prisons  de  l’hôtel  de  Force,  le  4  septembre  1793. 
t  Citoyen  ! 

«  Dans  deux  petits  écrits  j’ai  publié  mes  opinions  politiques  à  cause 
desquelles  je  suis  aux  prisons  depuis  le  25  juillet.  Ayant  toujours 
sollicité  mon  jugement,  je  le  désire  encore  plus  ardemment  depuis 
que  je  vois  que  des  hommes  ou  bien  ou  mal  intentionnés,  sans  même 
m’avoir  jamais  vu,  veulent  me  faire  passer  pour  un  homme  absolu¬ 
ment  fou.  (Voyez  pour  exemple  le  Journal  de  la  Montagne,  n°  94). 
D’avoir  des  opinions  différentes  de  ceux  qui  gouvernent  est  peut-être 
une  imprudence  ou  un  crime.  Mais  pourquoi  serait-il  une  folie  absolue 
de  ne  ressembler  tout  à  fait  à  tout  le  monde  ? 

«  Comme  l’homme  de  bien  ne  connaît  aucun  bien  préférable  à  son 
honneur  et  comme  le  républicain  ne  connaît  un  malheur  plus  insup¬ 
portable  que  celui  d’être  regardé  comme  un  fardeau  inutile  à  la 
République,  je  demande  d’être  jugé  promptement  à  fin  que  le  tribunal 
décide  si  je  suis  républicain  ou  contre  révolutionnaire,  fou  ou  raison¬ 
nable,  sage  ou  égaré,  innocent  ou  coupable  ;  car  tout  me  paraît 
préférable  à  l’opprobre  injuste  et  immérité  d’être  nourri  et  renfermé 
comme  inutile,  pitoyable,  méprisable. 

«  Par  conséquent,  je  vous  prie  instamment  de  décider  bientôt  s’il 
y  a  lieu  d’accusation  contre  moi,  oui  ou  non,  et  dans  le  premier  cas 
de  me  faire  juger. 

«  Quelle  que  soit  la  suite  de  ce  jugement,  croyez  que  toujours  vous 
m’aurez  obligé. 

Adam  Lux,  député  extraordinaire  de  Mayence  1 .  » 

Le  20  septembre,  il  écrit  encore  au  président  du  tribunal  révolu¬ 
tionnaire  ces  quelques  lignes: 

aucune  ressemblance  d’écriture  entre  cette  lettre  et  celles  qui  sont  signées 
d'Adam  Lux  lui-même.  D’ailleurs  les  lettres  des  7  et  20  septembre  au  tribunal  suffi¬ 
saient  amplement  pour  attirer  l’attention  sur  lui.  (W.  293). 

(1)  Archives  nationales.  W.  293. 


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252 


ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 


«  Ciloycn  Président, 

»  Je  ne  l’ignore  pas  que  c’est  une  immensité  de  travaux  qui  vous 
occupe,  mais  étant  aux  prisons  depuis  deux  mois,  j’ai  l’honneur  de 
vous  faire  ressouvenir  de  moi  en  vous  priant  de  décider  s’il  y  a  lieu 
d’accusation  contre  moi  et  d’accélérer  mon  jugement.  » 

Mais  Fouquier-Tinville  et  ses  acolytes  sont  occupés  du  procès  des 
Girondins.  On  appelle  M,ne  Roland  parmi  les  témoins,  puis  naturelle¬ 
ment  Adam  Lux,  leur  ami.  M.  Champagneux,  qui  portait  à  M®*  Roland 
un  attachement  sincère  et  qui  se  trouvait  à  la  Force  en  ce  moment, 
confia  une  lettre  à  Adam  Lux  pour  elle.  Celui-ci  la  remit  à 
Mme  Roland  qui,  dans  la  salle  du  greffe,  répondit  à  M.  Champagneui: 

«  23  octobre  1793.  —  Votre  lettre,  mon  cher  Champagneux,  m’est 
parvenue  par  Adam  Lux  et  c’est  par  cet  excellent  homme  que  vous 
recevrez  ce  billet.  Je  vous  l’écris  dans  un  des  antres  de  la  mort  cl  avec 
une  plume  qui  tracera  peut-être  bientôt  l’ordre  de  m’égorger.  Je  me 
félicitais  d’avoir  été  appelée  en  témoignage  dans  l’affaire  des  députés; 
mais  il  y  a  apparence  que  je  ne  serai  pas  entendue.  Ces  bourreaui 
redoutent  les  vérités  que  j’aurais  à  dire  et  l’énergie  que  je  mettrais 
à  les  publier  :  il  leur  sera  plus  facile  de  nous  égorger  sans  nous 
entendre...  1  » 

Le  tribunal,  appréhendant  en  effet  ces  témoignages,  se  déclara 
suffisamment  instruit  et  brusqua  la  sentence  des' Girondins.  Adam 
Lux  rentra  désespéré  à  la  Force,  rapportant  à  M.  Champagneui 
la  lettre  de  Mnle  Roland  avec  une  boucle  de  ses  cheveux.  Le  31  octobre, 
leurs  amis  politiques  étaientdécapilés.  Aussi,  lorsque  quinze  jours  après, 
on  vint  le  chercher  à  son  tour,  il  ne  put  dissimuler  sa  joie.  Il  jeta 
un  rapide  adieu  à  ses  compagnons  de  captivité  et  courut  à  la  Concier¬ 
gerie,  puis  au  tribunal. 

Fouquier-Tinville  lui  lit  son  acte  d’accusation.  Dumas  l’interroge. 
Il  invite  Adam  Lux  à  s’expliquer  sur  sa  venue  à  Paris, sur  ses  relations 
avec  Guadet  et  Pétion,  sur  son  projet  de  suicide. 

«  Je  vous  observe,  dit  emphatiquement  Dumas,  que  quand  on  est 

(t)  Voir  Derniers  Ecrits  de  M**  Roland. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORbAY.  953 

bon  citoyen,  on  ne  verse  son  sang  que  pour  sa  patrie  ou  pour 
sa  liberté. 

—  Je  voulais  le  faire,  répond  Adam  Lux,  parce  que  je  voulais 
être  libre. 

—  Votre  intention  n’était-elle  pas  de  soutirer  de  l’argent  à  la  faction 
par  la  manifestation  de  votre  dévouement  à  son  parti  ?  » 

Adam  Lux  ne  s’offense  pas  de  cette  insulte.  11  se  contente  de 
répondre  : 

«  Non,  ils  étaient  alors  en  état  d’arrestation. 

—  Quels  étaient  à  Paris  vos  moyens  d’existence? 

—  Une  indemnité  que  la  Convention  m’avait  accordée.  » 

On  lui  montre  ses  écrits. 

—  «  Qui  vous  a  fourni  de  l’argent  pour  les  faire  imprimer  ? 

—  C’est  moi  qui  les  ai  fait  imprimer  à  mes  frais. 

—  Comment  se  fait-il  que  vous,  qui  avez  déclaré  ne  pas  avoir  de  pain 
ainsi  que  votre  famille,  ayez  pu  prodiguer  ainsi  soixante  ou  quatre- 
vingt  francs? 

—  C’est  néanmoins  moi  qui  en  ai  payé  les  frais.  » 

Le  tribunal  veut  savoir  le  nom  de  l’imprimeur. 

—  «  Je  ne  veux  pas  nommer  l’imprimeur,  répond  Adam  Lux, 
attendu  que  c’est  assez  d’être  dans  l’embarras  sans  y  entraîner 
les  autres. 

—  Il  parait  que  votre  conscience  vous  disait  que  vous  faisiez  mal, 
puisque  vous  faites  imprimer  clandestinement  vos  opinions. 

—  Je  n’ai  jamais  fait  imprimer  mes  opinions  en  cachette,  attendu 
qu’elles  ne  contenaient  que  les  principes  d’un  ami  de  la  liberté. 

—  Si  vous  êtes,  comme  vous  le  dites,  ami  de  la  liberté,  pourquoi 
ne  nommez-vous  pas  l’imprimeur? 

—  ...  Pour  ne  compromettre  personne,  je  ne  m’expliquerai  pas. 
—  Tout  alors  porte  à  croire  que  vous  saviez  que  c’était  un  crime. 
—  Je  ne  le  crois  pas.  » 

On  lui  demande  pourquoi  il  a  proposé  de  confier  la  dictature  à 
Roland,  un  scélérat,  un  perfide  qu’il  osait  appeler  vertueux. 

—  t  Je  le  regardais  comme  tel.  Peu  m’importe  ce  que  les  autres 
en  pensent.  » 


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2.14 


ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 

Fouquier-Tinville  lit  le  placard  de  Charlotte  Cordai/  et  fait  observer 
que  le  style  de  cette  œuvre  est  différent  de  celui  des  autres  écrits 
trouvés  chez  l’auteur.  Dumas  remarque  à  son  tour  que  les  expressions 
sont  les  mêmes  que  celles  dont  Pétion  s’est  servi  à  Caen. 

—  «  Tout  porte  à  croire,  dit-il  à  Adam  Lux,  que  vous  en  avez  été 
le  rédacteur  et  que  d’autres  l’ont  limée. 

—  J’en  ai  été  le  seul  rédacteur,  »  réplique-t-il  fièrement,  assumant 
ainsi  toute  la  responsabilité  de  cette  manifestation. 

Alors  Fouquier-Tinville  prononce  le  réquisitoire  avec  son  emphase 
habituelle.  11  accuse  Adam  Lux  d’avoir  provoqué  la  guerre  civile  par 
ses  écrits  séditieux,  demandé  la  dictature  de  Roland,  cherché  à  avilir 
les  autorités  constituées,  s’être  rendu  le  partisan  des  membres  corrompus 
que  la  Convention  nationale  avait  chassés  de  son  sein  et  d’avoir  enfin 
chanté  la  valeur  et  le  courage  de  l’assassin  de  Marat.  11  lui  reproche 
d’avoir  écrit  une  brochure  «  dans  laquelle  il  fait  l’apologie  la  plus 
pompeuse  en  y  mêlant  le  délire  d’une  inclination  tendre  dont  son  cceur 
semble  s’être  pénétré  pour  ce  monstre  exécrable  et  le  désir  d’aller 
le  rejoindre  dans  les  régions  célestes...  s 

Le  défenseur  officieux,  Tronson  Du  Coudray,  prononce  quelques 
paroles.  Le  président  Dumas  résume  les  débats  et  les  juges  Foucaut, 
Denizot  et  Scellier  reconnaissent  avec  lui  que,  d’après  la  déclaration 
unanime  du  jury,  il  est  constant  : 

1°  «  Qu’il  a  été  composé  et  imprimé  des  écrits  contenant  provocation 
à  la  dissolution  de  la  représentation  nationale  et  au  rétablissement 
en  France  d’un  pouvoir  attentatoire  à  la  souveraineté  du  peuple; 

2°  »  Qu’Adam  Lux  est  l’auteur  de  ces  écrits.  » 

Alors  le  tribunal  faisant  droit  sur  le  réquisitoire  de  l’accusateur 
public,  condamne  ledit  Adam  Lux  à  la  peine  de  mort  et  déclare 
ses  biens  (!)  acquis  et  confisqués  au  profit  de  la  République  '. 

Le  14  brumaire  an  II  (4  novembre  1793),  à  cinq  heures  du  soir, 
la  charrette  de  l’exécuteur  entraînait  vers  la  place  de  la  Révolution 
Adam  Lux  et  une  femme  condamnée  à  mort  en  même  temps  que  lui. 
C’était  une  veuve  âgée  de  trente-deux  ans,  nommée  Marie-Madeleine 
Coutelet.  Directrice  de  la  filature  de  la  rue  Saint-Jacques  à  Reims, 

(1)  Voir  le  Bulletin  du  tribunal  révolutionnaire,  noi  69  et  70. 


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555 


ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDAY. 

elle  avait  été  dénoncée  «  pour  ses  correspondances  ultra-révolution¬ 
naires.  »  Voici  ce  que  le  tribunal  y  avait  relevé  : 

*  Nous  n’avons  plus  qu’à  nous  réjouir.  Les  Parisiens  ont  tant 
d’esprit  que  toutes  nos  affaires  vont  aller  tout  droit.  Ils  se  fêtent  et 
font  des  réjouissancee,  mais  ils  n’ont  pas  le  talent  d’avoir  du  pain.  » 
Cela  suffisait  en  1793  pour  mériter  la  mort,  aussi  Adam  Lux  a-t-il 
bien  fait  de  ne  pas  nommer  son  imprimeur. 

Le  député  de  Mayence  alla  au  supplice  avec  le  même  calme  que  son 
idole,  Charlotte  Corday.  La  dame  Coulelet  monta  la  première  sur 
l'échafaud.  Elle  embrassa  ses  exécuteurs  en  protestant  encore  une  fois 
de  son  innocence.  On  dit  qu’Adam  Lux,  lui  succédant  sous  le  glaive, 
s’écria  joyeusement  :  «  Je  mourrai  donc  pour  Charlotte  !...  » 

Ce  dernier  cri  résumait  toutes  ses  pensées.  Ce  que  nous  venons 
de  raconter  prouve  qu’Adam  Lux  est  mort  volontairement  pour  sa  foi 
politique,  pour  les  Girondins  et  pour  Charlotte  Corday. 


V 

L’amour  idéal  qu’Adam  Lux  avait  voué  à  la  justicièrc  de  Marat 
ne  lui  avait  pas  fait  oublier  sa  tendresse  pour  sa  femme  et  ses  enfants. 

Au  moment  même  où  il  songeait  à  se  donner  la  mort,  il  écrivait 
à  sa  chère  Sabine: 

«  Les  papiers  publics  t’arriveront  plus  tôt  que  ma  lettre  et  te 
donneront  des  nouvelles  de  la  fin  de  mes  jours.  S’ils  en  font  un  récit 
fidèle,  tu  penseras  en  toi-même  :  mon  mari  a  agi  suivant  la  grandeur 
de  son  âme.  Si  au  contraire  le  récit  est  infidèle,  tu  le  reconnaîtras 
aisément  et  lu  diras  que  c’est  un  mensonge  et  que  ton  mari  était 
incapable  de  faire  d’autres  actions  que  celles  fondées  sur  la  raison 
et  la  justice.  Sans  doute,  il  me  coûtera  beaucoup  d’abandonner  ma 
femme  et  mes  enfants,  mais  il  ne  faut  point  balancer  quand  le  bien 
de  la  justice  en  dépend. 

«  Console-toi  donc,  mon  cœur,  de  ma  perte;  il  y  a  déjà  six  mois 
que  tu  as  appris  à  exister  sans  moi,  tu  sauras  supporter  la  même  chose 
dans  l’avenir.  Qu’est-ce  que  l’homme  peut  contre  le  destin?  Une  tuile 
tombant  du  toit  aurait  pu  me  tuer,  alors  ma  mort  aurait  été  perdue 
pour  la  liberté,  tandis  que  de  cette  façon  au  moins  je  meurs  honora- 


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ADAM  LUX  KT  CHARLOTTE  CORDAY. 


256 

blement.  Cette  pensée  te  consolera  ;  sans  doute  lu  pleureras  ma  perte, 
mais  tu  t’en  sentiras  honorée  et  tu  t’en  consoleras.  Je  ne  peux  pas 
l’aider  dans  l’éducation  de  mes  filles,  mais  je  leur  laisse  pour  hériüige 
ma  manière  de  penser,  le  souvenir  de  ma  vie  eide  ma  mort.  Tu  sauras 
un  jour  les  faire  valoir  auprès  d’elles.  Je  leur  donne  ma  bénédiction 
paternelle  ;  elle  ne  sera  pas  perdue  pour  elles.  Je  te  demande  pardon 
des  chagrins  que  je  t’ai  causés  quelquefois  dans  le  passé  par  ma 
mauvaise  humeur  qui  avait  sa  raison  dans  la  tension  de  mes  idées  et  qui 
me  poussait  souvent  au-delà  des  limites  du  bon  sens  et  de  l’équité... 

«  Adieu  donc,  ma  Sabine  chérie,  mais  nous  nous  reverrons,  tu  le 
sais.  Mieux  encore,  dans  quelques  jours  je  serai  bien  plus  près  de  toi 
que  je  ne  l’ai  été  depuis  six  mois.  Car  mon  esprit  débarrassé  de  son 
enveloppe  terrestre  ne  tardera  pas  de  planer  autour  de  loi  et  de 
mes  enfants.  Je  vous  verrai,  bien  que  vous  ne  puissiez  m’apercevoir 
avec  des  yeux  mortels  ;  toujours  j’aurai  du  plaisir  à  voir  grandir 
nos  filles  pleines  de  grâce,  d’innocence  et  de  pudeur.  Très  souvent 
descendant  du  séjour  des  bienheureux,  je  viendrai  auprès  de  vous 
jusqu’à  ce  que,  finalement,  nous  soyons  tous  réunis  après  ce  temps 
d’épreuves.  Je  suis  et  je  serai  toujours  ton  tendre  ami. 

Adam  Lux  » 

Celte  lettre  louchante  nous  montre  qu’Adam  Lux  avait  des  sentiments 
spiritualistes  incontestables.  11  les  manifestait,  à  la  même  époque, 
dans  une  autre  lettre  écrite  au  professeur  Nicolas  Vogt  de  l’Université 
de  Mayence,  lequel  affichait  des  opinions  matérialistes  :  «  Adieu  donc, 
mais  malgré  votre  système,  pas  pour  toujours  !... 2  » 

Après  la  mort  d’Adam  Lux,  que  devinrent  sa  femme  et  ses  enfants? 

Sa  femme  vécut  chétivement  à  Mayence  jusqu’en  1814.  A  cette  date, 
elle  mourut  de  la  fièvre  typhoïde.  L’aînée  de  ses  filles  s'adonna 
à  la  littérature  et  échangea  une  correspondance  passionnée  avec  le 
célèbre  romancier  Jean-Paul  Richtcr.  Héritant  des  idées  de  son  père 
et  de  son  penchant  au  suicide,  la  jeune  fille  se  précipita  un  jour  dans 

(1)  Archives  nationales,  W.  293.  Cette  lettre  écrite  en  allemand  a  été  entièrement 
traduite  par  M.  Louis  Bamberger  à  qui  nous  avons  emprunté  uno  partie  de  sa  tra¬ 
duction  {Revue  moderne .  —  1866). 

(2)  A.  N.,  \V.  293.  —  Voir  aussi  Wallon,  tome  I*r. 


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ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 


257 


le  Rhin.  Retirée  à  demi-morte  du  fleuve,  elle  s’arracha  aux  soins 
des  médecins  et  hâta  sa  fin  avec  une  énergie  farouche. 

Sa  sœur,  ainsi  que  l’atteste  M.  Louis  Bamberger,  qui  a  eu  l’occasion 
de  la  voir  autrefois,  vivait  encore  en  1866  à  Nuremberg.  Malgré 
une  position  très  modeste,  elle  avait  conservé  de  la  distinction  et 
de  la  dignité.  Le  souvenir  de  son  père,  son  courage  et  sa  générosité 
étaient  pour  elle  l’objet  d’un  culte  ardent. 

Les  Girondins  ont-ils,  eux  aussi,  gardé  la  mémoire  du  député 
de  Mayence  qui  leur  avait  sacrifié  son  existence?  Nous  sommes  heureux 
de  répondre  oui. 

Le  girondin  Salles,  fuyant  l’échafaud,  s’était  caché  dans  les  carrières 
de  Saint-Emilion,  où  vinrent  le  rejoindre  Barbaroux,  Valady,  Louvet, 
Pélion  et  Buzot.  Pour  occuper  ses  tristes  loisirs,  Salles  y  commença 
la  tragédie  de  Charlotte  Corday.  Il  la  termina  à  la  fin  de  ventôse  an  II. 
Dans  l’intervalle,  ses  amis  l’avaient  quitté.  Pétion,  Buzot  et  Barbaroux 
s’étaient  réfugiés  chez  le  citoyen  Trocquart  à  Saint-Emilion,  Guadet 
et  Salles  allèrent  chercher  asile  dans  le  grenier  de  Guadet  père.  Salles 
fit  passer  le  manuscrit  de  sa  tragédie  à  ses  amis  pour  avoir  leur  avis 
littéraire.  Il  est  bon  de  rappeler  que  Salles  avait  supposé  Hérault 
de  Séchelles  subitement  épris  de  Charlotte  Corday.  Voici  ce  que  répondit 
Barbaroux,  dans  une  lettre  extraordinairement  intéressante  1 ,  dont 
nous  ne  pouvons  malheureusement  détacher  ici  qu’un  fragment  : 

<  Mon  Ami, 

<  Ta  mémoire  ne  t’a  donc  pas  rappelé  toutes  les  circonstances 
de  la  mort  de  Charlotte  Corday?  Comment  as-tu  pu  ne  pas  mettre 
sur  la  scène  cet  intéressant  Adam  Lux,  député  de  Mayence,  véritable¬ 
ment  amoureux  de  Charlotte  et  qui  pour  elle,  pour  un  écrit  où  il  la 
peignait  plus  grande  que  Brutus,  s’est  fait  enfermer  à  l’Abbaye.  Je  crois 
donc  qu’en  remettant  Séchelles  à  sa  place,  tu  peux  introduire  sur 
ia  scène  Adam  Lux.  Il  aura  vu  Charlotte  au  moment  où  elle  venait 
de  frapper  Marat.  La  grandeur  de  son  courage  aura  fait  naître 
son  amour... 

(1)  Miard,  1861,  p.  159.  Lettre  inédite  avec  fac-similé,  publiée  par  G.  Moreau- 
Chaslon.  C'est  une  critique  littéraire  fort  détaillée  de  la  tragédie  de  Salles. 
mai-juin  1888.  17 


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858  '  ADAM  LUX  ET  CHARLOTTE  CORDA  Y. 

Juge  si  ce  n’est  pas  là  Ion  homme  ;  amoureux  de  Charlotte,  adorateur 
de  la  liberté,  tu  le  peindras  s’agitant  pour  les  sauver...  » 

Quant  au  girondin  Guadet,  ami  intime  d’Adam  Lux,  il  rappela 
le  dernier  mot  de  son  ami  dans  cette  strophe  consacrée  à  la  gloire 
de  Charlotte  Corday  : 

Quand  lu  punis  Marat  de  la  mort  la  plus  juste, 

Corday,  lu  fis  tomber  l’assassin  des  vertus... 

Tu  meurs,  mais  l’univers  écrira  sous  ton  buste  : 

Plus  grande  que  Brutus  ! 

Les  Allemands,  à  qui  la  Révolution  française  a  fait  un  libéral  présent 
de  la  plupart  de  ses  réformes  et  a  rendu  l’étonnant  service  de  réunir 
des  peuples  autrefois  morcelés  en  une  nation  redoutable,  ont  paru 
oublier  Adam  Lux,  un  de  leurs  compatriotes,  qui  cependant  avait  ] 
contribué  plus  que  tout  autre  à  introduire  sur  la  rive  droite  du  Rhin  1 
les  idées  nouvelles.  ! 

En  revanche,  ils  ont  chanté  Charlotte  Corday.  Se  plaçant  devant 
la  tombe  de  l’héroïne,  Klopstock  disait  : 

«  Quelle  est  cette  tombe? 

—  Et  du  fond  du  tertre  funèbre  une  voix  répondit  :  C’est  celle  de 
Charlotte  Corday. 

—  Je  vais  cueillir  des  fleurs  et  je  reviendrai  les  effeuiller  sur  ta 
tombe,  car  tu  es  morte  pour  la  patrie. 

—  Ne  cueille  rien  !  ' 

—  Je  vais  chercher  un  saule  pleureur,  puis  je  le  planterai  ici  pour 

qu’il  ombrage  ta  tombe,  car  tu  es  morte  pour  la  patrie.  ! 

—  Ni  fleurs,  ni  saule!...  Pleure  et  que  tes  larmes  soient  du  sang, 
car  c’est  en  vain  que  je  suis  morte  pour  la  patrie  !...  » 

Klopstock  aurait  pu  aussi  bien  appliquer  ces  vers  à  Adam  Lux, 
dont  le  nom  et  le  sacrifice  doivent  être  inséparables  du  nom  et  du 
sacrifice  de  Charlotte  Corday. 

Henri  WELSCHINGER. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 


259 


UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE 


JOSEPH  PELLEGRIN. 


II  y  a  foule,  ce  soir  là,  au  théâtre  de  MM.  les  Comédiens  ordinaires 
du  Roy.  La  salle  est  pleine  avant  que  le  rideau  soit  tiré,  et  rarement 
les  grenadiers  de  service  aux  portes  du  parterre  ont  eu  à  contenir  un 
public  aussi  turbulent.  Enfin  cinq  heures  sonnent,  deux  laquais 
viennent  prestement  moucher  les  chandelles  placées  près  de  la  rampe, 
l’avertisseur  frappe  les  coups  d’usage,  le  silence  se  fait,  les  violons 
préludent  et  le  spectacle  commence. 

La  pièce  qu’on  va  représenter  est  de  Marc-Antoine  Le  Grand,  un 
des  fournisseurs  habituels  de  la  maison,  et  de  plus  acteur  apprécié 
dans  les  rôles  de  paysan.  On  sait  qu’il  excelle,  comme  autrefois 
Dancourt,  à  saisir  au  vol  le  scandale  du  jour,  le  ridicule  à  la  mode, 
l’événement  dont  s’occupe  la  Ville  ou  la  Cour,  et  à  transporter  sur  la 
scène  les  situations  les  plus  risquées  sans  trop  dissimuler  les  véritables 
personnages. 

On  a  failli  le  mettre  en  pièces,  à  Lyon,  après  une  représentation  de 
la  Rue  Mercière ,  comédie  de  sa  façon,  où  deux  notables  habitants, 
fort  malheureux  en  ménage,  se  sont  reconnus  sous  des  noms  tout  à  fait 
transparents.  C’est  lui  qui,  un  an  avant  l’arrestation  de  Cartouche, 
a  arrangé  en  vaudeville  les  exploits  du  célèbre  voleur  ;  lequel  vaude¬ 
ville  a  été  promptement  interdit  par  le  lieutenant  de  police  Hérault, 
peu  flatté  de  voir  critiquer  l’inexpérience  de  ses  agents.  En  1708  tout 
Paris  s’occupe  d’un  lutin  amoureux  qui  est  venu,  assure-t-on,  troubler 


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2«0  UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE, 

les  nuits  de  plus  d’une  belle  et  honnête  bourgeoise.  Cet  événement 
surnaturel  se  réduit,  bien  entendu,  à  l’équipée  de  quelque  jeune  fou 
qu’on  ne  lardera  pas  à  surprendre  et  qui  en  sera  quitte  pour  un  séjour 
de  quelques  semaines  à  la  Bastille.  Mais,  prompt  à  saisir  l’actualité, 
Le  Grand  met  l'histoire  en  comédie  et  Y  Amour  Diable ,  agrémenté 
d’un  divertissement,  amuse,  pendant  plusieurs  soirées,  le  public  du 
Théâtre  Français. 

On  lui  doit  encore  la  Famille  extravagante,  Belphégor,  l’Usurier 
Gentilhomme,  et  vingt  autres  productions,  en  prose  ou  en  vers,  dont 
la  plus  récente  est  le  Chevalier  errant,  amusante  parodie  de  YŒdipt 
de  La  Molle. 

La  pièce  qui,  ce  soir  du  27  janvier  1727,  attire  un  public  nombreux 
dans  la  salle  des  Fossés  Saint  Germain,  est  ce  que  nous  appelons 
aujourd’hui  une  Revue,  c’est-à-dire  une  suite  de  tableaux  indépendants 
les  uns  des  autres,  où  les  événements  de  l’année  disparue  sont 
présentés,  analysés,  commentés  sous  forme  de  badinage.  Celle-ci  a 
pour  titre  :  La  Nouveauté-,  et  tout  d’adord  les  spectateurs  voient  avec 
plaisir  apparaître,  sous  le  costume  de  la  commère,  une  des  plus 
gracieuses  actrices  de  la  Compagnie  :  Mllc  Le  Grand,  fdle  de  l’auteur. 

Le  théâtre  représente  donc  un  bois  de  cyprès  dépouillés  de  toute 
verdure,  au  milieu  duquel  coulent  les  eaux  noires  et  boueuses  du 
fleuve  d’Ennui.  La  foule  est  déjà  grande  des  malheureux  qu’un  destin 
contraire  à  attirés  dans  ces  lieux,  et  qui  sollicitent  du  Temps  la  faveur 
d’en  sortir. 

Voici  un  petit  maître  de  robe  à  la  recherche  d’une  maîtresse  idéale, 
un  nouvelliste  sur  les  dents,  une  paysanne  fatiguée  d’être  l’épouse  de 
Colin,  et  qui  souhaiterait  d’être  l’épouse  d’un  jeune  seigneur,  puis  un 
baron  el  sa  femme,  vêtus  à  l’ancienne  mode,  deux  antiquailles,  comme 
on  disait  dans  la  société  de  Monseigneur  le  Régent,  puis  un  musicien, 
le  fameux  La  Cascade,  en  train  d’écrire  un  opéra  dont  les  paroles  sont 
exclues. 

Nous  avons  la  scène  des  théâtres,  presque  entièrement  consacrée  à 
Pyrame  et  Thisbé,  le  grand  succès  de  1726  ;  les  propos  de  coulisses, 
avec  le  chapitre  toujours  amusant  des  rivalités  d’actrices.  On  y  fait 
comme  de  juste,  allusion  à  la  dispute  fameuse  entre  la  Pellissier  et 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

la  Lemaure,  «  lesquelles  —  dit  Mllc  Aissé  dans  une  de  ses  lettres,  — 
s’exécrai.ent  toutes  deux  comme  des  crapauds  »  1 . 

Tout  à  coup  un  immense  éclat  de  rire  secoue  la  sâlle,  du  parterre 
aux  plus  hautes  loges.  La  commère  vient  d’iulroduire  un  petit  homme 
vêtu  de  noir,  avec  le  collet  maladroitement  ajusté,  les  bas  troués  et 
mal  tirés,  les  souliers  faisant  bec  de  corbin,  les  manchettes  en  charpie 
et  un  mauvais  habit  de  liretaine,  d’où  s’échappent  plus  de  cent  petits 
rouleaux  de  papier  imprimé.  Le  personnage  est  tellement  ressemblant 
que  le  public,  du  premier  coup,  l’a  désigné  tout  haut  et  d’une  seule 
voix. 

Il  est  aussi  connu,  sur  le  pavé  du  Roy,  que  Raguenet  l’antiquaire, 
Barry  le  marchand  d’onguent,  Le  Rat  le  montreur  de  phénomènes 
et  Minart  le  violoneux.  C’est  un  des  types  de  Paris,  une  des  curiosités 
de  la  République  des  Lettres.  C’est  Pellegrin,  par  ma  foi  !  Simon- 
Joseph  Pellegrin  lui-même,  admirablement  portraicturé.  Son  geste, 
son  accent  méridional,  son  bégaiement,  sa  démarche  gauche,  tous 
les  détails  ont  été  minutieusement  étudiés,  et  pour  ajouter  encore 
à  l’illusion,  l’acteur  chargé  de  représenter  le  rimailleur  s’est  procuré 
l’accoutrement  complet  de  son  modèle  *. 

Le  musicien  La  Cascade  rêve  de  composer  un  opéra  sans  paroles, 
sous  prétexte  que  jusqu’alors  l’œuvre  du  librettiste  a  porté  tort  au 
travail  du  compositeur.  Nous  allons,  avec  M.  de  la  Rimaille,  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  avec  l’abbé  Pellegrin,  tenir  la  contre¬ 
partie  de  la  proposition. 

LA  RIMAILLE. 

Un  opéra  sans  paroles  !  et  plût  au  ciel  qu’on  en  pût  donner  sans 
musique!  Voilà  trois  poèmes  tout  de  suite  que  les  musiciens  m’ont  fait 

(l)  Lorsqu’on  joua  P  j/rame  et  Thisbé ,  opéra  de  Rebcl  et  Francœur,  en  1726,  il  fut 
convenu  que  le  rôle  de  Thisbé  serait  chanté  alternativement  par  M,u  Lemaure  et 
par  M,u  Pellissier.  L’une  et  l’autre  de  ces  actrices  avait  ses  partisans  et  ses 
détracteurs,  et  la  dispute  entre  Pellisiens  et  Mavriens  prit,  à  un  moment,  des 
proportions  inattendues. 

12)  Ce  procédé  était  familier  à  Le  Grand.  Dans  le  Roy  de  Cocagne  il  mit  en  scèno 
on  poêle  connu  sous  le  nom  de  May.  La  Torrilière  qui  jouait  le  rôle,  conduisit  May- 
dans  un  cabaret,  le  grisa,  lui  prit  ses  vêtements  et  parut  sur  la  scène  après  s’en  être 
affublé.  Ajoutons  qu'à  son  tour  Le  Grand  fut  tourné  en  dérision  dans  Pierrot  ftomvlus 
de  Lesage  et  d’Orneval,  et  qu’il  se  montra  fort  offensé  par  la  plaisanterie. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

tomber.  Aussi  ai-je  résolu  de  ne  plus  rien  prendre  sur  mon  compte! 
Les  musiciens  n’auront  qu’à  inventer  ou  choisir  leur  sujet  eux-mêmes, 
en  amener  les  divertissements  à  leur  fantaisie  et  en  composer  la 
musique.  Ils  trouveront  chez  moi  des  vers  tout  faitspour  le  remplissage. 
J’en  ai  d’amour,  de  haine,  de  vengeance,  d’infidélité,  de  constance; 
pour  les  dieux,  pour  les  démons,  pour  les  roys,  pour  les  bergers; 
enfin  on  trouvera  de  tout  dans  ma  boutique  et  à  juste  prix. 

LA  CASCADE. 

Parbleu,  j’ai  de  la  musique  toute  faite.  Combien  me  vendrez-vous 
la  garniture  complète  d’un  opéra  ! 

Le  marché  s’engage. 

La  Rimaille  est  accommodant,  pourtant  La  Cascade  lésine;  à  la  fin 
on  s’entend  sur  le  prix  de  cent  dix  sols  le  cent  de  vers  payé  comptant. 

«  Au  surplus,  ajoute  le  poète,  remarquez  que  mes  vers  prêtent; 
ils  s’allongent  et  se  raccourcissent  comme  on  veut.  L’on  en  peut  ôter, 
ou  y  ajouter  une  épithète  ou  un  adverbe  sans  qu’il  y  paraisse.  Par 
exemple  : 

Coulez,  ruisseaux,  sans  murmurer. 

Si  ce  vers  est  trop  court,  vous  pouvez  l’allonger  ainsi  : 

Coulez,  coulants  ruisseaux,  murmurez  sans  murmure. 

Et  ainsi  de  suite  '. 

La  scène  fut,  comme  nous  dirions  aujourd’hui,  le  clou  de  la  pièce. 
On  en  riait  encore  quand  le  divertissement  commença. 


Nous  voulons,  en  quelques  traits  de  plume,  dessiner  le  profil  du 
pauvre  hère  qui  divertit  un  soir,  par  sa  figure,  le  public  de  la  Comédie, 
et  dont  un  opéra  fil  pleurer,  pendant  plusieurs  années,  l’auditoire 
de  l’Académie  royale  de  musique. 

(1)  La  Nouveauté,  scène  XIV. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

Pellegrin  était  provençal.  Il  naquit  à  Marseille  en  1663  1  et  appar¬ 
tenait,  par  son  père,  à  une  excellente  et  ancienne  famille  de  robe. 
Après  avoir  fait  d’assez  bonnes  études  au  collège  des  Jésuites,  il  entra 
dans  l’Ordre  des  Servites,  à  qui  appartenait  l’abbaye  de  Moustiers, 
dans  le  diocèse  de  Riez.  Remarquons,  en  passant,  que  Riez  était 
la  patrie  d’Abeille,  l’abbé  Abeille,  auteur  de  cette  fameuse  tragédie 
d 'Argélie  dont  le  premiers  vers, 

Ma  sœur,  vous  souvient-il  du  feu  roy  notre  père... 

provoqua,  d’un  plaisant  du  parterre,  une  réplique  trop  souvent  citée 
pour  que  nous  la  répétions  ici.  Pellegrin  connut  donc  Abeille,  et  il  est 
certain  que  de  cette  liaison  naquit  chez  lui  le  goût  des  vers  médiocres. 
Quoi  qu’il  en  soit,  rien  ne  faisait  encore  prévoir  M.  de  la  Rimaille 
dans  le  jeune  religieux  de  Saint-Servan.  Il  suivait  les  offices,  mais 
baillait  un  peu  à  la  conférence,  cl  plusieurs  fois  on  le  surprit  lisant 
les  Vêpres  sur  la  couverture  de  son  bréviaire.  Au  fond,  la  solitude 
l’ennuyait,  et  un  beau  matin,  en  ouvrant  sa  cellule,  on  constata  que 
le  locataire  avait  disparu.  De  Moustiers  il  s’était  dirigé  sur  Marseille. 
Là,  il  s’embarqua  sur  un  vaisseau  de  l’Etat  en  qualité  d’aumônier, 
lit  deux  ou  trois  courses  dans  le  Levant  et  revint  à  Paris,  vers  1704, 
en  quête  d’un  modeste  établissement. 

C’était  au  lendemain  des  victoires  remportées  en  Italie  par  les 
troupes  du  duc  de  Vendôme.  L’Académie  proposa  pour  sujet  de 
concours  :  Des  félicitations  au  Roy  sur  le  succès  de  ses  armes.  Notre 
abbé  s’était  essayé,  pendant  ses  voyages,  à  rimer  quelques  pensées 
légères  dont  les  officiers  du  bord  avaient  bien  voulu  se  déclarer  satis¬ 
faits.  Il  accorda  donc  sa  lyre  sur  un  mode  convenable,  se  plaça  sur 
les  rangs,  et,  pour  son  début,  fit  un  vrai  coup  de  maître. 

Les  académiciens  s’étant  réunis  pour  décider  du  mérite  des  concur¬ 
rents,  deux  pièces,  une  Ëpîtrc  et  une  Ode,  furent  tout  d’abord  jugées 
dignes  de  se  disputer  le  prix,  et  balancèrent  les  suffrages.  La  discus¬ 
sion  fut  longue,  on  se  passionna;  à  telles  enseignes  que  le  marquis 
de  Dangeau  tenant  pour  l’Ode,  et,  son  frère  l’abbé  défendant  l’Épître, 

(1  )  Quelques  biographes,  Moreri,  Sabathier,  etc. ,  donnen  t  à  notre  abbé  la  particule  de. 

Nous  n’avons  pu  nous  procurer  l’acte  de  baptême  de  Pellegrin;  les  registres  de 
la  paroisse  où  il  est  né,  déposés  aux  bureaux  de  l'état  civil  de  Marseille,  ne 
remontent  qu’à  l’année  1692. 


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264  UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

ils  restèrent,  pendant  quelques  jours,  brouillés  le  plus  sérieusement 
du  monde. 

Enfin,  à  une  voix  de  majorité,  l’Épître  l’emporta  définitivement, 
et  le  nom  du  lauréat,  Pellegrin,  fut  proclamé.  On  eut  alors  la  curio¬ 
sité  d’ouvrir  le  pli  qui  désignait  l'auteur  de  l’Ode,  et  la  surprise  fut 
au  comble  lorsqu’on  vit  que  l’une  et  l’autre  pièce  étaient  dues  à  la 
même  plume. 

Pellegrin  rival  de  lui-même!  Ah!  le  joli  litre  de  comédie!  Plu¬ 
sieurs  jours  de  suite  l’aventure  défraya  les  conversa  lions  de  cafés  et 
les  réunions  littéraires.  Mme  de  Maintenon,  qui  se  connaissait  en 
poésie,  se  fit  présenter  le  héros,  l’accueillit  avec  beaucoup  de  bonté  et, 
sur  sa  prière,  lui  fil  obtenir  un  bref  de  translation  dans  l’Ordre 
de  Cluny. 

Donc  notre  provençal  commença  par  dîner  de  l’Église.  Mais  hélas! 
la  pitance  était  maigre  et  le  casuel  n’abondait  pas. 

Chamfort  a  raconté  l’histoire  d'un  célèbre  famélique  de  son  temps, 
l’abbé  Dinouart,  à  qui  l’abbé  Laporte  passait,  pour  cinq  sols,  des 
messes  que  lui-même  tenait,  à  moitié  de  prix,  d’un  pauvre  bénéfi¬ 
ciaire.  Le  futur  auteur  du  Nouveau-Monde  était  réduit  au  petit  béné¬ 
fice  de  Dinouart;  si  bien  que  son  estomac  menaçait  de  lui  faire  un 
procès  en  règle,  quand  l’idée  lui  vint  d’établir  A  Paris  une  industrie 
assurément  originale;  il  se  fit  marchand  de  vers. 

Les  fiancés  à  qui  la  langue  des  mortels  parait  insuffisante  à  peindre 
les  tendres  sentiments,  les  convives  exposés  à  chanter  au  dessert,  les 
grands  seigneurs  désireux  d’acquérir  un  renom  littéraire,  tous  vinrent, 
à  l’envi,  se  fournir  de  madrigaux,  de  chansons,  de  sonnets  et  d’épi- 
thalames.  Il  y  en  avait  pour  tous  les  goûts,  dans  tous  les  genres,  pour 
les  états  les  plus  divers,  et  à  la  portée  des  bourses  les  moins  favori¬ 
sées.  Le  prix  se  mesurait  au  nombre  des  syllabes,  et  je  ne  jurerais 
pas  qu’aux  jours  de  détresse,  l’abbé  n’ait  pas  débité  quelques  doubles 
alexandrins. 

C’est  à  ce  comptoir  d’un  nouveau  genre  qu’il  écrivit  son  grand 
ouvrage  en  quatre  parties.  La  première,  qui  parut  en  1705,  est  inti¬ 
tulée:  Cantiques  spirituels  sur  les  points  les  plus  importants  de  le 
Religion,  sur  différents  airs  d’opéras.  (A  l’usage  des  Dames  de 
Saint-Cyr). 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 


263 


Vint  ensuite  à  peu  de  mois  d’intervalle,  l'Histoire  de  l’ancien  et  du 
nouveau  Testament ,  avec  le  (t'ait  qu’on  en  peut  tirer ,  le  tout  mis  en 
musique  sur  des  airs  de  vaudevilles. 

En  troisième  lieu,  les  Psaumes  de  David ,  sur  les  plus  beaux  motifs 
de  MM.  Lambert ,  Lully  et  Campra;  et  enfin  l’Imitation  de  Jésus-Christ, 
sur  les  plus  beaux  airs  de  vaudevilles. 

Ce  recueil,  formé  de  près  de  500,000  vers,  renferme  des  pensées 
dont  la  naïveté  ferait  paraître  compliquées  certaines  soties  de  Pierre 
Gringoire  ou  de  Jean  Bouschcl.  Quant  à  la  forme,  elle  dépasse,  parfois, 
les  bornes  du  burlesque. 

On  croirait  que  Mascarille  a  deviné  Pellegrin,  quand  il  hasarde 
l’hypothèse  d’un  auteur  mettant  en  madrigaux  toute  l’histoire  romaine. 

Il  est  bon  de  noter,  cependant,  que  ces  différentes  productions 
eurent  du  succès,  et  qu’il  s’en  tira  plusieurs  éditions,  du  vivant  même 
de  l’auteur.  L’approbation  mise  en  tête  de  l’exemplaire  imprimé  en 
1741  est  ainsi  conçue  :  «  J’ay  lu  par  ordre  de  Monseigneur  le  Chan¬ 
celier,  les  Noëls,  Cantiques,  etc.,  etc.,  de  M.  l’abbé  Pellegrin.  Le  grand 
débit  qui  s'en  fait  marque  l’estime  du  public.  Je  n’y  ai  rien  trouvé 
qui  puisse  en  empêcher  la  réimpression.  Signé :  Salmon.  »  Pélopée, 
celte  pièce  pitoyable,  eut  même  le  don  d’exciter  la  jalousie  de  Voltaire. 
A  la  date  du  26  juillet  1733  le  philosophe  écrit  à  son  ami  Formont  : 
t  Voilà  une  Pélopée  de  l’abbé  Pellegrin  qui  réussit  :  o  tempora  !  o 
mores  !  —  Nous  sommes  inondés  de  mauvais  vers  et  de  gros  livres 
inutiles.  »  —  Pélopée,  ne  l’oublions  pas,  succédait  à  Eryphile,  dont 
Voltaire  n’avait  pas  encore  oublié  la  chute  retentissante. 


Tandis  que  Joseph-Simon  Pellegrin  confectionnait  des  cantiques, 
une  demoiselle  Marie-Anne  Barbier  rimaillait  des  tragédies.  Or, 
comme  les  deux  auteurs  passaient  pour  frayer  ensemble,  il  fut  convenu, 
dès  qu’on  entendit  les  premiers  vers  à'Aric  et  Pelus,  de  M,,e  Barbier, 
que  celle-ci  n’était  que  le  prête-nom  de  l’abbé.  La  poétesse  cria  au 
mensonge,  et,  pensant  détruire  tout  soupçon,  fit  jouer,  l’année 
suivante,  une  Comélie  de  sa  façon.  Le  public  vit  la  pièce  avec  plaisir, 


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266  UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

mais  plus  que  jamais,  il  en  attribua  la  gloire  à  Pellegrin.  En  vain, 
elle  donna  coup  sur  coup,  deux  tragédies,  une  comédie  et  trois  opéras. 
Plus  elle  fournissait  des  preuves  de  fécondité,  plus  on  s'opiniâtrait  à 
la  croire  stérile.  L’abbé,  on  en  conviendra,  était  assez  riche  pour 
prêter  à  ses  confrères.  Toutefois,  comme  la  mauvaise  qualité  des  vers 
de  M11*1  Barbier  était  de  nature  à  porter  tort  à  son  commerce,  il  se 
décida  à  signer  ses  œuvres,  et  débuta  par  un  succès  :  Arlequin  à  la 
guinguette.  L’œuvre  porte  ce  litre  :  Opéra  comique  par  écriteaux  ;  et, 
en  consultant  la  date  de  la  représentation,  je  suis  amené  à  attribuer 
l’invention  du  genre  à  l’abbé  Pellegrin.  En  effet,  la  première  pièce 
par  écriteaux  qui  figure  dans  le  recueil  de  Lesage  et  d’Orneval 1  est 
Arlequin ,  roi  de  Sei'endib,  joué  en  1713  ;  or,  Arlequin  à  la  guinguette 
fut  donné,  à  la  foire  St  Laurent,  deux  ans  plus  tôt,  en  1711. 

Il  faut  dire  en  quoi  consistait  ce  spectacle. 

Comme  le  Théâtre  Français  avait  ôté  aux  comédiens  forains  la 
liberté  des  représentations  ordinaires,  on  imagina,  au  couis  des 
pantomimes,  seules  tolérées,  de  faire  tenir  par  les  personnages,  au 
moment  opportun,  des  cartons  sur  lesquels  étaient  traduits,  en  gros 
caractères,  certaines  situations  que  le  geste  ou  le  décor  était  impuis¬ 
sant  à  rendre.  On  conçoit  que  rien  n’était  plus  embarrassant  pour 
l’acteur  que  de  tenir  ces  cartons  roulés  dans  la  poche,  de  les  déplier 
et  surtout  de  ne  pas  les  confondre  en  les  tirant. 

C’est  alors  qu’un  homme  de  génie  —  je  liens  pour  Pellegrin  — 
eut  l’idée  de  faire  descendre  des  frises  une  sorte  de  cartouche  retenu 
par  des  ficelles,  et  portant  imprimés  les  couplets  à  chanter  sur  un  air 
connu.  Aussitôt  l’orchestre  attaquait  le  motif  ;  des  virtuoses  disséminés 
dans  la  salle  et  gagés  par  l’administration  l’entonnaient  ensuite,  et 
tous  les  spectateurs  se  mettant  alors  de  la  partie,  les  acteurs  mimaient, 
et  la  salle  entière  chantait. 

Ce  genre  de  spectacle  eut  une  vogue  extraordinaire.  Outre  que 
l’auditoire  y  trouvait  le  plaisir  de  prendre  part  à  la  représentation, 
on  savait  que,  par  ce  moyen,  le  Théâtre  de  la  foire  éludait  les 
prescriptions  de  la  Comédie  française  et  de  l’Académie  de  musique 
toutes  puissantes.  Et  chacun  sait  qu’en  France,  quel  que  soit  l’objet 

(I)  Le  Théâtre  de  la  foire,  à  Paris,  chez  Pierre  Gandouin,  1732. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

de  la  discussion,  le  public  se  met  volontiers  dans  le  parti  des  opposants, 
contre  le  monopole  et  le  privilège. 

Pellegrw,  donna  encore,  à  la  foire,  Le  Pied  de  nez  (1718)  et 
Arlequin  rival  de  Bacchus. 

Ce  serait  le  cas  de  citer  les 'vers  si  souvent  répétés  : 

«  Le  matin  catholique  et  le  soir  idolâtre, 

»  Il  dînait  de  l'Église  et  soupait  du  Théâtre.  1  » 

Voilà  un  distique  de  Remi  —  poète  du  xvme  siècle  totalement  inconnu 
de  nos  contemporains  —  qui  a  partagé  avec  quelques  hémistiches 
de  Boileau  sur  l’abbé  Cottin,  Cassagne,  Quinault,  etc.,  etc.,  l’honneur 
d’étiqueter  invariablement  le  personnage  qui  les  ont  une  fois  inspirés. 
N’en  déplaise  à  Remi,  Joseph  Pellegrin  était  catholique  le  soir 

(l  )  Peu  do  personnes  connaissent  la  pièce  entière  d’où  ces  deux  vers  sont  extraits* 
Nous  osons  donc  la  transcrire,  persuadé  qu’on  y  trouvera  encore  un  pou  de  cet 
attrait  qui  s'attache  à  tout  morceau  inédit. 

Ci  git  ce  pauvre  Pellegrin 
Qui,  dans  le  double  emploi  de  poète  et  de  prêtre, 

Éprouva  mille  fois  l’embarras  que  fait  naître 
La  crainte  de  mourir  de  faim. 

H  dînoil  de  l'autel  el  soupoil  du  théâtre 
Le  malin  catholique  el  le  soir  idolâtre. 

Mais  notre  saint  prélat  voulant  le  détourner 
Du  sacrilège  abus  de  ce  partage  impie, 

Lui  retrancha  l’autel  (la  moitié  de  sa  vie)  ! 

Et  parce  qu’il  soupait  l’empêcha  de  dîner. 

11  s'en  plaignit  et  dit,  d'un  ton  de  tragédie  : 

«  Pleurez,  pleurez,  mes  yeux,  et  fondez-vous  en  eau, 

•  La  moitié  de  ma  vie  a  mis  l'autre  au  tombeau  î  » 

Il  n'en  devint  que  plus  esclave  de  la  rime, 

D’une  faim  renaissante  éternelle  victime, 

Malgré  le  cardinal.  Minerve  et  les  sifflets, 

Il  voulut  obliger  le  théâtre  et  la  presse 
De  le  dédommager  d’un  repas  dont  la  messe 
Ne  pouvait  pas  faire  les  frais. 

Comme  la  Muse  était  sa  nourrice  ordinaire, 

Le  public  eût  juré  que  l’inanition 

Eût  enlin  terminé  sa  vie  et  sa  misère.  ... 

Point  du  tout:  il  mourut  dune  indigestion. 

Passant,  daigne  pour  lui  dire  les  patenôtres  : 

Pardonne  aux  mauvais  vers  qui  terminent  son  sort, 

Et  songe  enfin  que  s'il  n’était  pas  mort, 

Pour  vivre  il  en  eût  bien  fait  d’autres. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE, 
aussi  bien  que  le  malin.  Il  faisait  énormément  de  vers,  et  dans 
le  nombre  il  y  en  avait  beaucoup  de  mauvais,  mais  c’était  un  homme 
de  mœurs  pures,  —  Fréron  s’en  porte  garant  —  bon,  affable,  très 
attaché  à  ses  croyances  religieuses,  et  je  ne  pense  pas  que  jamais 
il  soit  tombé  dans  l’idolâtrie,  péché  assez  peu  répandu  en  France, 
du  reste,  depuis  le  baptême  de  Clovis. 

Dlnait-il  de  l’Eglise?  Ilélas  non.  Monseigneur  de  Noailles  lui  interdit 
la  messe,  quand  il  lut  bien  avéré  que  l’abbé  cherchait  à  souper  du 
théâtre.  Il  était  dit  que  le  pauvre  diable  ne  devait  faire  qu’un  repas 
par  jour. 

Le  nombre  est  grand  des  gens  d’église  qui,  au  siècle  dernier,  se  sont 
rabattus  sur  la  poésie  dramatique  ou  lyrique,  faute  de  trouver,  dans 
l’exercice  de  leur  ministère,  le  moyen  de  ne  pas  mourir  de  laim. 
Tel  l’abbé  de  La  Marre,  auteur  de  Zaide,  Reine  de  Grenade  et  de  Titan 
et  l’Aurore,  qui  finit  par  entrer  dans  l’armée  comme  sous-aide 
commissaire  aux  vivres.  Saisi  à  Agra  par  un  accès  de  fièvre  chaude, 
il  se  précipita  de  sa  chambre  sur  le  pavé,  et  mourut  au  bout  de 
quelques  minutes.  11  trouva  juste  le  temps  de  dire  aux  passants  qui 
le  relevaient  :  «  Je  n’aurais  jamais  cru  les  seconds  aussi  hauts,  dans 
ce  pays-ci.  » 

Un  fait  certain,  c’est  que  les  ecclésiastiques,  dès  le  xvn«  siècle  se 
sont,  pour  la  plupart,  engoués  du  Théâtre.  Le  premier  opéra  connu 
en  France,  Akébar,  roi  du  Mogol,  paroles  et  musique  de  l’abbé  de 
Mailly,  a  été  joué,  aux  frais  du  cardinal  Bichi,  évêque  de  Carpentras, 
et  dans  le  propre  palais  de  Son  Éminence.  C’est  Mazarin,  encore  un 
prince  de  l’Église,  qui  importa  la  tragédie  lyrique  à  Paris.  Dieu  sait 
au  prix  de  quelles  difficultés  —  et  un  abbé,  Perrin,  rima  le  premier 
livret  français.  Richelieu  faisait  représenter,  au  Palais-Cardinal,  les 
tragédies  auxquelles  il  avait  collaboré,  et  l’abbé  de  Boisrobert  aidé  de 
l’évèque  de  Chartres,  Monseigneur  de  Valançay,  plaçait  les  invités. 

Il  y  a  môme,  à  ce  sujet,  dans  les  Historiettes  de  Tallemant 
des  Réaux  un  chapitre  amusant  auquel  nous  renvoyons  le  lecteur. 

Ajoutons  que  la  tragédie,  la  comédie,  déclamées  ou  chantées  faisaient 
fureur  dans  tous  les  collèges  dirigés  par  les  Jésuites.  Les  élèves  de 
Louis-le-Grand  dansèrent,  en  1733,  un  ballet  intitulé  Jonathas.  Les 
plus  jeunes  d’entre  eux  avaient  revêtu  le  costume  féminin.  Un  réper- 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE, 
toire  Irès  curieux  de  ces  ballets  ad  usum  juventutis  figure  dans  la 
bibliothèque  du  musée  d’Avignon.  Ils  furent  dansés  par  les  huma¬ 
nistes  aux  distributions  de  prix,  et  pendant  les  fêtes  de  carnaval,  en 
présence  de  toutes  les  sommités  du  clergé  de  la  province.  N’est-ce  pas 
un  Père  de  la  Compagnie  de  Jésus,  Claude  François  Ménestrier,  qui 
s’est  établi  historiographe  de  l’Opéra  dans  son  intéressant  ouvrage 
sur  les  Représentations  en  musique  anciennes  et  modernes ?  Bien  mieux, 
en  1720,  au  milieu  de  la  misère  causée  par  la  déroute  du  système  de 
Law,  on  ouvre  le  bal  de  l’Opéra.  Une  machine  singulière  élève,  du 
fond  du  parterre,  un  plancher  égal  au  théâtre,  et  met  ainsi  toute  la 
salle  au  même  niveau.  Ce  plancher,  ingénieusement  soutenu  par  des 
barres  de  fer,  qui  se  replient  lorsqu'on  veut  l’abaisser,  ce  plancher  est 
l’œuvre  d’un  moine  augustin,  célèbre  par  ses  travaux  de  mécanique! 

Ah  !  Pellegrin  n’est  pas  le  seul  qui  ait  essayé  de  vivre,  à  la  fois, 
sur  son  bénéfice  et  sur  ses  droits  d’auteur.  Cahuzac,  l’auteur  des 
Fêles  de  Polymnie,  de  Zais,  des  Amours  de  Tempe ,  de  Zoroaslre,  était 
abbé,  lui  aussi.  Le  lendemain  de  la  première  représentation  des 
Fêtes  de  Polymnie,  opéra  qui  n'eut  guère  de  succès,  le  poète  Roy, 
auteur  des  Éléments,  était  à  l’église  des  Petits-Pères.  Un  enfant  sifflot- 
tail,  entre  les  bras  de  sa  bonne;  Roy  se  retourne,  et  dit  avec  un  grand 
sang-froid:  «  Nourrice,  priez  cet  enfant  de  ne  point  siffler  ;  ce  n’est 
pas  Cahuzac  qui  dit  la  messe.  » 

Et  l’abbé  Abeille  qui  rimait  des  tragédies,  et  l’abbé  de  La  Fare  qui 
écrivait  des  livrets,  et  d’Aubignac,  et  Nadal,  et  Mercati,  et  Genest,  et 
Boyer,  et  Brueys,  tous  abbés,  qui  alimentaient  à  l’envi  le  répertoire  du 
Théâtre-Français,  des  Italiens,  et  même  de  la  Foire?  El  le  bénéficiaire 
Campra,  qui  composa  vingt  opéras! 

Ce  dernier,  au  moins,  eut  l’avantage  de  pouvoir  souper  du  Théâtre. 
Mais  pour  les  autres,  le  repas  procuré  par  la  Tragédie  ou  l’Opéra  fut 
aussi  maigre  que  le  dîner  apporté  par  l’Église.  Pellegrin  finit  par 
acquérir  un  petit  bien,  non  pas  avec  ses  opéras,  mais  bien  avec  sa 
boutique  de  vers,  et  sa  part  de  privilège  sur  le  Mercure  de  France. 

Cela  n’empêche  point  qu’on  répèle  à  tout  propos  le  distique  servant 
d’épitaphe  à  ce  pauvre  diable  de  poète,  lequel  n’était  nullement 
idolâtre,  ne  disait  pas  sa  messe,  et  ne  retira  jamais  de  quoi  faire  un 
Bon  souper  de  ses  pièces  de  théâtre. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 


Un  abbé  se  trouva,  qui,  au  moins,  eut  le  courage  de  mettre  en 
pratique  cette  association  de  l’Église  et  de  l'Opéra.  La  salle  du  Palais- 
Royal  ayant  brûlé  pour  la  deuxième  fois,  en  1781,  les  architectes  do 
Royaume  furent  invités  à  présenter  leurs  plans.  Un  d’eux,  l’abbé  de 
Lubersac,  eut  l’idée  de  faire  entrer  dans  le  sien  une  chapelle  pour 
servir  de  lieu  d’assemblée  au  clergé,  qui,  jusque-là,  n’avait  qu’un  lieu 
de  réunion  très  exigu  et  indigne  du  premier  corps  de  l’État. 

L’abbé  de  Lubersac  n’avait,  apparemment,  jamais  lu  les  Vision¬ 
naires  1  de  Nicole,  ni  les  Réflexions  sur  la  Comédie,  de  Bossuet. 

On  se  contenta  de  l  ire  de  son  projet.  Il  en  avait  coûté  plus  cher, 
environ  un  siècle  auparavant,  au  P.  Caffaro 2  pour  avoir  écrit  une 
préface  en  tète  du  Théâtre  de  Boursault. 


Son  dîner  supprimé,  il  lui  sembla  que  le  souper  était  assuré,  et  le 
malheureux  se  promit  de  mettre  les  bouchées  doubles.  Il  composa 
des  vaudevilles  et  des  pantomimes,  des  farces  et  des  tragédies,  des 
opéras  comiques  et  des  parodies,  des  comédies,  dont  une,  au  moins,  le 
Nouveau-Monde,  fournit  au  Théâtre-Français  une  brillante  carrière,  et 
fut,  en  1746,  l’objet  d’une  reprise.  Pellegrin  travaillait  sans  relâche, 
allant  de  la  foire  Saint-Germain  à  la  foire  Saint-Laurent,  et  du  Théâtre- 
Italien  à  l’Académie  de  musique. 

Outre  les  pièces  que  nous  avons  citées  en  passant,  il  donne,  au 
Théâtre-Français:  le  Divorce  de  l'Amour  et  de  la  Raison,  la  Fausse 
Inconstance,  le  Pastor  Fido,  le  Père  désintéressé,  Polydore,  Catilina. 
Aux  Italiens  :  l’Inconstant  ou  les  trois  épreuves.  A  l’Opéra  :  Hyppdite 
et  Aride,  avec  Rameau  ;  Médéc  et  Jason,  avec  Salomon;  les  Plaisirs  de 

(1)  C’est  le  titre  d’une  série  de  Lettres  publiées  par  l’illustre  solitaire  de  Port* 
Royal,  et  dans  lesquelles  il  foudroie  l’institution  des  spectacles.  Ces  lettres  écrites 
à  l'imitation  des  Provinciales ,  sont  dirigées  contre  Desraarets,  auteur  de  la  comédie 
tes  Visionnaires . 

(2)  Le  P.  Caffaro,  Théatin,  fut  l’objet  des  persécutions  de  l’archevêque  de  Paris, 
pour  avoir  laissé  imprimer,  en  tête  du  Théâtre  de  Boursault,  une  lettre  où  il 
s’efforce  à  prouver  que  la  lecture,  l’audition  et  la  composition  des  pièces  de  théâtre 
ne  sauraient  être  un  danger  pour  les  âmes.  C’est  pour  détruire  cette  assertion  que 
Bossuet  écrivit  ses  Réflexions ,  où  il  condamne,  dans  les  termes  les  plus  violents,  les 
comédies  de  Molière,  les  opéras  de  Quinault,  la  musique  de  Lully,  et  jusqu’aux 
tragédies  de  Corneille. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 
la  Campagne,  avec  Berlin  ;  la  princesse  d’Elide,  (donl  le  sujet  n’a  rien 
de  commun  avec  la  comédie  de  Molière);  Renaud  ou  la  suite  d’Ârmide, 
avec  Desmarels  ;  Jephté,  avec  Montéclair;  Télégone ,  avec  Lacoste; 
Télémaque,  avec  Destouches,  etc....  en  tout  une  centaine  d’actes,  qui, 
joints  au  demi-million  de  vers  imprimés  sous  le  litre' de  cantiques, 
constituent  une  œuvre  colossale,  et  que  n’a  égalée,  au  moins  par  la 
dimension,  aucun  poète  de  l'antiquité  ni  des  temps  modernes. 

Mais,  c’est  à  l’Académie  royale  de  musique  qu’il  rencontra  une 
heureuse  veine,  et  qu’un  des  plus  beaux  succès  de  l’époque  vint  enfin 
le  venger  du  ridicule  de  ses  débuts.  Le  premier,  Pellegrin  eut 
l’audace  de  débarrasser  l’Opéra  du  fatras  mythologique  qui  s’y  traî¬ 
nait  depuis  Camberl  et  Lully;  et  le  sujet  de  son  drame,  11  l’alla  cher¬ 
cher  tout  droit  dans  l’Ancien  Testament,  au  livre  des  Juges. 

L’émoi  fut  grand  lorsqu’on  apprit  que  Jephté,  mis  en  musique  par 
Montéclair,  allait,  pour  la  première  fois,  se  montrer  aux  chandelles. 
Mais,  comme  on  reconnut  que  l’action  était,  en  somme,  très  habilement 
conduite,  que  les  vers  étaient  bien  tournes  et  les  personnages  nette¬ 
ment  dessinés,  l’ouvrage  réussit  au  delà  de  toute  espérance. 

Jephté  mérite,  en  effet,  de  faire  époque  dans  l’histoire  de  l’Académie, 
non  seulement  à  cause  du  sujet,  qui  rompt  avec  toutes  les  conventions 
de  la  soi-disant  tragédie  lyrique,  mais  parce  qu’il  est  le  premier  opéra 
dont  les  scènes  se  succèdent  et  s’enchaînent  avec  quelque  logique.  On 
y  trouve  encore  des  pensées  délicates  et  des  morceaux  charmants,  tels 
que  l’invocation  d’Iphise  : 

Ruisseaux  qui  serpentez  sur  ces  fertiles  bords, 

Allez  loin  de  mes  yeux  répandre  les  trésors 
Qu’on  voit  couler  avec  votre  onde. 

Dans  le  cours  de  vos  flots,  l’un  par  l’autre  chassés, 

Ruisseaux,  hélas  I  vous  me  tracez 
L’image  des  grandeurs  du  monde. 

Nous  voudrions  pouvoir  encore  citer  le  ravissant  dialogue  d’Ammon 
et  Iphise,  la  scène  où  les  Ammonites  sont  écrasés  par  la  foudre,  et  tout 
le  dénouement,  que  La  Harpe  donne  comme  un  des  plus  beaux  qu’un 
auteur  ait  imaginé.  Certes,  il  s’en  faut  de  peu  que  nous  ne  prononcions 
ici  le  mot  de  chef-d’œuvre,  et  on  peut  dire  qu’avec  Jephté,  la  plus 


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*72  UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

honnête  part  de  l’héritage  de  Quinault  vient  de  tomber  entre  les  mains 
de  Pellegrin. 

L’Opéra  eut,  au  surplus,  une  interprétation  superbe.  Qu’il  nous 
suffise  de  citer,  parmi  les  acteurs,  Dun,  le  baryton,  alors  en  pleine 
possession  de  son  talent,  le  ténor  Chassé,  Mlle  Antier,  et,  dans  le  rôle 
d’Iphise,  Mlle  Le  Maure  à  qui  son  succès  dans  Pyrame  avait  fait  une 
auréole  de  gloire,  Le  Maure,  que  Pellegrin  célébrait  six  ans  aupara¬ 
vant  dans  une  ode  fulgurante: 

Ma  muse  pour  toi  s'intéresse, 

Dans  le  zèle  ardent  qui  me  presse, 

Le  Maure,  reçois  mon  encens. 

Chez  toi  les  grâces  naturelles, 

Ajoutent  des  beautés  nouvelles, 

A  la  beauté  de  tes  accents,  etc.... 

Les  vers  n’étaient  pas  excellents,  mais  l’intention  n’avait  point 
échappé  à  l’actrice,  et  l’actrice  récompensait  le  poète,  en  mettant  au 
service  de  sa  tragédie  une  des  plus  belles  voix  qui  aient  sonné  à 
l’Académie  de  musique.  Enfin,  dans  le  ballet,  on  pouvait  admirer  A  la 
fois  les  entrechats  savants  de  Mlle  Camargo,  et  les  altitudes  pleines  de 
grâce  et  de  noblesse  de  Mlle  Sallé.  Tout  semblait  donc  concourir  à 
assurer  à  Jephlè  une  longue  et  brillante  suite  de  représentations. 

Hélas  !  l’infortuné  Pellegrin  avait,  une  fois  de  plus,  compté  sans 
les  scrupules  de  l’autorité  ecclésiastique.  Mgr  de  Noailles,  en  retirant 
son  bénéfice  à  l’abbé,  lui  avait  enlevé  le  dîner;  Mgr  de  Vintimille,  son 
successeur,  supprima  A  son  tour  le  souper,  en  mettant  Jephlè  A 
l’index.  L’opéra  fut  arrêté  vers  la  dixième  représentation,  sous  le 
prétexte  qu’il  n’était  pas  décent  de  mettre  sur  le  théâtre  un  épisode 
de  la  Bible.  Et  comme  on  jouait,  à  ce  momenl-là,  les  Désespérés1 
à  l’Opéra-Comique,  on  introduisit,  le  soir  même,  le  couplet  suivant 
dans  le  prologue  : 

Ah  !  plaignez  le  sort  de  Jephlè, 

Si  digne  d’être  regretté, 

Voici  qu’à  la  mort  on  le  livre, 

Quand  il  ne  demandait  qu’à  vivre, 

(1)  Prologue  par  Lesage  et  d'Orneval. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE.  2Ï3 

Et  chacun  dit,  d’un  ton  plaintif: 

Fallait-il  l’enterrer  tout  vif? 

Remarquez  que  les  sujets  bibliques  avaient  maintes  fois  figuré  au 
théâtre.  Saul,  Judith,  Jonathas,  Joseph ,  Absalon ,  les  Machabées 
avaient  déjà  paru  sur  les  planches  de  la  Comédie,  sans  que  l’autorité 
s'en  fût  émue,  et  pourtant,  quelques  unes  de  ces  pièces  furent  jouées 
dans  le  temps  où  Mgr  de  Noailles,  dont  les  sentiments  jansénistes 
étaient  connus,  occupait  le  siège  de  Paris.  Mais  Mgr  de  Vintimille 
s’irrita  sans  doute,  à  la  pensée  que,  cette  fois,  le  drame  biblique  était 
accompagné  par  un  orchestre  et  soutenu  par  des  chœurs. 

Ce  prélat  assurément  n’aimait  pas  la  musique. 


A  quelque  temps  de  là,  Pellegrin  rencontra,  dans  l’hôtel  du  fermier 
général  la  Popelinière,  où  il  fréquentait  parfois,  un  homme  d’une 
cinquantaine  d’années  qui  brûlait  du  désir  de  faire  apprécier  son 
talent  de  musicien.  C’était  un  organiste  de  Dijon,  très  versé  dans  la 
pratique  de  son  art,  l’esprit  ouvert  à  toutes  les  spéculations  harmoni¬ 
ques,  possédant  une  àme  d’artiste  et  une  intelligence  de  savant. 
On  l’appelait  Jean  Philippe  Rameau. 

Quelques  écrits  théoriques  où  l’art  italien  se  trouvait  assez  malmené 
avaient  déjà  mis  son  nom  en  lumière;  mais  en  vain  s’adressait-il  aux 
paroliers  dont  Paris  foisonnait  à  cette  époque,  pour  obtenir  un  livret 
d’opéra.  Aucun  d’eux  ne  consentait  à  tenter  l’aventure.  Voltaire  s’était 
bien  décidé  à  fournir  un  livret  sur  Samson;  mais  quand  l’ouvrage  fut 
présenté  à  l’Académie,  Thuret,  le  directeur,  jeta  les  hauts  cris.  Un 
sujet  biblique  !  au  lendemain  de  l’interdiction  de  Jephté!  C’était  attirer 
encore  une  fois  les  foudres  de  l’archevêque.  —  Samson  avait  été  défi¬ 
nitivement  rejeté. 

Ce  refus  mit  Voltaire  en  fureur,  comme  on  peut  s’en  convaincre  en 
parcourant  sa  correspondance.  Quant  à  Rameau,  il  en  fut  désespéré, 
et  de  guerre  las,  le  grand  musicien  se  disposait  à  retourner  dans  son 
pays,  quand  un  heureux  hasard  lui  fit  renconirer  l’auteur  de  Jepthé. 
H  fut  convenu  que  l’abbé  écrirait  un  livret,  en  échangé  duquel  il  rece- 
mai-jcin  1 888.  18 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 


sn 

vrait  un  billelde  500  livres,  payable  au  lendemain  de  la  représentation. 

Le  sujet  choisi  fut  la  Phèdre  de  Racine,  adaptée  aux  exigences  du 
spectacle  lyrique  sous  le  titre  de  Hippolyte  et  Aride .  Bien  qu’inférieure 
à  Jephté ,  cette  œuvre  dépasse  de  beaucoup  les  productions  de  Roy,  de 
Danchet,  de  La  Motte,  etc.  Les  vers  sont  bien  coupés,  le  dialogue  ne 
manque  pas  de  vivacité,  et  dans  l’acte  des  Enfers  le  poète  s’élève,  par 
moments,  à  des  hauteurs  où  peu  de  librettistes,  même  de  nos  jours, 
auraient  assez  de  souffle  pour  le  suivre. 

Nous  avons  assez  parlé  de  la  mauvaise  poésie  de  l’abbé,  pour  nous 
permettre  de  faire  connaître  quelques  uns  de  ses  beaux  vers.  Ceux-ci, 
extraits  d’un  duo  du  2mc  acte  d'Hyppolyte,  donnent  la  mesure  de  ce  que 
pouvait  faire  Pellegrin,  quand  l’inspiration  ne  l’avait  pas  pris  à  jeun. 

THÉSÉE  (à  Pluton). 

Inexorable  Roy  de  l’Empire  infernal, 

Digne  frère  et  digne  rival 
Du  Dieu  qui  lance  le  tonnerre, 

Est-ce  donc  pour  venger  tant  de  monstres  divers 
Dont  ce  bras  a  purgé  la  terre, 

Que  l’on  me  livre  en  proie  aux  monstres  des  enfers? 

PLUTON. 

Si  tes  exploits  sont  grands,  vois  quelle  en  est  la  gloire, 

Ton  nom  sur  le  trépas  remporte  la  victoire; 

Comme  nous  il  est  immortel. 

Mais  d’une  égale  main  puisqu’il  faut  qu’on  dispense 
Et  la  peine  et  la  récompense, 

N’attends  plus  de  Pluton  qu’un  tourment  éternel. 

D’un  trop  coupable  ami,  trop  fidèle  complice, 

Va,  de  Pyritheon  partager  le  supplice. 

THÉSÉE. 

Sous  les  drapeaux  de  Mars  unis  par  la  valeur, 

Je  l’ai  vu,  sur  mes  pas,  voler  à  la  victoire. 

Je  dois  partager  son  malheur, 

Comme  i!  a  partagé  mes  périls  et  ma  gloire. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 

Il  faut  convenir  que  la  poésie  profane  servait  mieux  Pellegrin 
que  les  sujets  religieux. 

Rameau  se  déclara  enchanté  du  poème  et  se  mit  à  l'œuvre  avec 
l’ardeur  d’un  débutant  et  la  confiance  d’un  artiste  sûr  de  son  génie. 
La  partition  terminée,  la  répétition  en  fut  faite  dans  les  salons  du 
Mécène  qui  avait  rapproché  les  deux  collaborateurs. 

Or,  le  premier  acte  joué,  et  tandis  que  des  applaudissements  enthou¬ 
siastes  saluaient  le  compositeur,  voici  que  notre  abbé,  vivement  ému, 
quitte  sa  place,  court  à  Rameau,  l’embrasse,  et  déchirant  le  fameux 
billet  :  «  Monsieur,  s’écrie-t-il,  excusez-moi  de  m’être  trompé,  ce  n’est 
pas  avec  un  homme  tel  que  vous  qu’il  faut  prendre  des  sûretés!  » 

Ah  !  le  magnifique  cri  d’artiste,  et  comme  ce  trait  laisse  bien  derrière 
lui  tous  les  exemples  fameux  de  désintéressement  enregistrés  par 
l’histoire  !  Songez  au  nombre  de  bons  dîners,  de  soupers  réconfortants 
que  représentaient  ces  cinquante  pistoles  ;  et  jugez  des  réflexions  que 
dut  faire  le  malheureux  poète,  quand  il  vit  la  musique  d'Hyppolite 
furieusement  décriée. 

Par  bonheur  les  beautés  de  l’opéra  ne  tardèrent  point  à  s’imposer. 
La  renommée  de  Rameau  s’affirma  d’une  manière  indiscutable,  et 
l’illustre  musicien  eut  le  bon  goût  de  reconnaître  que  les  vers  de  son 
ami  n’y  avaient  pas  été  pour  rien.  Par  surcroît  de  chance,  l’autorité 
permettait  que  Jephté  fût  représenté  de  nouveau.  L’ouvrage  attirait  la 
foule,  et  on  put  croire  que  Pellegrin  allait  pouvoir  enfin  faire  ins¬ 
taller  un  coffre  au  fond  de  sa  boutique.  Plus  modeste,  il  se  contenta 
d’acheter  une  magnifique  perruque,  et  la  baptisa,  par  reconnaissance, 
nui  Jephlé.  Et  le  mot  rappela  à  toutes  les  mémoires  l’histoire  de  ce 
Gauthier  de  Costes,  sieur  de  La  Calprenède,  à  qui  on  demandait, 
quelque  cent  ans  auparavant,  de  quelle  étoffe  était  l’habit  de  couleur 
bizarre  qu’il  portait:  «  C’est  du  Sylvandre,  répondit-il!  »  —  Sylvandre 
était  le  titre  d’un  roman  dont  le  produit  avait  permis  au  gentilhomme 
gascon  de  combler  les  vides  de  sa  garde-robe. 


Tant  bien  que  mal,  plutôt  mal  que  bien,  Pellegrin  atteignit  sa 
82m«  année,  forgeant,  rimaillant,  adaptant,  traduisant  et,  entre  temps 


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UN  ABBE  DE  THÉÂTRE. 

rédigeant  la  partie  des  spectacles  au  Mercure,  où  on  l’avait  fait  entrer 
à  la  suite  de  l’interdiction  de  Jephté;  en  butte  aux  railleries,  criblé 
d’épigrammes,  mais  prompt  à  se  venger  par  un  bon  mot  et  d’ailleurs 
professant  la  plus  douce  des  philosophies. 

11  faisait  un  emploi  généreux  du  petit  bien  que  sa  plume  avait 
fini  par  lui  conquérir,  et  se  refusait  parfois  le  nécessaire  pour  subvenir 
aux  besoins  des  enfants  de  son  frère  ;  d’ailleurs  plein  de  droiture, 
irréprochable  dans  ses  mœurs,  d’une  candeur  et  d’une  modestie  rares 
chez  un  poète,  et,  si  l’on  put  siffler  scs  vers,  on  dut  rendre  hommage 
à  son  caractère.  La  mort,  une  mort  douce  et  calme,  le  trouva,  en  1745, 
dans  dé  grands  sentiments  de  piété,  mais  sans  qu’il  eût  réussi  à  faire 
lever  l’interdit  qui  l’avait  frappé  dès  ses  premiers  ouvrages  drama¬ 
tiques.  Ce  fut  le  seul  regret  qu’il  emporta  dans  la  tombe. 

On  fit  sur  lui  cette  épitaphe  : 

Prêtre,  poète  et  provençal, 

Avec  une  plume  féconde, 

N’avoir  ni  fait,  ni  dit  de  mal, 

Tel  fut  l’auteur  du  Nouveau-Monde. 


De  même  que  Quinault,  Pellegrin,  après  sa  mort,  trouva  des  pané¬ 
gyristes.  La  Harpe,  l’abbé  Sabathier,  Fréron  et  d’autres  encore  rendi¬ 
rent  à  sa  mémoire  l’hommage  que  Voltaire  devait  rendre  à  son  tour  au 
génie  discuté  du  poète  d'Armide:  «  Jephté,  —  lisons-nous  dans  le 
Cours  de  littérature,  —  sera  toujours  nommé  parmi  les  ouvrages 
estimables  qui  peuvent  recommander  le  souvenir  d’un  auteur.  Il  suffit 
à  le  venger  aux  yeux  de  tout  homme  raisonnable,  de  l’injuste  mépris 
dont  on  s’est  plu  à  couvrir  son  nom.  » 

Fréron  fait  part  à  la  comtesse  de  X*"  1  de  la  perte  que  vient  de 
faire  le  théâtre  lyrique  en  la  personne  de  son  «  patriarche  »  ;  et  il 
ajoute:  «  Il  n’était  assurément  pas  sans  mérite,  et  nous  avons  de  lui 
des  morceaux  qui  feraient  honneur  à  certains  écrivains  d’aujourd’hui 
qui  jouissent  d’une  grande  réputation  d’esprit.  » 

(1)  Lettre  sur  quelques  écrits  modernes. 


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UN  ABBÉ  DE  THÉÂTRE. 


“277 


"Enfin,  après  la  représentation  du  Zoroastre  de  Cahuzac,  mis  en 
musique  par  Rameau,  on  fit  courir  lepigramme  suivante  : 

Ombre  de  Pellegrin,  sors  du  fond  du  Ténare, 

Pauvre  rimeur  sifflé  si  longtemps  et  si  haut; 

L’Opéra  t’a  vengé,  ta  gloire  se  répare; 

Le  poète  gascon  à  qui  l’on  te  compare 

Est  au-dessous  de  toi,  plus  que  toi  de  Quinault. 

La  justice  consentait  enfin  à  déposer  une  maigre  couronne  sur  le 
front  du  pauvre  rimeur  à  qui  il  eût  certainement  suffi  de  posséder 
4fuel<fU€s  écus  pour  devenir  un  vrai  poète. 

Ello  vînt  à  son  heure  accoutumée . c’est-à-dire  trop  tard. 

Eugène  de  BRICQUEVILLE. 


MAI-JUIN  1888. 


18* 


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278 


PROCÈS-VERBAL  DU  BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE. 


PROCÈS-VERBAL 

DU 

BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE. 


La  Séance  publique  a  été,  comme  d'usage,  suivie  d’un  Banquet 
auquel  nous  avions  le  regret,  cette  année,  de  ne  pas  voir  assister 
MM.  le  Général  Favé,  Camoin  de  Vence,  Desclosières,  Dufoir, 
de  Boisjoslin,  Colonel  Fabre  de  Navacelle,  retenus  éloignés  de  nous 
pour  des  raisons  de  santé,  des  deuils  de  famille  ou  des  nécessités  de 
voyage;  malgré  l’absence  regrettée  de  ces  confrères  dévoués  à  notre 
Compagnie,  la  réunion  était  plus  nombreuse  encore  que  les  années 
précédentes.  Au  dessert  des  toasts  ont  été  portés  par  MM.  Flach,  vice- 
président,  Marbeau,  vice-président  adjoint  et  Barbier,  président 
honoraire. 

M.  Flach  a  porté  la  santé  de  notre  président  absent,  M.  le  Général 
Favé,  il  a  exprimé  l’espérance  que  le  rétablissement  de  sa  santé  lui 
permettrait  de  nous  revenir  bientôt.  * 

M.  Flacii  a  remercié  ensuite  nos  Présidents  d’honneur  et  tout  parti¬ 
culièrement  M.  Barbier  du  concours  que,  par  leur  nom,  leur  sympathie 
et  leur  collaboration,  ils  apportent  à  notre  Compagnie.  Il  a  exprimé 
le  plus  profond  regret  de  ne  pas  voir  à  ses  côtés  notre  Secrétaire  i 
général,  atteint,  la  veille  même  de  notre  Séance  publique,  par  un 
événement  douloureux  qui  l’a  absolument  empêché  de  prendre  sa  part 
d’une  fête  préparée  par  ses  soins,  «  tous,  a-t-il  dit,  nous  eussions  été 
heureux  de  rappeler  ici,  le  verre  en  main,  la  joie  que  nous  avons 
éprouvée  à  l’occasion  de  la  récompense  si  grandement  et  si  justement 
méritée  qui  lui  a  été  décernée  l’année  dernière.  »  M.  Flach  termine 
en  remerciant  M.  Marbeau  de  l’obligeance  amicale  avec  laquelle  il  l’a 
si  souvent  suppléé  pendant  le  cours  de  la  première  session  au  fauteuil 


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PROCÈS-VERBAL  DU  BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE.  279 

de  la  vice-présidence.  Les  membres  de  la  Société  doivent  se  féliciter 
de  l’union  de  plus  en  plus  étroite,  de  la  sympathie  de  plus  en  plus  vive 
qui  les  rattachent  les  uns  aux  autres  et  tous  à  l’œuvre  commune, 
gage  assuré  de  progrès  constant. 

M.  Marbeàu,  vice-président  délégué,  a  remercié  M.  Flacii  des 
paroles  aimables  qu’il  lui  a  adressées.  Après  s’ètre  associé  de  tout  cœur 
aux  vœux  formés  pour  le  rétablissement  de  la  santé  de  notre  honorable 
président,  le  Général  Favé,  il  a  exprimé  aussi  l’espérance  que  M.  Flacii 
lui-même,  empêché  cet  hiver  d’assister  à  nos  séances,  reprendrait 
au  fauteuil  présidentiel  une  place  qu’il  occupe  avec  autant  de  talent 
que  de  compétence.  M.  Marbeau  termine  en  proposant  de  porter 
un  toast  aux  lauréats  de  la  Séance  publique.  Trois  d’entre  eux, 
MM.  Clarin  de  la  Rive,  Doneaud  du  Plan  et  Delattre-Lenoel, 
nous  appartiennent,  des  liens  déjà  anciens  de  confraternité  les  rattachent 
à  notre  Compagnie.  Le  quatrième  lauréat,  M.  Fortoul,  voudra,  nous 
l’espérons,  suivre  l’exemple  de  ses  devanciers  et  son  nom  s’ajoutera 
à  ceux  des  lauréats  du  prix  Raymond  devenu  nos  confrères. 

A  son  tour  M.  le  Premier  Président  Barbier  s’est  exprimé  à  peu 
près  en  ces  termes  : 

«  Je  remercie  cordialement  notre  cher  président,  M.  Flach,  des  obli¬ 
geantes  paroles  qu'il  a  trouvées  à  mon  adresse,  au  cours  de  sa  chaude 
improvisation.  Je  n’ai  aucun  mérite  mais  j’ai  un  très  grand  plaisir  à  me 
mêler  encore  un  peu  aux  travaux  de  notre  Société.  Quand  je  l’étudie  dans 
son  passé  et  dans  son  présent,  je  me  sens  plein  de  sécurité  pour  son  avenir. 
Le  passé,  auquel  je  me  rattache,  ce  fut  Y  Institut  historique.  Je  lui  appartins 
dès  1846.  Les  noms  des  fondateurs  et  des  continuateurs  de  l’œuvre  sont 
pour  nous  un  glorieux  patrimoine.  Lamartine,  Carnot,  Michaud,  de  Dou- 
deauville,  de  Pastoret,  Cuvier,  Taylor,  Martinez  de  la  Rosa,  de  Pon- 
gerville,  Augustin  Thierry,  Ingres,  Foyatier,  de  Laborde,  Lamennais, 
Reinhard,  voilà  les  noms  de  quelques  uns  de  nos  ancêtres.  A  la  première 
phase,  celle  de  Y  Institut  historique,  succéda  celle  de  sa  reconstitution  en 
1872,  sous  le  nom  de  Société  des  Etudes  historiques ,  reconnue  bientôt 
comme  Société  d’utilité  publique.  Depuis  lors,  une  centaine  d’admissions 
nous  apporta  des  forces  nouvelles.  Chaque  jour,  des  recrues  nous  arrivent 


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280  PROCÈS-VERBAL  DU  BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE, 

et  vos  travaux  ont  pris  un  essor  considérable.  La  vieillesse,  dit-on,  ne  lo» 
guère  que  le  passé.  Pour  moi,  j’aime  à  proclamer,  ce  soir,  que  je  vois 
dans  le  présent  des  progrès  d'activité  très  notables  et  que  j’augure  de  là, 
pour  l’avenir  de  la  Société  des  Etudes  historiques,  des  développements  qui 
assureront  à  jamais  sa  vitalité.  C’est  dans  cette  conviction  que  je  bois 
à  sa  prospérité,  ainsi  qu’au  bonheur  de  chacun  de  vous  tous,  mes  chers 
confrères.  » 

Ce  Banquet  a  été  suivi  d’une  audition  musicale  organisée  -par 
M.  Arthur  Coquard,  lauréat  du  prix  Raymond  qui  lui  a  été  décerné 
en  1887,  pour  son  remarquable  Mémoire  sur  l’Histoire  de  la  Musique 
dramatique  en  France.  Notre  sympathique  collègue  n’est  pas  seulement 
un  écrivain  dont  nous  avons  pu  apprécier  le  mérite  littéraire  et  la 
compétence  en  matière  d’art,  mais  aussi  un  compositeur  des  plus 
distingués,  dont  le  nom  est  déjà  répandu  dans  le  monde  musical. 
Plusieurs  de  ses  compositions  ont  mérité  l’honneur  d’étre  exécutées 
avec  succès  aux  concerts  Colonne  et  Lamoureux,  et  nous  pensens 
ne  pas  commettre  une  indiscrétion  en  disant  que  le  public  sera  bientôt 
appelé  à  juger  une  œuvre  dramatique  à  laquelle  il  travaille  en  ce 
moment  pour  l’un  de  nos  grands  théâtres  de  musique. 

Notre  soirée,  toute  intime  qu’elle  était,  n’en  a  pas  moins  été  brillante 
par  l’excellente  exécution  des  morceaux  figurant  au  programme. 

MM.  Mareschal  et  Lematte  sont  pour  nous  d’anciennes  connaissances 
et  en  nous  prêtant,  cette  année  encore,  le  gracieux  concours  de  leur 
talent,  le  premier  comme  pianiste  et  le  second  comme  flûtiste,  ils  ont 
acquis  droit  à  tous  nos  sincères  remerciements. 

Nous  avons  remarqué  surtout  la  fantaisie  pour  piano,  de  F.  Liste, 
sur  Rigoletto  et  le  duo  de  flûte  et  piano  sur  Hamlet  joué  par  M.  Lematte 
avec  un  goût  exquis. 

La  partie  vocale  était  tenue  par  M.  Plançon,  première  basse  à  l’Opéra. 
Cet  excellent  artiste,  dont  la  réputation  est  assez  grande  pour  que 
nous  n’ayons  pas  besoin  d’en  faire  l’éloge,  s’était  rendu  aussi  cordiale¬ 
ment  que  généreusement  à  l’invitation  que  lui  en  avait  faite 
M.  Coquard,  et  c’était  pour  nous  une  véritable  bonne  fortune.  Sa 
magnifique  voix  et  sa  diction  incomparables  nous  ont  transportés 
d’admiration  dans  les  deux  morceaux  qu’il  a  interprétés  avec  un  style 


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28! 


PROCÈS-VERBAL  DU  BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE. 

magistral,  l’un  de  M.  Massenet,  intitulé  :  Pmsée  d'automne  et  l’autre 
de  M.  Arthur  Coquard,  ayant  pour  titre  :  les  Aigles ,  et  qui  fait  partie 
du  charmant  recueil  de  mélodies  publié  par  noire  confrère  chez 
l’éditeur  Hamelle. 

Après  avoir  applaudi  chaleureusement  M.  Plançon,  nousle  remercions 
encore  une  fois  du  plaisir  qu’il  nous  a  procuré. 

Disons  encore  que  M.  Ludovic  Racine,  noire  zélé  administrateur, 
en  nous  faisant  entendre  une  nouvelle  et  charmante  mélodie  de  sa 
composition  sur  des  paroles  de  Victor  Hugo,  intitulée  :  l'Extase , 
a  voulu  nous  prouver  que  les  soins  qu’il  donne  aux  intérêts  de  la 
Société  ne  l’empêchent  pas  de  fournir  son  contingent  de  travaux 
à  la  classe  des  beaux-arts  à  laquelle  il  appartient. 

Deux  intéressants  intermèdes  ont  encore  augmenté  l’attrait  du  concert. 
M.  le  Premier  Président  Barbier  a  bien  voulu  nous  dire  le  sonnet 
suivant 

SONNET 

composé  pour  le  Banquet  amical  des  anciens  Elèves  du  Lycée  Charlemagne . 

O  jeunesse!...  depuis  si  longtemps  effacée, 

Tes  souvenirs  lointains  se  réveillent  ce  soir. 

En  nous  tous  l’écolier  revit,  par  la  pensée, 

Avec  l’insouciance,  avec  le  long  espoir. 

Heureuse  illusion,  pour  un  jour  caressée  ! 

N’est-ce  pas  qu’à  cette  heure  il  n’est  plus  un  point  noir, 

Quant  au  joyeux  banquet  de  notre  vieux  Lycée 
Des  générations  d’amis  viennent  s’asseoir? 

Donc  à  ce  rendez-vous  que  chacun  soit  fidèle. 

Qu’importe  si  le  temps  nous  touche  de  son  aile! 

Les  uns  ont  disparu...  les  autres  vont  finir... 

Phalange  où  chaque  jour  le  sang  se  renouvelle, 

Vous  possédez  le  don  de  jeunesse  éternelle  : 

Saluant  le  passé,  je  bois  :  à  l’avenir. 

Ce  sonnet,  tout  rempli  de  fraîcheur  et  de  jeunesse,  a  élé  fort 
goûté  par  l’assemblée  qui  a  vivement  félicité  notre  éminent  et  vénéré 
Président  honoraire  de  cette  élégante  poésie. 


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282  PROCÈS-VERBAL  DU  BANQUET  ET  DE  LA  SOIRÉE. 

Enfin,  notre  excellent  confrère,  M.  Tiiéobald,  ancien  professeur 
à  l’Ecole  nationale  des  sourds-muets,  et  digne  émule  de  son  ami 
Bertiiier,  qu’il  a  remplacé  dans  la  Société  sans  le  faire  oublier, 
s’est  montré  un  véritable  conteur  des  plus  intéressants,  en  mimant 
la  fable  de  La  Fontaine  :  le  Gland  et  la  Citrouille.  On  est  parvenu 
aujourd’hui  à  faire  parler  très  distinctement  les  sourds-muets,  cela 
est  certainement  merveilleux,  mais  en  vérité  lorsqu’on  voit  une  inter¬ 
prétation  par  gestes  aussi  claire  et  aussi  exacte,  on  ne  peut  s’empêcher 
d’admirer  les  résultats  auxquels  peuvent  arriver,  avec  de  l’intelligence 
et  du  travail,  ceux  que  la  nature  a  privés  de  l’usage  de  l’ouïe  et  de 
la  parole. 

Cette  soirée  si  complètement  réussie  nous  permet  d’espérer  que, 
l'année  prochaine,  nous  pourrons  faire  profiter  nos  associés  et  les 
personnes  qui  nous  font  l’honneur  d’assister  à  nos  séances  annuelles 
d’auditions  musicales  intéressantes  qui,  alternant  avec  les  lectures, 
donneront  à  cette  solennité  plus  de  charme  et  plus  d’éclat. 

R.  G. 


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SÉANCES  DÉ  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES. 


EXTRAITS  DES  PROCÈS-VERBAUX 

DES 

SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  HISTORIQUES 


SÉANCE  DU  25  AVRIL  1888.  —  Présidence  de  M.  J.  Flach. 

M.  Desclosières  donne  lecture  du  procès-verbal  rédigé  par  M.  Dufour. 

M.  le  Secrétaire  analyse  la  nombreuse  correspondance  qu’il  a  reçue 
à  l’occasion  de  la  Séance  publique  et  du  Banquet.  MM.  Camoin  de  Vence, 
Duvert,  de  Bricqueville,  Fortoul,  Doneaud  du  Plan,  Fabre  de  Navacelle, 
G.  Dufour  expriment  leurs  vifs  regrets  de  ne  pouvoir  se  réunir  à  leurs 
confrères  à  l’occasion  de  cette  fête  qui,  pour  nous  tous,  est  une  assemblée 
de  famille. 

M.  Coquard  fait  connaître  les  dispositions  qu’il  a  eu  l’obligeance  de 
prendre  pour  organiser,  à  la  suite  du  Banquet,  une  Audition  musicale. 

M.  le  Secrétaire  communique  une  lettre  de  M.  Emile  Worms  demandant 
à  insérer  dans  la  Revue  de  la  Société  un  compte  rendu  sur  un  ouvrage 
de  M.  Kerween  de  Leltenhove,  intitulé  les  Huguenots  et  les  Guerres .  Il  a  été 
répondu  à  M.  Worms,  que  les  insertions  dans  la  Revue  étaient  réservées 
aux  membres  de  la  Société,  et  que  l’étal  actuel  d’encombrement  du  porte¬ 
feuille  ne  permettrait  même  pas  à  un  membre  nouvellement  admis  d’espérer 
l’insertion  prochaine  qu’il  paraît  désirer. 

Livres  offerts.  —  Le  tome  deuxième  de  l 'Origine  des  Français ,  par 
M.  l’abbé  Espagnolle.  M.  Desclosières  rapporteur. 

Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires  de  Picardie ,  année  1887,  N°  4. 

Bulletin  de  la  Société  historique  et  archéologique  de  Langres ,  tome  3e, 
fascicule  de  mars. 

Bulletin  de  la  Société  de  V Orléanais ,  tome  IX,  N°  134. 

Bulletin  de  la  Société  du  Périgord.  M.  Dufour  rapporteur. 

Bulletin  de  la  Société  archéologique  de  Tam-et-Garonne ,  1887.  4*  trim. 
M.  d’Auriac  rapporteur. 


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m  SÉANCES  DE  LA  SOCIÉTÉ  DÉS  ÉTUDES  HISTORIQUES. 

Par  M.  Pagart  d’Hermansart,  père,  le  Siège  de  Saint-Omer  en  1667, 
réunion  de  V Artois  réservé  à  la  France.  M.  le  colonel  Fabre  rapporteur. 

Et  par  M.  Pagart  d’Hermansart,  fils,  Tournois  et  fêtes  de  chevalerie 
à  Saint-Omer ,  aux  xive  et  xv°  siècles.  M.  Desclosières  rapporleur. 

Lectures .  —  L’ordre  du  jour  appelle  :  1°  la  fin  de  la  lecture,  par 
M.  Marbeau,  des  Mémoires  de  Dufort ,  comte  de  Cheverny.  Renvoi  au 
Comité  de  lecture. 

2°  L’étude  de  M.  Préau,  Jean  de  Saulx ,  vicomte  maïeur  de  Dijon ,  1426, 
1430,  1431,  1432. 

M.  le  Président  fait  remarquer  qu’il  serait  à  désirer  que  l’auteur  s’efforçât 
de  donner,  à  la  suite  des  détails  intéressants  sur  les  jetons  représentant 
Jean  de  Saulx,  des  informations  sur  son  administration. 

3°  V Etude  sur  Monseigneur  Dupanloup,  par  M.  Montini. 

La  nature  des  détails  et  considérations  que  l’auteur  développe  à  l'occasion 
de  la  biographie  de  l’éminent  prélat  se  rapportant  à  des  événements  de 
la  politique  contemporaine,  l’insertion,  aux  termes  de  nos  statuts,  ne  peut 
être  votée,  mais  M.  le  Président  remercie  M.  Montini  de  l’intérêt  de 
sa  communication. 

4°  M.  Montaudon  termine  la  séance  en  lisant  un  rapport  détaillé  sur 
la  Revue  française  de  /’ éducation  des  sourds-muets ,  publiée  par  notre  confrère 
M.  Bélanger.  Renvoi  au  Comité  de  lecture. 


Amiens.  —  lmp.  Delattiie-Lenoel,  rue  de  la  République,  32. 


ff: 


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54®  Année. 


Juillet- Août. 


N®  4. 


ÉTUDE 

SUR 

LES  MÉMOIRES  DE  DUFORT  DE  CIIEVERNY  1 


Jean  Nicolas  Dufort  appartenait  à  une  famille  de  robe  originaire 
de  La  Gorse,  dans  la  Vicomté  de  Turenne,  établie  à  Paris  à  la  suite 
du  Duc  de  Bouillon,  frère  aîné  du  rival  de  Condé.  Noble,  riche,  bien 
apparenté,  à  quinze  ans  il  se  trouva  orphelin  et  à  peu  près  émancipé. 
A  vingt  ans,  après  avoir  hésité  entre  la  robe,  qu’aurait  voulu  lui  imposer 
sa  famille,  et  l’épée,  vers  laquelle  l’entraînaient  ses  goûts,  il  acheta 
une  charge  d’introducteur  des  Ambassadeurs,  qui  le  mit  en  rapports 
journaliers  et  intimes  avec  la  famille  royale  et  ^avec  le  flot  mobile 
des  courtisans.  Il  resta  treize  ans  ifa  Cour,  de  1751  à  1764;  puis, 
craignant  que  les  dépéri^  considérables  exigées  par  ses  fondions 
ne  compromissent^  fortune,  il  saisit  l’occasion  de  céder  sa  charge. 
Il  vendit  en^ fîeme  temps  son  château  patrimonial  de  Saint-Leu,  qu’il 
trouvai^fpop  rapproché  de  Paris,  et  il  acquit,  après  de  longues  et 
cluM?fjses  négociations,  la  terre  de  Cheverny,  près  Blois,  et  la  lieu- 
leiâncc  générale  du  Blaisois. 

^11  mena  alors  la  vie  d’un  grand  seigneur  de  province,  administrant 
les  biens,  gouvernant  ses  vassaux,  recevant  dans  son  château  nombreuse 
compagnie,  organisant  des  comédies  dont  il  était  l’auteur  et  l 'impres- 
surio,  visitant  ses  voisins,  faisant  parfois  des  voyages  de  plaisir  ou 
d’affaires  dans  des  terres  plus  éloignées,  et  passant  chaque  année 
quelques  mois  à  Paris  ou  à  Versailles. 

(I)  Mémoires  de  Dufort,  comte  de  Cheverny,  introducteur  des  Ambassadeurs, 
lieutenant  général  du  Dlaisois  (1731-1802),  avec  une  introduction  et  des  note9 
par  son  arrière-petit-fils,  Robert  de  Crèvecœur. 

^  JUILLET-AOUT  1888.  19 

V 


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286  MÉMOIRES  DE  DUFORT  O  DE  CHEVERNY. 


Avec  la  Révolution  commence  une  troisième  période  tristement 
différente  des  deux  autres.  Tandis  que  la  plupart  de  ses  amis  émigrent, 
Ditfort  se  réfugie  dans  sa  terre,  au  milieu  des  paysans  dont  il  se  regarde 
comme  le  guide  et  le  protecteur.  11  y  vit  seul  et  retiré,  apprenant 
de  loin  la  fuite,  l’arrestation  ou  la  mort  de  tous  les  compagnons  de 
sa  vie.  Malgré  le  soin  qu'il  prend  à  rester  obscur,  il  finit  par  être 
emprisonné  comme  les  autres.  Rendu  à  la  liberté  par  le  9  thermidor, 
il  rentre  dans  son  château  désert  et  y  attend  morne  et  triste  la  fin 
de  l’orage.  C’est  alors  que  «  pour  occuper  son  imagination,  pour  lui 
seul  et  pour  son  seul  plaisir,  t>  il  se  met  à  écrire  ses  Mémoires  que 
son  arrière-petit-fils  vient,  après  90  ans,  de  livrer  à  la  publicité. 

Il  les  écrit  de  souvenir,  un  peu  sans  ordre  comme  sans  prétention 
littéraire,  mais  non  sans  finesse  et  sans  esprit.  Une  mémoire  merveil¬ 
leusement  fidèle  lui  rappelle  toutes  les  scènes  dont  il  a  été  témoin, 
toutes  les  anecdotes  qu’il  a  entendues,  toutes  les  personnes  qu’il  a 
connues  pendant  le  cours  de  sa  carrière  si  longue  et  si  remplie.  Pour 
chaque  fait  il  décrit  le  lieu  de  la  scène  et  nomme  les  personnages 
qui  étaient  présents;  chaque  nom  est  accompagné  d’un  jugement  bref 
et  incisif  ou  d’une  anecdote  caractéristique.  Tout  ce  qui  a  marqué 
dans  la  haute  secteUiparisienne  pendant  la  seconde  moitié  du  x vme  siècle 
défile  successivement  sous  lèsTeux-du  lecteur. 

Dufort  n’est  ni  un  homme  politique^^1111  h°mme  de  leRresi 
ce  n’est  qu’un  homme  du  monde.  11  ne  nous  parte pas  de  la  conduite 
des  affaires  diplomatiques,  ni  de  ce  personnel  de  fiWéraleurs,  de 
philosophes  et  de  Mécènes  dans  lesquels  nous  avons  pris  raabitude 
de  résumer  le  xvnie  siècle.  Mais  il  nous  montre  la  Cour  et  la^Jcî 
il  nous  apprend  comment  vivaient  et  ce  que  pensaient  les  nieiul?^ 
de  cette  société  frivole  et  sceptique  où  déjà  fermentaient  tes  idée, 
et  tes  sentiments  qui  ont  abouti  à  la  Révolution.  Il  ne  songe  pas' 
à  décrire  le  mouvement  des  esprits,  mais  ce  qui  est  beaucoup  plus 
intéressant,  il  le  subit;  il  en  est  le  vivant  témoignage,  et  nous  trouvons 
dans  ses  Mémoires  des  réflexions  que  notre  siècle  démocratique  ne 
désavouerait  pas,  des  traits  de  sage  modération  que  peut-être  nous 
n’aurions  plus  le  courage  d’imiter. 

Ainsi,  quand  un  ami  lui  offre  l’Ordre  du  Mont-Carmel  et  l’Ordre 
de  Saint-Lazare  de  Jérusalem,  il  a  le  bon  goût  de  les  refuser.  Il  décide 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  C10  DE  CHEVERNY. 

un  de  ses  collègues  à  ne  pas  porter  l’Ordre  romain  du  Christ,  en  lui 
disant  «  qu’un  Ordre  qu’on  acquérait  pour  de  l’argent  était  au-dessous 
»  d’un  honnête  homme.  »  Honnête  homme  est  sans  doute  pris  ici, 
comme  au  xvne  siècle,  pour  homme  de  bon  ton  et  de  bonne  éduca¬ 
tion.  La  leçon  n’en  est  pas  moins  bonne  à  entendre,  môme  aujourd’hui. 

Dufort  n’est  pas  moins  sensé  quand  il  s’agit  de  son  nom.  Au  moment 
de  sa  première  présentation  à  la  Cour,  un  de  ses  parents  l’engage 
à  prendre,  comme  l’usage  l’y  autorisait  alors,  le  titre  de  marquis 
de  Saint-Leu.  Il  s’y  refuse,  «  résolu,  dit-il,  à  porter  toujours  le  nom 
»  de  son  père.  »  Plus  tard,  quand  la  terre  de  Cheverny  est  érigée 
pour  lui  en  comté,  il  n’accepte  cette  faveur  qu’après  avoir  obtenu 
la  permission  de  placer  le  litre  de  Comte  avant  son  nom  de  famille, 
et  de  s’appeler  Comte  Dufort ,  «  afin,  dit-il,  de  ne  pas  se  débaptiser.  » 
flous  trouvons  dans  sa  famille  un  second  trait  du  même  genre.  L’un 
de  ses  beaux-frères  était  Amelot,  marquis  de  Chaillou,  qui  fut  ministre 
sous  Louis  XVI,  et  dont  le  père  avait  été  longtemps  secrétaire  d’Etat 
aux  Affaires  étrangères  sous  Louis  XV.  Dufort  n’appelle  jamais  son 
beau-frère  que  «  M.  Amelot,  »  réservant  le  nom  d’Amelot  de  Chaillou 
pour  son  neveu,  de  meme  qu’il  réserve  le  nom  d’Amelot  du  Guépéan 
pour  d’autres  parents  qu’il  fallait  distinguer  du  chef  de  la  famille. 
11  ne  fait  en  cela  que  se  conformer  aux  intentions  des  Amelot.  Voici 
en  effet  ce  que  le  Duc  de  Luynes  note  dans  ses  Mémoires  (I.  100), 
au  moment  où  le  premier  Amelot  est  nommé  secrétaire  d’Etat  : 
c  M.  Amelot  de  Chaillou  ne  s’appellera  plus  que  Amelot,  ce  nom,  qui 
»  est  le  sien,  étant  plus  connu  aux  Affaires  étrangères.  »  Ainsi,  il  y  a 
150  ans,  c’est  en  entrant  aux  Affaires  étrangères  qu’on  laissait  de  côté 
;  un  titre  de  Marquis!  C’est  en  entrant  à  la  Cour  qu’on  refusait  d’en 
;j;  prendre  un!  S’il  avait  vécu  de  nos  jours,  Dufort  aurait  commencé 
pajÇar  écrire  le  nom  de  son  père  en  deux  mots,  afin  d’y  simuler  une 
plus  barticule,  et  bientôt  un  titre  et  une  couronne  eussent  orné  ses  cartes 
vi.ns  le  visite. 

e  ne  1  11  est  vrai  que  la  sagesse  dont  nous  lui  faisons  honneur  n’était  pas, 
,,0115  |ous  l’ancien  régime,  un  sacrifice  d’amour-propre  aussi  grand  que 
lous  nous  le  figurons  aujourd’hui.  Nul  n’ignorait  alors  qu’il  existait 
,()re  4e  très  vieilles  et  quelquefois  très  hautes  noblesses  sans  particule  et 
cide  fans  titre,  et  Dufort,  en  racontant  son  refus,  a  bien  soin  d’ajouter; 

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288 


MÉMOIRES  DE  DEFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

<l  qu’il  n’avait  sujet  de  rougir  d’aucun  de  ses  ancêtres,  qui,  s’ils 
»  n'avaient  pas  été  illustres,  avaient  au  moins  pour  eux  une  filiation 
»  d’aïeux  assez  ancienne.  »  (1.  07).  Aujourd’hui,  si  la  noblesse  n’est 
plus  une  institution,  elle  est  encore  un  souvenir  et  une  élégance,  et, 
en  dépit  de  nos  idées  devenues  égalitaires,  nos  mœurs,  plus  que 
jamais  éprises  de  distinctions,  y  attachent  un  fort  grand  prix.  Seule¬ 
ment,  nous  la  connaissons  moins  bien  ;  le  titre  et  la  particule,  qui  en 
étaient  jadis  les  compagnons  habituels,  qui  en  sont  maintenant  le  seul 
signe  visible,  presque  le  seul  privilège,  nous  en  paraissent  la  condition 
essentielle,  et  ils  ont  pour  nous  autant  d’importance  qu’ils  en 
avaient  peu  pour  nos  pères.  Du  reste,  ces  deux  points  de  vue  si  diffé¬ 
rents  ont  produit  les  mêmes  conséquences:  autrefois,  dans  certaines 
circonstances,  chacun  prenait  le  litre  qui  lui  plaisait,  et  l’on  sait  qu'il 
en  est  à  peu  près  de  même  aujourd’hui. 

La  hiérarchie  sociale  n’en  était  pas  établie  moins  solidement.  Mais, 
précisément  parce  que  les  rangs  étaient  assez  tranchés  pour  que  l’on 
n’eût  pas  à  craindre  de  les  voir  se  confondre,  il  y  avait  entre  les 
diverses  classes  une  familiarité  qui  nous  étonnerait  maintenant.  Ainsi 
Dufort,  l’introducteur  des  Ambassadeurs,  le  familier  du  Roi  et  des 
Princes,  comptait  parmi  ses  amis  plus  intimes  Jélyolle,  le  célèbre 
ténor,  et  Sedaine,  qui  avait  commencé  par  être  maçon  et  qui  resta 
toute  sa  vie  entrepreneur  de  maçonnerie.  Mais  Jélyotte  avait  reçu  une 
excellente  éducation;  il  était  aimable  et  de  bonne  compagnie;  Sedaine 
était  plein  de  cœur,  d’esprit  et  de  grâce;  ces  qualités  suffisaient  pour 
qu’ils  fussent  admis  sur  le  pied  d’une  affectueuse  égalité  dans  la 
maison  de  l’homme  de  Cour.  Jélyotte  était  également  l’arni  du  duc  de 
Choiseul  et  son  hôte  à  Chanteloup. 

Le  langage  de  Dufort  sur  les  grands  personnages  qui  l’entourent, 
sur  les  courtisans,  les  princes,  le  roi  lui-même,  nous  réserve  aussi  de 
vives  surprises.  La  grande  bienveillance  qui  est  dans  son  caractère  et 
dans  ses  habitudes  n’est  jamais  en  défaut;  mais  il  parle  avec  une 
liberté  de  jugement  que  nous  attendrions  d’un  philosophe  de  l’Ency¬ 
clopédie  plutôt  que  d’un  homme  de  Lotir.  «  Je  passais  mon  temps, 

»  dit-il,  à  des  visites,  à  des  soupers,  où  l’on  s’entretenait  de  ce  que  le 
»  Roi  et  la  famille  royale  avaient  fait,  ou  feraient  le  lendemain.  J’ai 
y>  souvent  fait  la  réflexion  que  la  vie  d’un  courtisan  assidu,  je  dis 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY.  289 

»  ceux  qui  veulentfaire  fortune  sans  avoir  d'autres  qualités,  ressemble  à 
»  celle  d’un  valet  de  chambre,  enfin  d’un  être  en  servitude.  J’ai  vu  le 
»  duc  de  Luynes  le  père,  qui  passait  pour  écrire  les  anecdotes  de 
»  toute  la  Cour,  le  duc  de  Saint-Aignan,  de  l’Académie  française,  le 
»  président  Hénaull,  Moncrif  et  tant  d’autres,  rétrécir  leur  esprit  par 
»  une  conversation  si  peu  variée  que  je  ne  pouvais  ni  m’y  faire,  ni 
»  m’y  fixer.  »  (T.  I,  p.  73). 

Voilà  pour  les  courtisans.  Pour  les  princes,  il  les  juge  sans  aveu¬ 
glement  comme  sans  prévention.  Il  sait  discerner  leurs  qualités  naturelles 
derrière  les  défauts  qui  frappent  le  public;  mais  loin  d’étre  ébloui 
par  leur  grandeur,  c’est  elle,  c’est  ce  qu’il  appelle  leur  «  éducation 
de  prince ,  »  qu’il  présente  comme  la  cause,  en  même  temps  que  l’excuse 
de  leurs  faiblesses.  De  nos  jours,  où  sans  doute  cette  éducation  est 
différente  de  ce  qu’elle  était  jadis,  la  reine  de  Roumanie  a  pu  écrire 
avec  vérité  :  «  On  élève  les  princes  à  vivre  avec  tout  le  monde;  que 
»  n’élève-t-on  tout  le  monde  comme  les  princes  !  »  Dufort,  au  contraire, 
s’il  veut  faire  l’éloge  de  Mn  e  Adélaïde,  fille  aînée  de  Louis  XV,  dira 
d’elle  :  «  Elle  était  raisonnable  autant  qu’une  femme  de  son  rang 
»  peut  l’être.  »  (I.  182). 

Il  témoigne  à  diverses  reprises  une  véritable  affection  pour  deux 
personnages  qui,  dans  rbistoire,  ne  sont  rien  moins  que  sympathiques  : 
Louis  XV  et  Charles  de  Bourbon,  comte  de  Charolais.  Mais  voyons 
comment  il  les  juge  :  «  Louis  XV,  dans  l'intimité,  était  le  plus  aimable 
i >  et*le  meilleur  de  tous  les  hommes.  Comme  particulier,  comme  père 
*  de  famille,  il  aurait  été  aimé,  estimé,  considéré.  Il  ne  lui  manquait 
»  que  ce  qui  manque  à  tous  les  rois,  c'est  de  s’assimiler  aux  autres 
&  hommes.  Accoutumés,  du  moment  où  ils  naissent,  à  une  espèce 
»  d’adoration,  je  crois  fermement  qu’ils  se  regardent  comme  au-dessus 
»  de  l’espèce  humaine...  11  ne  mettait  aucune  mesure  vis-à-vis  des 
»  autres,  par  défaut  d’éducation.  »  (I.  320).  Quand  le  roi  parle  des 
affaires  d’Etat  comme  si  c’était  un  autre  qui  gouvernât  (1.228)  ;  quand  il 
donne  une  de  ces  preuves  d’égoïsme  ou  de  brutalité  qui  nous  révoltent; 
par  exemple,  quand  il  s’amuse  à  mettre  ses  deux  talons  sur  les  pieds 
d’un  goutteux  en  lui  demandant  si  c’est  là  qu’il  a  la  goutte  (I.  320),  ou 
quand,  à  son  petit  lever,  voyant  un  courtisan  foudroyé  par  une  apoplexie 
rouler  sur  le  parquet,  sa  perruque  loin  de  lui,  il  s’écrie  :  «  D’Argenson! 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

»  M.  du  Chayla  vient  de  quitter  sa  perruque!  »  (I.  173),  le  jugement 
de  I)u fort  esl  toujours  le  même  :  «  Grand  tort  d'une  mauvaise  éducation, 
b  car  personnellement  il  était  le  plus  excellent  des  hommes,  quelques 
b  choses  que  les  malveillants  aient  pu  dire.  »  (I.  228). 

Quant  au  Comte  de  Charolais,  ce  maniaque  brutal  et  grossier  qui 
un  jour,  pour  s'amuser,  tira  un  coup  de  fusil  à  un  couvreur 
sur  un  toit,  voici  ce  que  dit  de  lui  notre  auteur  :  «  L’âge  où  je  l’ai 
»  connu  inc  l’a  fait  voir  comme  un  homme  de  tète  et  fort  raisonnable, 
»  mais  sujet  à  l’humeur,  comme  un  prince  mal  élevé.  »  (I.  110).  — 
«  Otez  son  éducation  de  prince,  c’était  un  homme  de  grand  sens  et 
»  de  mérite  à  tous  égards.  La  justice  était  dans  son  cœur,  et  du  moment 
»  qu'on  rendait  au  prince  du  saut]  ce  quil  croyait  lui  être  du,  il  était 
»  le  plus  juste  des  humains.  »  (I.  113). 

Que  l’on  remarque  ces  derniers  mots.  Ils  expliquent  peut-être  certains 
traits  de  celle  époque  où  la  plupart  des  grands  pouvaient,  dans  leur 
conscience,  éprouver,  à  des  degrés  divers,  les  mêmes  sentiments  que  le 
Ctc  de  Charolais;  ils  expliquent  certainement  quelques  unes  des  excen¬ 
tricités  de  ce  personnage  qui,  vivant  en  dehors  des  devoirs  de  son  rang, 
devait  être  irrité  contre  l’ordre  qu’il  méconnaissait,  et  devait  tenir 
plus  Aprement,  parce  qu'il  pouvait  toujours  craindre  qu’on  ne  fût  tenté 
de  les  lui  refuser,  aux  prérogatives  auxquelles  il  avait  droit  par  sa 
naissance  sans  en  être  digne  par  sa  conduile.  Dufort  raconte  à  cet 
égard  une  anecdote  assez  plaisante  dont  il  fut  témoin.  Il  paraît  que 
M.  de  Kaunitz  se  souciait  peu  de  faire  à  ce  prince  déclassé  la  visite 
officielle  que,  comme  ambassadeur,  il  devait  à  tous  les  princes  du  sang. 
Un  jour  pourtant  le  Comte  de  Charolais  obtint  que  la  visite  enlin 
lui  fut  faite.  «  C’était,  dit  Dufort,  A  Fontainebleau,  pendant  un  voyage 
»  de  la  Cour.  Chacun  était  logé  là  dans  de  petites  maisons,  avec  des 
»  portes-cochères,  des  escaliers  étroits  et  le  reste  à  l’avenant;  tout 
»  dut  pourtant  se  passer  avec  le  même  cérémonial  que  dans  un  palais. 
»  La  visite  reçue,  le  prince  dut  la  rendre.  Je  montai  avec  lui  et 
»  Dumonan,  son  gentilhomme,  dans  sa  voilure,  qui  avait  l’air  d’un 
»  carosse  de  remise  et  était  tout  en  cuir.  Le  prince  me  dit  en  chemin 
*  que  M.  de  Kaunitz  le  portait  bien  haut,  qu’il  savait  l’étiquette 
b  comme  lui,  et  se  mit  à  chicaner  sur  un  pas  de  plus  ou  de  moins... 
»  Nous  arrivons;  la  visite  se  passe  à  merveille,  la  reconduite  de  même. 


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MÉMOIRES  DPJ  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

*  L’ambassadeur  doit  descendre  jusqu'au  bas  de  l’escalier  et  voir 
»  partir  le  prince,  comme  le  prince  l'avait  fait  pour  lui.  La  voiture 
»  avance  diflicilement  sous  la  porte;  les  rosses  qui  la  conduisent 
»  serrent  le  bas  de  l'escalier;  tout  cela  prend  cinq  minutes.  Le  prince 
»  monte  pesamment;  je  monle  après  lui  et  me  mets  à  coté  ;  Dumonan 
»  de  même  sur  le  devant.  M.  de  Kaunitz  comptant  la  chose  finie, 
»  remonte  l’escalier  avec  son  cortège;  mais  les  chevaux  résistent, 

>  et  voilà  le  prince  sortant  à  mi-corps  de  sa  voilure  qui  crie  :  «  Monsieur 
»  l’Ambassadeur,  ce  n’est  pas  là  votre  place  et  vous  devez  me  voir 
»  partir.  »  —  L’ambassadeur  fait  volte-face  sans  dire  un  mot,  et 
»  revient  à  son  poste.  Enfin  la  voiture  roule  et  nous  partons.  Voilà 

>  le  Comte  de  Charolais  qui  me  prend  la  cuisse  à  me  faire  crier,  et 
»  me  dit  en  riant  :  «  Voilà  comme  il  faut  mener  les  gens  qui  font 

*  les  insolents.  Ce  n’est  pas  pour  l’exactitude  du  cérémonial;  c’est 

*  pour  lui  apprendre  que  nous  ne  sommes  pas  scs  égaux.  »  (I.  Hl). 
L’ordre  social  reposait  alors  sur  la  hiérarchie,  c’est-à-dire,  sur 

l'inégalité,  et  c’était  par  YetiqucUe  que  chacun,  prince,  ambassadeur, 
ou  simple  courtisan,  obtenait  qu’on  lui  rendit  ce  qu’il  croyait  être  dû 
à  son  rang.  Aussi  chacun  prétendait-il  l’observer,  et  exigeait-il  qu’elle 
fût  respectée  à  son  égard.  Mais  sous  ce  rapport  aussi  l’on  voyait  se 
manifester  celte  contradiction  bizarre  entre  les  usages,  qui  subsistaient 
tels  que  les  avait  légués  le  siècle  précédent,  et  les  idées,  qui,  ouvertes 
par  l’esprit  de  discussion,  jugeaient  fort  librement  ces  usages.  Celle 
contradiction,  quand  elle  se  répand  dans  une  société,  est  un  fâcheux 
symptôme  ;  elle  présage  une  dislocation  prochaine  ;  c’est  la  débâcle 
des  glaces  qui  commence.  On  était  las  de  l’étiquette,  on  en  riait  tout 
bas.  Dufort  qui,  par  ses  fonctions,  avait  la  mission  particulière  de 
l’appliquer,  se  plaît  souvent  à  faire  ressortir  ce  qu'elle  a  de  puéril. 
Ainsi,  après  avoir  décrit  avec  des  détails  fort  curieux  la  réception 
solennelle  du  comte  de  Kaunitz,  cérémonie  fastueuse  qui  eut  presque 
le  caractère  d’une  fête  publique,  qui  mit  en  mouvement  toute  la 
population  de  Paris,  et  dont  les  réceptions  actuelles  des  Ambassadeurs 
par  le  chef  de  l’Etat  ne  peuvent  nous  donner  une  idée,  il  termine  son 
récit  par  ces  mots:  «  Si  ces  fonctions  (celles  d’introducteur  des  Ambas- 
>  sadeurs)  sont  magnifiques,  elles  ne  roulent  que  sur  des  misères  d’éti- 
»  quelle,  plus  faites  pour  rétrécir  l’esprit  que  pour  l’alimenter,  i  (1. 85). 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

En  1760,  Du  fort  et  le  comte  de  Cliarolais  n’étaient  pas  les  seuls  à 
rire  de  l'étiquette  ou  à  la  maudire.  Toute  la  famille  royale  en  était, 
aussi  bien  que  les  courtisans,  l’esclave  résignée,  mais  ennuyée.  Un 
jour,  une  Dame  de  semaine  auprès  de  Mn,c  Adélaïde  se  plaignit  à  elle 
d'ètrc  habillée  et  déshabillée  quatre  fois  par  jour  et  de  n'avoir  pas  un 
quart  d'heure  de  liberté  !  a  Madame,  lui  répondit  la  pauvre  Princesse, 
vous  en  êtes  quitte  pour  vous  reposer  une  semaine  ;  mais  moi  qui 
fais  ce  service  toute  l’année,  permettez  que  je  garde  ma  pitié  pour 
moi-môme.  »  (1.  p.  104). 

Le  personnage  à  qui  l'étiquette  pesait  le  plus  était  encore  le  Roi,  et 
peut-être  le  désir  de  se  reposer  de  la  contrainte  qu’elle  lui  imposait  ne 
fut-elle  pas  sans  influence  sur  les  premières  irrégularités  de  sa 
conduite.  «  Il  aimait  le  particulier  par  goût,  dit  Dufort,  et  il  sentait 
»  que  sa  place  1  exigeait  le  contraire.  De  sorte  que  dès  qu’il  pouvait  se 
»  dérober  à  la  représentation,  il  descendait  chez  Mme  de  Pompadour  par 
»  un  escalier  dérobé,  et  y  déposait  le  caractère  de  Roi  »  (I.  319). 

Déposer  le  caractère  royal  et  recouvrer,  sous  le  voile  de  l'incognito, 
la  faculté  de  circuler  librement,  de  parler  et  d’entendre,  a  été  le  lève 
de  bien  des  Souverains,  qu’ils  se  nommassent  Haroun-al-Raschild,  ou 
Henry  IV,  ou  Pierre-le-Grand,  ou  Marie-Antoinette.  Mais  ce  rêve  était 
difficile  à  réaliser  à  une  époque  où  l'on  n’avait  pas  encore  l’habitude 
de  rencontrer  habillés  d’un  veston  et  mêlés  à  la  foulç  les  princes  les 
plus  résolus  à  faire  respecter  leur  Majesté,  lorsqu’ils  sont  en  repré¬ 
sentation. 

Le  récit  fort  intéressant  de  l'attentat  de  Damiens  nous  montre  les 
exigences  de  l’étiquette,  le  besoin  qu’éprouvait  le  Roi  de  s’en  affranchir, 
et  le  soulagement  qu’il  ressentait  lorsqu’il  y  échappait  un  instant. 

Louis  XV  avait  conservé  le  souvenir  des  témoignages  d'affection 
populaire  qui  l’avaient  étonné  et  charmé  lorsqu’il  avait  été  malade  à 
Metz.  Il  s’était  écrié  alors  :  t  Que  leur  ai-je  donc  fait  pour  qu’ils 
»  m’aiment  ainsi  ?  »  Quelques  années  à  peine  s’étaient  écoulées  et 
voilà  qu’un  fou  le  frappe  dans  sa  voiture,  d’un  coup  de  canif!  Soit 
par  la  crainte  que  l’arme  fût  empoisonnée,  soit  par  l’appréhension 


(1)  Quelle  expression  imprévue,  sa  place ,  pour  parler  du  trône!  Bossuet  et  Racine 
leussent-ils  employée? 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY.  293 

de  voir  sa  vie  désormais  sans  cesse  menacée,  le  Roi  tomba  dans  une 
stupeur  profonde.  «  11  resta  plus  d’une  semaine  au  lit,  dans  sa  vraie 
»  chambre  à  coucher,  dit  Dufort,  enfermé  entre  ses  quaire  rideaux, 

>  n’ouvrant  la  bouche  que  pour  demander  des  choses  indifférentes  », 
et  ce  ne  fut  pas  seulement  pour  sa  petite  blessure  qu’il  fallut  le  soigner. 

«  C’est  une  grande  cérémonie,  raconte  à  cetle  occasion  notre  auteur, 

>  que  le  bouillon  qu’on  donne  à  un  roi  malade.  Toutes  les  trois 

*  heures,  il  arrive  à  l’heure  dite  ;  il  est  déposé  sur  la  table  de  marbre, 

»  gardé  par  le  Maître  d’hôtel,  goûté  par  l’Echanson  et  le  Médecin. 

»  L’huissier  annonce  le  bouillon  du  Roi  ;  on  ouvre  la  porte  de  la 

»  chambre  ;  ceux  qui  sont  dans  le  cabinet  le  suivent  ;  le  premier 
»  Médecin,  le  premier  Gentilhomme  se  trouvent  dans  la  chambre. 
»  Nous  suivîmes  ;  le  Roi  était  couché  dans  ses  doubles  rideaux,  la 
»  chambre  fort  éclairée,  le  lit  fort  noir.  Nous  ne  vîmes  que  son  bras 
»  qu’il  avança  ;  il  n’ouvrit  pas  la  bouche  et  l’huissier  de  dire  : 
«  Messieurs,  relirez-vous....  » 

—  «  La  première  fois  que  nous  pûmes  le  voir,  celte  superbe  tète 
»  d’homme  jeta  sur  nous  un  regard  de  chagrin  ;  il  semblait  qu’il 
»  voulût  dire  :  «  Regardez  votre  Roi  qu’un  misérable  a  voulu  assas¬ 
siner,  et  qui  est  le  plus  malheureux  de  son  royaume.  t>  (I.  181,  184). 

Plus  tard  l’étiquette  exigea  que  le  Roi  reçût  les  Ambassadeurs, 
pour  se  montrer  à  eux.  «  Tout  le  corps  diplomatique  s’y  trouva  ;  le 

*  Roi  ne  fit  aucune  question  ;  tout  le  monde  garda  un  profond 
»  silence  :  aucune  présentation  n’eut  lieu.  Les  Ambassadeurs  eurent 
»  le  temps  de  le  contempler  ;  un  signe  de  tète  annonça  qu’ils  étaient 

*  congédiés,  a  (I.  136). 

Autour  de  ce  malheureux  malade,  sans  consolations,  sans  confident, 
livré  à  ses  seules  pensées,  s’agitaient  mille  intrigues  de  Cour  sur 
lesquelles  il  est  inutile  d’insister  ;  beaucoup  d’autres  que  Dufort  les 
ont  racontées. 

Quand  le  Roi  commença  à  se  lever,  il  parut  dans  son  cabinet,  mais 
toujours  morne  et  silencieux,  «  choisissant  le  temps  où  il  y  avait  le 
»  moins  de  monde.  » 

Sa  réclusion  ne  cessa  que  deux  ou  trois  semaines  après  l’attentat, 
à  la  suite  d’une  scène  singulière  et  caractéristique  qui  mérite  d’être 
entièrement  reproduite  : 


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291  MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

«  Enfin  un  jour,  il  était  près  de  deux  heures  et  le  cabinet  presque 
»  vide,  tous  ayant  pris  congé...  Le  roi  avait  sa  robe  de  chambre, 
»  son  bonnet  de  nuit,  et  à  la  main  une  canne  sur  laquelle  il  s’appuyait 
d  légèrement.  Tantôt  il  regardait  par  la  fenêtre,  tantôt  il  s’arrêtait 
»  et  rêvait.  Le  Dauphin,  à  qui  le  Roi  ne  faisait  pas  signe  de  s’en  aller, 
»  causait  avec  le  marquis  du  Muy  ;  la  Dauphine  n’osait  prendre  congé. 
»  Enfin,  le  Roi,  sûr  que  tout  le  monde  est  à  dîner,  fait  le  signal 
»  du  départ  à  la  Dauphine,  qui  s’avance,  le  salue  à  l’ordinaire  et 
»  s’en  va.  Elle  était  accompagnée  de  plusieurs  dames,  entre  autres 
»  de  la  duchesse  de  Braneas,  surnommée,  à  cause  de  sa  taille,  la 
ï>  grande;  le  Roi  qui  la  connaissait  particulièrement  parce  qu’elle  allait 
»  souvent  chez  la  marquise,  lui  dit  :  «  Restez  un  moment.  »  —  Le 
t>  Dauphin  regarde.  —  Le  Roi  dit  à  Mmc  de  Braneas  :  «  Donnez-moi 
d  votre  mantelet.  »  Elle  le  détache  et  le  lui  donne;  il  le  place  sur  ses 
»  épaules,  fait  un  tour  dans  le  cabinet  sans  lien  dire,  apres  l’avoir 
»  saluée,  cl  s’en  va.  11  s’achemine  à  l'instant  du  côté  de  l’intérieur. 
y>  Le  Dauphin,  accoutumé  à  le  suivre,  s’avance.  11  n’est  pas  à  moitié 
»  de  la  pièce  que  le  Roi  se  retourne  et  lin  dit  :  «  Ne  me  suivez  pas.  * 
»  Nous  voyons  la  manœuvre  et  entendons  le  propos.  Le  Dauphin  obéit 
»  et  se  rendit  à  l’instant  chez  lui  pour  dîner. 

»  Eontanieu  et  Champccnetz  se  dirent  :  «  La  chose  est  trop  inlé- 
»  ressau te  pour  dîner;  »  j’en  dis  autant.  M.  de  Maillebois  arrive; 
»  on  lui  conte  tout,  et  nous  voilà  tous  les  quatre  à  attendre.  Le  Roi 
»  revient  entre  les  trois  et  quatre  heures.  —  Au  lieu  d’un  regard  triste 
»  et  sévère,  son  air  était  calme,  sou  regard  agréable;  il  avait  le  sourire 
»  sur  les  lèvres  et  causait  sans  humeur.  11  nous  adressa  la  parole 
»  à  tous,  fit  des  plaisanteries  sur  le  mantelet  dont  il  s'était  affublé, 
»  et  nous  quitta  en  disant  qu’il  allait  dîner,  et  qu’il  nous  exhortait 
»  à  en  faire  autant.  11  rentra;  nous  n’eumes  pas  de  peine  à  deviner 
»  qu’il  avait  été  faire  une  visite  à  M,ne  de  Pompadour.  Une  seule 
i>  conversation  d’une  amie,  intéressée  à  sa  conservation  plus  que 
»  personne  du  royaume,  avait  guéri  son  esprit  plus  malade  que  tout 
»  le  reste.  »  il.  p.  187  et  188). 

Ce  fut  donc  à  l’influence  morale  de  sa  maîtresse  que  dans  cette 
circonstance  Louis  XV  dut  le  rétablissement  de  sa  santé. 

11  parait  qu’à  d’autres  points  de  vue  encore  il  était  utile  au  bien 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

de  l’Etat  que  le  Roi  eût  une  maîtresse.  Après  la  mort  de  la  Pompadour1, 
la  grande  préoccupation  de  la  Cour  fut  de  savoir  qui  lui  succéderait; 
l’idée  qu’elle  ne  serait  pas  remplacée  ne  venait  à  l’esprit  de  personne, 
et  ce  n’était  pas  aux  plaisirs  du  Roi  que  V  on  pensait,  mais  au  fonction¬ 
nement  de  la  machine  gouvernementale.  «  Chacun  sentait,  dit  Dufort, 

*  qu’il  était  impossible  qu’il  n’y  eût  pas  un  intermédiaire  entre 
»  le  pouvoir  suprême  et  les  ministres.  Une  femme  accorte,  adroite, 

*  faisait  parvenir  plus  facilement  les  réclamations,  et  souvent  rendait 
»  service.  »  (1.  320).  Dans  celte  société  singulière,  la  maîtresse  du 
Roi  était  devenue  un  rouage  iudispensable,  presque  une  institution 
de  l’Etal.  Les  minisires  reconnaissaient  officiellement  son  autorité. 
Avant  que  sa  haute  faveur  ne  fût  ouvertement  affichée,  M,ne  de  Pom¬ 
padour  avait  demandé  pour  son  mari  une  place  de  fermier-général. 
Orrv,  contrôleur  général,  la  lui  refusait.  «  Monsieur,  finit-elle  par  lui 
»  dire,  je  serai  obligée  de  vous  faire  demander  la  place  par  quelqu’un 

*  à  qui  vous  ne  pourrez  la  refuser.  »  —  M.  Orry  la  reconduisit  quelques 
»  pas,  et  en  la  quittant,  lui  dit  avec  humeur  :  a  Madame,  si  vous  êtes 
»  ce  qu’on  dit,  j’obéirai;  mais  si  vous  ne  l’êtes  pas,  vous  n’obtiendrez 
»  rien.  »  —  11  paya  le  compliment  de  sa  place,  ajoute  Dufort,  aussitôt 
»  qu’elle  fut  reconnue  maîtresse  du  Roi.  »  (I.  190). 

Les  Ambassadeurs,  comme  les  Ministres,  s’inclinaient  devant  cette 
puissance.  Le  jour  de  sa  réception  officielle,  Kaunilz  n’eut  garde  de 
quitter  Versailles  avant  d’avoir  présenté  ses  hommages  à  Mme  de  Pom¬ 
padour.  Elle  lui  avait  fait  exprimer  par  Dufort  son  désir  de  le  recevoir. 
11  se  rendit  chez  elle  avec  ses  cavaliers  d’ambassade  et  avec  flnlro- 
ducteur  des  Ambassadeurs,  aussitôt  après  avoir  été  reçu  par  le  Roi,  la 
Reine,  et  les  Princes  du  sang.  Le  cérémonial  fut  exactement  le  même. 

(I)  Dufort,  sur  le  témoignage  do  son  ami  Champlost,  attribue  à  Louis  XV,  à 
l’occasion  de  la  mort  de  M**  de  Pompadour,  un  langage  bien  différent  de  celui  que 
lui  prête  la  légende.  Le  convoi  funèbre  quitta  Versailles  à  six  heures  du  soir.  •  Le 
Hoi,  dit  Dufort,  prend  Champlost  par  le  bras,  lui  fait  fermer  la  porte  de  son  cabinet, 
et  se  met  avec  lui  en  dehors  sur  le  balcon.  Il  garde  un  silence  religieux,  voit  le 
convoi  enlilcr  l’avenue,  et  malgré  le  mauvais  temps  et  l’injure  de  l’air  auxquels 
il  paraissait  insensible,  il  le  suit  des  yeux  jusqu’à  ce  qu’il  perde  de  vue  tout  l’enter¬ 
rement.  Il  rentre  alors*,  deux  grosses  larmes  coulaient  encore  le  long  de  ses  joues, 
et  il  ne  dit  à  Champlost  que  ce  pou  de  mots  :  «  Voilà  les  seuls  devoirs  que  j’aie  pu 
•  lui  rendre.  •  (I.  324). 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

«  Il  entra  seul  avec  moi,  raconte  Duforl.  Il  y  avail  trois  sièges  ;  elle 
»  s’assit  et  nous  nous  assîmes.  Après  une  conversation  qui  eut  l'air 
»  d’une  visite  amicale,  il  se  leva  et  pria  M,ne  la  Marquise  de  lui 
d  permettre  de  lui  présenter  les  Cavaliers.  Ils  entrèrent  ;  on  se  tint 
»  debout  ;  la  conversation  devint  générale,  et  après  un  quart  d’heure, 
»  nous  partîmes.  »  (I.  84). 

Quant  aux  courtisans,  ils  étaient  aux  pieds  de  la  favorite  du  jour, 
qu’elle  s’appelât  Pompadour  ou  Du  Barry.  La  charmante  Mmc  de 
Choiseul  elle-meme,  si  sympathique  et  si  digne  de  respect,  qui  sut 
rester  sage  dans  celte  Cour  corrompue,  s’était  liée  d’une  étroite 
amitié  avec  Mme  de  Pompadour.  Après  la  mort  de  la  Marquise,  elle 
crut  devoir  demander  qu’on  lui  donnât,  en  souvenir  de  celle  qu’elle 
voulait  bien  appeler  son  amie,  un  petit  chien  favori.  Ne  regrettons 
pas  cette  faiblesse,  car  la  réponse  de  Marigny,  frère  et  héritier  de  la 
Pompadour,  est  aussi  un  curieux  trait  de  mœurs.  Il  envoya  le  chien 
à  Mme  de  Choiseul,  mais  il  garda  le  collier,  qui  était  en  argent  massif. 
(I.  313). 

La  Du  Barry  eut  sa  cour,  comme  Mme  de  Pompadour  avait  eu  la 
sienne.  Chaque  matin  on  conduisait  chez  elle  le  jeune  Condé,  «  dont 
»  on  achevait  alors  l'éducation.  » 

Dufort  raconte  avec  indifférence,  sans  en  paraître  étonné,  sans  les 
juger,  les  traits  les  plus  frappants  de  cet  étrange  affaissement  moral 
qui  avait  envahi  la  société  toute  entière.  Le  goût  lui-mème,  symptôme 
toujours  caractéristique  de  l’état  moral  d’une  société,  était  bizarre. 
•  Tous  les  ornements  étaient  baroques.  Bien  n’était  d’aplomb,  pas 
»  même  les  armes  gravées  soit  sur  la  vaisselle,  soit  sur  les  cachets, 
»  soit  sur  les  voitures.  »  (I.  Tl  7).  Là,  comme  partout,  on  se  plaisait 
à  être  dans  le  faux  ;  la  mode  l’exigeait  ! 

Un  scepticisme  général  avait  ébranlé  toutes  les  bases  sur  lesquelles 
reposait  l’ancienne  société  ;  on  ne  croyait  plus  ni  à  la  Royauté,  ni  à 
l’Eglise,  ni  à  la  Noblesse,  ni  au  Parlement.  Il  semblait  que  chacun 
jouât  un  rôle  et  le  jouât  sans  conviction.  C’était  par  habitude  ou  par 
calcul,  c’est-à-dire  par  faiblesse  ou  par  égoisine,  que  chacun  faisait 
encore  son  métier  de  Roi,  de  prince  ou  de  courtisan.  Ce  n’était  plus, 
comme  sous  Louis  XIV,  par  respect  pour  la  Majesté  Royale.  C’était 
moins  encore  par  ce  sentiment  plus  ancien  qui  jadis  commandait  aux 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

grands  de  faire  un  noble  usage  du  pouvoir  qui  leur  avait  été  départi 
sur  les  autres  hommes.  Même  quand  la  formule  féodale  disait  dure¬ 
ment  :  «  Entre  toi,  vilain,  et  ton  seigneur,  il  n’y  a  point  de  juge,  » 
elle  ajoutait  :  «  Fors  Dieu!  »  Ce  Dieu  et  ses  commandements  pou¬ 
vaient  être  fort  mal  compris  ;  cependant  les  puissants  de  la  terre 
étaient  avertis  qu’ils  devaient  porter  leurs  regards  au  delà  du  temps 
présent  ;  à  défaut  de  nos  idées  modernes,  de  ce  respect  de  l’homme 
que  nous  appelons  humanité ,  ils  avaient  le  respect  de  leur  nom,  de 
leur  race,  et  ils  savaient  qu’un  jour  Dieu  leur  demanderait  compte 
de  leurs  actes.  Plus  tard  un  autre  idéal  a  succédé  à  celui  de  ces 
anciens  âges  ;  l’amour  de  la  patrie  a  inspiré  à  son  tour  le  dévouement 
et  le  sacrifice.  Mais  sous  Louis  XV  il  n’y  avait  pas  de  croyance, 
c’est-à-dire  pas  de  mobile  et  pas  de  frein.  Le  Roi  lui-même  était 
le  premier  à  donner  l’exemple  de  la  plus  cynique  indifférence 
pour  la  chose  publique,  d’un  égoïsme  plus  révoltant  peut-être  encore 
que  ses  débauches.  Il  en  était  d’ailleurs  le  premier  puni.  Il  n’aimait 
personne,  mais  il  savait  que  personne  ne  l’aimait,  excepté  son 
chien.  (1.  125).  Tant  qu’il  était  debout,  il  voyait  les  courtisans 
adorer  platement  ses  moins  respectables  caprices  ;  puis,  par  un  retour 
soudain,  il  sentait  cruellement  combien  son  prestige  était  fragile. 
Nous  avons  dit  sa  stupeur  après  l’attentat  de  Damiens  ;  ce  fut  pis 
encore  quand  il  fut  atteint  à  Versailles  de  la  petite-vérole  qui  devait 
l’emporter.  «  Quelle  triste  condition  qu’un  roi  mourant  !....  C’était 
»  une  infection  jusque  dans  l’œil-de-bœuf.  .le  me  contentai,  dit 
*  Dufort,  de  demander  La  Borde,  premier  valet  de  chambre  de 
»  service,  mon  ami  d’enfance....  La  Borde  me  conta  qu’il  l’avait 
0  appelé  d’une  voix  ferme,  l’avait  fait  approcher,  avait  regardé  s’il 
0  était  seul  avec  lui,  et  lui  avait  dit:  «  El  Mme  Du  Barry,  où  est- 
0  elle?  »  La  Borde  avait  répondu  :  «  Sire,  elle  est  partie  ce  malin.  » 
»  Qu’alors  le  Roi  avait  dit  :  «  Quoi  !  déjà  !  »  La  Borde  s’était  aperçu 
0  qu’il  lui  sortait  deux  grosses  larmes  ;  puis  le  Roi  s'était  renfoncé 
»  dans  son  lit,  sans  plus  ouvrir  la  bouche.  »  (I.  401). 

Dès  les  premières  années  du  nouveau  règne,  Dulort  voit  le  danger 
et  déplore  la  marche  des  événements.  Seulement,  s'il  sail  pressentir 
les  approches  d’une  crise  redoutable,  il  ne  sait  pas  en  discerner  les 
véritables  causes.  Cédant  à  la  tentation  ordinaire  de  quiconque  juge 


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les  événements  contemporains,  il  en  cherche  la  raison  dans  le  caractère 
ou  dans  l'imprudence  de  tel  ou  tel  personnage.  Attribuer  la  Révolution 
à  la  faiblesse  de  Louis  XVI  ou  à  l’incapacité  de  Maurepas  est  certes 
plus  facile  que  de  reconnaître  la  faute  universelle  dont  on  est  soi-même 
le  complice  inconscient.  Frivoles,  égoïstes,  sans  mœurs,  sans  foi, 
les  hautes  classes,  qui  jusqu’alors  avaient  seules  dirigé  la  société, 
étaient  fatalement  condamnées  à  perdre  un  rôle  dont  elles  avaient 
cessé  d’ètre  dignes. 

Cependant,  au  moment  où  apparaissent,  vagues  encore,  les  premiers 
signes  de  la  tourmente,  la  noblesse  conserve,  par  la  force  d’une  longue 
habitude,  son  prestige  traditionnel.  C’est  vers  elle  que  se  tournent 
les  regards  de  la  foule  qui  demande  des  réformes,  et  qui,  pour  les 
préciser  et  les  obtenir,  cherche  instinctivement  des  guides.  Les  habitants 
du  Blaisois,  pas  plus  d’ailleurs  que  Dufort,  ne  semblent  imaginer 
qu’ils  puissent  se  passer  de  lui.  On  l’appelle,  on  lui  demande  conseil; 
son  nom  est  le  premier  qui  soit  mis  en  avant  dans  toutes  les  assemblées 
électorales,  et,  comme  il  se  dérobe  aux  suffrages  des  électeurs,  on 
le  prie  de  désigner  les  candidats.  D’un  autre  côté,  la  plupart  des 
personnages  qui,  comme  lui,  avaient  joué  un  rô-e  sous  le  régime 
précédent,  se  contentent  de  regarder  avec  un  étonnement  railleur 
les  inconnu^  sur  lesquels  commence  à  se  porter  l’attention.  Bientôt 
ils  se  voient  complètement  oubliés,  et  ils  s’aperçoivent  avec  effroi  que 
les  nouveaux  venus  restent  seuls  sur  la  scène.  L’avenir  de  la  monarchie, 
les  destinées  de  la  France,  le  salut  meme  de  l’ordre  social  dépendent 
désormais  de  ces  hommes  qui  hier  encore  n’étaient  rien,  qu’aucune 
expérience  des  affaires  n’a  préparés  à  gouverner  le  pays,  qui,  n’ayant 
pratiqué  que  les  livres  et  les  théories,  n’apportent  au  pouvoir  que 
des  passions  et  des  rêves,  et  qui  bientôt,  dépassés  par  d’autres  rêves 
et  d’autres  passions,  vont  être  assaillis,  pilotes  naïfs  et  inhabiles,  par 
une  tempête  qu’ils  ne  sauront  pas  dominer  plus  qu’ils  n’ont  su  la 
prévoir,  et  vont  livrer  la  patrie  aux  caprices  aveugles  de  la  foule 
inconsciente  et  désordonnée. 

Dufort  et  ses  deux  beaux-frères  adoptèrent  à  ce  moment  redoutable 
des  lignes  de  conduite  différentes;  aucun  d’eux  n’eut  à  se  féliciter 
de  celle  qu’il  choisit. 

Amelot,  ancien  ministre  de  Louis  XV,  émigra.  Ses  biens  furent 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 
confisqués.  Son  fils  aîné  fut  emprisonné  comme  parent  d’émigrés,  et 
vil  deux  fois,  à  la  Conciergerie,  ses  geôliers  creuser  devant  lui  la  fosse 
qui  lui  était  destinée.  Amelot  rentra  de  l’étranger  sous  le  Directoire, 
en  enfance  et  ruiné. 

Salaberry,  le  second  beau-frère,  ancien  président  de  la  Chambre 
des  Comptes  de  Paris,  homme  ardent  et  enthousiaste,  «  qui  toute  sa 
®  vie,  dit  Dufort,  avait  mal  digéré  les  phrases  alambiquées  de  Diderot, 
»  Rousseau  et  Voltaire,  »  (11.  75),  se  lança  dans  le  mouvement.  11  se  fit 
élire  officier  municipal  à  Blois,  puis  juge  de  paix.  Il  courut  les  clubs 
et  les  assemblées  populaires  pour  préconiser  les  idées  nouvelles.  Bientôt, 
s’apercevant  qu’on  allait  plus  loin  qu’il  ne  l’aurait  voulu,  il  se  mit 
en  travers  du  torrent;  il  perdit  aussitôt  sa  popularité  et  fut  guillotiné. 

Dufort  n’imita  ni  l’un  ni  l’autre.  Plus  calme  et  plus  sensé  que 
Salaberry,  il  ne  se  jeta  pas  dans  la  mêlée.  Moins  compromis  qu’Amelot, 
il  refusa  d’émigrer.  Dès  le  8  octobre,  quelques  uns  de  ses  amis,  effrayés 
par  le  récit  des  violences  populaires,  s’étaient  enfuis  en  Suisse,  et  le 
pressaient  de  venir  les  rejoindre.  «  Nous  nous  consultons,  dit-il;  nous 
»  avons  une  grande  possec  on  à  surveiller,  des  enfants  à  ne  pas  aban- 
»  donner.  Nous  voyons  du  premier  coup  d'œil  que  quitter  son  pa\s 
»  au  moment  où  il  est  en  danger  est  une  mauvaise  condition...  Le 
»  devoir  est  de  rester  attachés  à  la  patrie  et  de  contribuer,  selon  ses 
»  faibles  moyens,  à  rétablir  l’ordre.  »  (II.  87). 

A  partir  de  ce  jour  Dufort  se  trace  un  plan  qu’il  définit  ainsi  : 
«  Se  conserver,  lui  et  les  siens,  par  une  nullité  absolue.  »  (11.  128). 
11  ne  s’abstient  pas  cependant  des  devoirs  que  lui  impose  sa  situation; 
peut-être  d’ailleurs  n’aurait-il  pu  s’en  affranchir  complètement  sans 
se  compromettre  davantage.  S’il  refuse  d’être  député  aux  Etats-Généraux, 
il  se  laisse  nommer  commandant  de  la  Carde  nationale,  quoique  son 
âge  et  ses  rhumatismes  ne  lui  permissent  plus  de  monter  à  cheval. 
Il  assiste  en  celte  qualité,  le  14  juillet  1792,  à  la  fête  de  la  Fédération 
à  Blois,  et  c’est  avec  une  surprise  railleuse,  mais  sans  indignation 
hautaine,  qu’il  reconnaît  parmi  ses  collègues  et  qu’il -roit  prendre  place 
à  côté  de  lui  au  banquet  officiel  le  maître  d’hôtel  de  son  beau-frère 
Amelot.  Sous  le  Directoire,  fidèle  à  son  système  de  toujours  prêter 
son  concours  à  l’autorité  pour  maintenir  l’ordre  et  rétablir  la  paix 
sociale,  il  compose  des  Discours  inoraux  destinés  à  être  lus  dans  les 


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fêles  décadaires.  En  1789,  il  se  laisse  présenter  au  club  des  Jacobins 
par  Beauharnais;  il  est  membre  du  club  de  Blois;  il  insiste  pour  créer 
des  clubs  à  Cour  et  à  Celleltes,  et  il  les  préside.  Il  est  vrai  qu’il  n’a 
guère  à  se  féliciter  des  efforts  auxquels  l’entraîne  sa  bonne  volonté. 
Les  doctrines  qu’il  entend  prêcher  aux  Jacobins  lui  font  horreur, 
et  il  ne  retourne  aux  séances  qu’autant  qu’il  se  croit  forcé  de  le  faire  j 
pour  que  son  absence  ne  soit  pas  remarquée.  Le  club  de  Blois  prononce  | 
son  exclusion  «  d’une  voix  unanime,  *  et  envoie  à  Cour  des  délégués  i 
qui  intimident  les  paysans  par  leurs  motions  sanguinaires,  et  qui 
l’obligent  à  se  retirer  (II.  103  et  104). 

Tous  les  postes  alors  étaient  électifs:  députés,  officiers  municipaux, 
juges,  évêques,  curés.  Dufort  nous  fait  assister  à  plusieurs  élections. 
Elles  ont  un  caractère  commun  :  l’assemblée  électorale,  <r  rendez-vous  | 
»  des  songe-creux  »  (II.  80)  et  des  ambitieux,  est  tumultueuse  et 
devient  le  théâtre  de  mille  a  cabales  ».  Les  électeurs,  peu  préparés  à 
l’exercice  de  leurs  nouveaux  droits,  donnent  leurs  voix  à  l’intrigue 
qui  les  trompe,  à  la  violence  qui  les  effraie,  ou  à  la  médiocrité  qui  ne 
leur  inspire  pas  d’ombrage.  Lors  des  élections  aux  Etats-Généraux, 
les  trois  premiers  élus  de  la  noblesse  sont  Beauharnais,  Phélines  et 
Turpin.  Beauharnais,  «  peu  connu  dans  la  ville  où  il  n’excitait  aucune 
»  envie....  et  ne  choquait  personne  ;  »  Phélines,  «  peu  connu,  arrivé 
»  par  hasard  la  veille  de  rassemblée,  y  était  resté  on  ne  sait  pour- 
»  quoi;  »....  «  Le  choix  tomba  sur  eux,  ajoute  Dufort,  comme  on 
»  fait  dans  le  Conclave,  pour  mettre  d’accord  tous  les  partis.  *  Quant 
à  Turpin,  lieutenant-criminel,  on  peut  juger  son  caractère  par  ces 
mots  :  «  Homme  sage  et  fin,  qui  sut  se  conserver  intact  dans  cette 
»  révolution,  sans  choquer  ouvertement  la  folie  du  temps.  »  (II.  80 
et  81). 

Les  élections  ecclésiastiques  offrent  le  plus  affligeant  spectacle.  De 
deux  maux  choisissant  le  moindre,  Dufort  approuve  les  prêtres  qui, 
pour  conserver  leur  ministère,  prêtent  le  serment  exigé  par  la  Cons¬ 
titution  civile  du  clergé  ;  mais  il  déplore  les  courbettes  électorales, 
les  promesses  basses  qui  compromettent  la  dignité  des  Curés  devant 
leurs  paroissiens  devenus  leurs  électeurs.  N’ayant  pu  obtenir  que  son 
ami  M.  de  Thémines,  évêque  de  Blois,  prêtât  serment  et  devint  éligible, 
il  vole,  sous  l’inspiration  de  Beauharnais,  pour  l’abbé  Grégoire,  qu’on 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

lui  dit  être  de  mœurs  pures,  instruit,  et  zélé  pour  la  religion.  Et 
Grégoire,  à  peine  élu,  appelle  dans  le  diocèse  et  nomme  vicaire  général 
Fignoble  capucin  Chabot,  que  les  électeurs,  terrifiés  par  les  plus 
violents  d’entre  eux,  élisent  député.  Un  autre  vicaire  général,  Roche- 
jean,  devient  l’un  des  présidents  du  club  de  Blois;  Dufort  le  retrouve 
deux  ans  après  en  prison,  inculpé  de  malversations  à  l’Evèché.  Un 
troisième.  Dupont,  avait  été  le  concurrent  de  Grégoire  au  siège  épis¬ 
copal.  N’ayant  pu  se  Taire  élire  évêque,  il  s’était  contenté  provisoire¬ 
ment  d’un  poste  de  vicaire  général;  nous  le  voyons  bientôt  adminis¬ 
trateur  du  Département  ;  toute  place  lui  est  bonne,  pourvu  qu’il  ne 
soit  plus  un  simple  chanoine.  Un  autre  ecclésiastique,  Thibault,  curé 
de  Souppes,  se  voue  décidément  à  la  politique.  11  est  successivement 
constituant,  évêque  constitutionnel  du  Cantal,  conventionnel,  député 
aux  Cinq-Cents,  et  plus  tard  membre  du  Tribunal.  Exclu  du  Corps 
législatif  par  le  premier  tirage  au  sort,  il  cherche  provisoirement  une 
autre  position,  et  en  1793  il  est  trésorier  général  de  Loir-et-Cher, 
avouant,  dit  Dufort,  que  depuis  deux  ans  il  est  à  sa  dix-septième  place 
(11.375). 

Dufort  raconte  qu’un  jour,  se  trouvant  à  Blois,  il  avait  déjeuné  avec 
Salaberrv  à  une  auberge  appelée  la  Galère.  «  .le  savais  que  Chabot 
»  dînait  à  cette  auberge  avec  des  clubistcs.  En  entrant  je  vis  un 
»  superbe  domestique  vêtu  en  courrier;  il  avait  l’air  de  quelque  valet 
»  de  pied  de  prince.  Une  diligence  1  des  plus  élégantes  était  sous  une 
»  remise.  Dans  sa  chambre  on  voyait  tout  ouvert  un  nécessaire 
»  magnifique.  Nous  nous  enfermâmes  dans  une  autre  et  nous  enten- 
»  dîmes  leurs  orgies.  Chabot  chanta;  il  nous  parut  qu’il  avait  une 
»  jolie  voix;  on  faisait  chorus.  Ces  chansons  auraient  offensé  les 
»  oreilles  les  moins  chastes.  Après  dîner,  à  travers  les  fenêtres  et  les 
»  rideaux  fermés,  nous  les  regardâmes  sortir  sur  la  levée.  Chabot 
>  parut;  pour  moi  qui  ne  l’avais  jamais  vu  qu’en  soutane  grasse,  je 
»  ne  l’aurais  pas  reconnu  :  petit,  mais  bien  fait,  il  avait  les  bottines 
»  les  plus  élégantes;  une  culotte  de  soie,  une  veste  d’étoffe  rouge 
»  brodée  en  bordure,  un  frac  brun,  une  cravate  blanche  et  bordée,  une 


(I)  On  donnait  à  cette  époque  le  nom  de  dilincnce  h  des  voilures  particulières 
d  une  certaine  forme. 

JUILLET-AOUT  1888.  20 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

»  demi-coiffure  négligée,  quoique  poudrée,  et  un  bonnet  rouge 
»  brodé,  en  forme  de  bonnet  de  police,  sur  l'oreille.  11  cabriolait  sur 
»  le  quai,  appelait  ses  convives  par  leurs  noms,  les  prenait  par 
»  dessous  le  bras,  et  leur  disait  des  choses  fort  plaisantes,  car  ils 
»  riaient  par  écho.  Cette  horde  s’achemina  gaiement  vers  la  Société  h  ■ 
(II.  179  et  180). 

Immédiatement  après  ce  passage,  qui  fait  involontairement  penser 
à  certaine  dépêche  recommandant  aux  amis  du  gouvernement,  pendant 
l’invasion  de  1870,  d’être  gais,  Dufort,  sans  transition,  sans  réflexion, 
écrit  ces  lignes:  «  Lorsque  je  me  rappelle  que,  simple  particulier, 
»  isolé  chez  moi  à  la  campagne,  je  n’ai  pas  eu  dans  ces  cinq  ans  de 

»  révolution  un  seul  jour  où  je  n’aie  été  tourmenté,  soit  par  le  récit 

»  vrai  des  plus  tristes  événements,  soit  par  des  inquiétudes  fondées; 
»  qu’il  en  a  été  ainsi  par  toute  la  France;  que  ce  département  même 
»  a  été  un  des  moins  éprouvés,  si  Ton  veut  le  comparer  aux  autres, 
»  je  certifie  qu’un  homme  qui  vit  dans  un  temps  de  révolution  vit 
»  plus  de  cent  ans  en  cinq.  Les  peines  d’esprit  amènent  une  agila- 

»  tion  continuelle,  qui  finit  par  donner  une  stupeur,  un  ennui  de  la 

2  vie  qui  ne  peuvent  s’exprimer.  » 

Nous  venons  de  faire  connaissa:  "  avec  le  costume  de  l’ex-eapuein 
Chabot;  voici  maintenant  celui  de  Grégoire,  son  évêque:  «  un  chapeau 
2  rond  et  très  haut,  une  cocarde  nationale,  une  énorme  cravate,  une 
»  redingote  noisette,  une  veste  rouge,  une  culotte  noire  et  des 
2  bottines.  2  (IL  145). 

A  mesure  que  les  événements  se  pressent,  il  devient,  sinon  plus 
facile,  du  moins  plus  nécessaire  de  se  faire  oublier.  Dufort  finit  par 
s’enfermer  à  Chevernv.  «  Nous  nous  bornions  à  notre  enceinte,  sans, 
»  pendant  plus  de  six  mois,  avoir  voulu  sortir  même  une  fois  dans  le 
2  village;  nous  ne  pouvions  savoir  des  nouvelles  de  ce  qui  se  passait 
»  pour  les  arrestations  que  par  des  tiers,  n’écrivant  et  ne  recevant 
»  aucune  lettre.  »  (II.  177).  Toutes  les  lettres  en  effet  étaient  déca¬ 
chetées  et  devenaient  un  danger  pour  celui  qui  les  écrivait  et  pour  celui 
à  qui  elles  étaient  adressées  (IL  145  et  148);  un  vieux  domestique, 
resté  fidèle  comme  tant  d’autres  qui  à  celte  époque  furent  les  protec- 

(1)  Le  club  de  Blois. 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  Cte  DE  CHEVERNY.  303 

teurs  de  leurs  maîtres  !,  allait  û  pied  chercher  à  Blois  des  nouvelles 
et  des  journaux.  C’est  ainsi  que  l’on  apprenait  la  fuile,  l’arrestation 
ou  la  mort  d’un  parent,  d’un  personnage  de  la  Cour,  du  Roi.  Plus  de 
visites  d’amis  ou  de  voisins.  Deux  fois  des  hôtes,  qui  avaient  cherché 
refuge  à  Cheverny,  y  sont  arrêtés  et  sont  menés  en  prison  ou  à 
l’échafaud. 

Puis  viennent  les  réquisitions  et  les  visites  domiciliaires,  lin  décret 
ordonne  que  tous  les  titres  féodaux  seront  brûlés.  La  municipalité 
s’empresse  de  faire  une  perquisition  à  Cheverny.  Elle  enlève  du  char- 
trier  tous  les  parchemins  qu’elle  y  découvre,  et  en  fait  un  auto-da-fé 
sur  la  place  de  Cour  un  jour  de  décade,  «  Nous  prîmes  alors  le  parti 
»  de  nous  assembler  dans  le  salon  et  de  couper  les  parchemins  qui 
*  restaient,  pour  en  faire  de  la  colle.  »  (11.  163). 

Un  autre  décret  prescrit  de  désarmer  les  ci-devant  nobles,  les 
ci-devant  seigneurs,  leurs  agents  et  domestiques.  (26  mars  1793). 
On  réquisitionne  le  foin,  la  paille,  l’avoine,  les  voitures,  les  chevaux, 
la  toile,  le  chanvre,  le  drap,  les  vêtements,  l’argenterie,  les  objets 
d’église,  les  cendres,  les  cochons.  Ce  dernier  coup  fut  le  plus  sensible 
aux  paysans;  tous  s’empressèrent  de  tuer  leur  cochon  et  de  le  saler, 
pour  n’avoir  pas  à  le  livrer.  Chacune  de  ces  mesures  est  le  prétexte 
de  vexations,  de  déprédations,  de  visites  domiciliaires,  qui  devaient 
être  aussi  pénibles  à  subir  qu’elles  ont  été  plaisantes  à  raconter. 

Dufort  se  soumet  toujours.  Il  lutte  cependant  pour  défendre  son 
château,  et  soutenu  par  toute  la  province,  qui  était  fiôre  de  ce  monu¬ 
ment  et  qui  trouvait  fort  mauvais  qu’on  prétendit  le  détruire  ou  le 
mutiler,  il  sauve  une  ancienne  cloche,  des  lanternes  de  plomb,  des 
grilles  de  fer,  que,  sans  égard  pour  leur  cachet  artistique,  le  vanda¬ 
lisme  révolutionnaire  prétendait  envoyer  à  la  fonderie.  Il  sauve  aussi 
les  statues  d’empereurs  romains  qui  décorent  le  parc,  en  expliquant 
que  ce  sont  des  philosophes  grecs  sans-culottes.  En  somme,  les 
armoiries  sculptées  et  les  parchemins  furent  seuls  détruits. 

Mais  la  possession  d’une  demeure  seigneuriale  était  par  elle-même 
un  danger.  Jadis  le  Romain  proscrit  par  Marius  avait  pu  s’écrier  en 

(1)  Voir  le  rôle  que  jouèrent  les  domestiques  de  M.  de  Salaberry  et  du  marquis 
de  Roraé,  prenant  courageusement  la  défense  de  leurs  maîtres  dans  les  clubs,  où 
seuls  ils  étaient  écoutés,  les  suivant  dans  les  prisons,  etc.  (II.  178-187-189-195,  etc.) 


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304  MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

mourant:  «  0  ma  villa  d’Albe,  c’est  toi  qui  m’as  perdu  »  !  Les  révo¬ 
lutions  sont  toutes  les  mêmes,  et  quelques  mois  après  la  Terreur  un 
représentant  en  mission  qui  connaissait  bien  ses  contemporains,  arri¬ 
vant  en  visite  à  Cheverny,  dit  avec  surprise  à  Dufort:  «  Comment! 
ceci  est  à  vous  et  vous  vivez  encore!  »  (II.  253).  Si  Dufort  vivait  encore, 
c’était  par  hasard,  car  ïlézine,  le  procureur  du  district,  avait  déclaré 
un  jour  que  «  ce  château  était  trop  beau,  et  qu’il  l’offusquerait  jusqu’à 
»  ce  qu’il  fût  à  la  Nation.  »  (II.  201).  Et  bientôt  une  dénonciation, 
dont  Dufort  ne  connut  la  teneur  que  longtemps  après  sa  sortie  de 
prison,  l’avait  signalé  au  Comité  de  Salut  public  comme  «  habitant 
y>  son  château  où  les  insignes  féodaux  existaient  encore,  *>  et  comme 
«  parent  d’émigrés  et  d’hommes  poursuivis  par  les  lois.  »  (II.  239). 
Ces  griefs  étaient  de  ceux  qu’en  temps  de  révolution  on  ne  pardonne  pas. 

L’ordre  d’arrestation  arrive  de  Paris  et  est  apporté  cacheté  à  un 
sans-culotte  de  Cour.  Celui-ci  croit  que  c’est  lui  qu’on  vient  arrêter 
et  commence  par  trembler.  Rassuré  et  radieux,  il  accourt  chez  le 
seigneur,  se  fait  ouvrir  toutes  les  armoires,  sous  prétexte  de  mettre 
les  scellés,  se  plaint  d’y  voir  trop  peu  de  linge,  et  s’écrie  :  «  S’il  est 
»  caché,  nous  saurons  bien  le  retrouver!  »  (II.  203).  Puis  il  prie  Dufort 
de  rédiger  le  procès-verbal,  qu’il  est  incapable  de  rédiger  lui-même. 

Dufort  était  averti  depuis  plusieurs  jours,  mais  il  ne  voulut  pas  fuir. 
«  Je  m’étais  préparé  une  retraite  où  j’aurais  pu  vivre  déguisé;  je 
»  dédaigne  de  in'en  servir.  La  vie  d’un  proscrit  qui  se  cache  est  pire 
»  que  la  mort.  »  (II.  201).  Pour  quitter  Cheverny,  comme  pour  entrer 
en  prison,  il  devance  l’heure  qui  lui  est  fixée,  tant  l’incertitude  lui  est 
cruelle.  Il  part  avec  sa  femme,  dans  sa  berline  à  quatre  chevaux 
et  deux  postillons,  suivi  de  loin,  comme  au  temps  de  ses  grandeurs, 
par  les  gendarmes  respectueux.  <*  Quand  nous  passâmes  dans  les  deux 
»  bourgs,  écrit-il,  tous  pleuraient  ou  se  cachaient;  pas  une  personne 
»  dans  les  rues;  toutes  les  portes  et  les  fenêtres  étaient  fermées, 
»  comme  en  pleine  nuit...  Sur  le  quai  de  Mois  tous  les  passants 
»  me  regardaient  avec  une  espece  de  terreur,  et  les  personnes  de  ma 
»  connaissance  s'enfuyaient.  Nous  arrivâmes  chez  nous  comme  si 
»  la  rue  avait  été  déserte.  »  (II.  204). 

Sous  ce  régime  qui  avait  prétendu  inaugurer  la  liberté,  les  arresta¬ 
tions  étaient  si  nombreuses  que  les  prisons  du  temps  des  tyrans 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY.  305 

étaient  devenues  insuffisantes;  on  y  suppléait  par  les  couvents,  d’où 
leurs  hôtes  volontaires  avaient  été  chassés,  toujours  au  nom  de  la 
liberté.  Blois  avait  adopté  pour  lieu  de  détention  un  ancien  couvent  de 
Carmélites;  c’est  là  que  Dufort  fut  incarcéré.  Plus  de  80  personnes  y 
étaient  détenues,  «  depuis  le  mendiant  et  les  sujets  punis  par  la  police 
»  correctionnelle  »  (II.  236)  jusqu’aux  aristocrates  et  aux  sans-culottes 
devenus  suspects  aux  autorités  du  jour. 

Dufort  eut  pour  logement  l’ancienne  cuisine  des  religieuses.  C’était 
une  grande  pièce  carrelée  et  vide.  Il  s’empressa  d’v  faire  apporter  des 
meubles;  son  lit,  «  auquel  il  était  habitué  »,  un  grand  buffet  noir 
«  qui  fut  fort  utile  »,  etc.  La  porte  fermait  mal;  il  fit  appeler  un 
serrurier  et  fit  poser,  à  ses  frais,  une  triple  serrure.  Il  était  servi  là 
par  ses  gens,  qu’il  fallait  appeler  aides,  et  non  domestiques,  mais  qui, 
ce  qui  était  plus  important,  avaient  la  permission  d’entrer  et  de  sortir 
librement;  ils  venaient  trois  fois  par  jour,  aux  heures  fixées  par  lui, 
lui  apporter  de  chez  lui  ses  repas.  Les  parents  des  détenus  avaient 
aussi  leurs  entrées;  la  femme  de  Dufort  venait  le  voir  tous  les  jours; 
un  autre  prisonnier,  M.  de  Lagrange,  avait  auprès  de  lui  sa  sœur, 
c  qui,  quoique  libre,  ne  le  quittait  jamais.  »  On  se  réunissait  pour 
dîner  et  pour  passer  la  journée  en  commun.  La  chambre  de  Dufort 
étant  la  plus  commode  fut  adoptée  par  tous;  elle  servit  de  salon,  de 
salle  à  manger,  etc.  On  passait  son  temps  à  causer,  à  faire  sa  partie,  à 
jouer  du  violon,  à  lire  les  gazettes.  «  Avec  un  peu  de  prestige  (Dufort 
»  veut  dire  sans  doute  avec  un  peu  d’imagination),  on  pouvait  se 
»  figurer  être  à  la  suite  de  la  Cour,  dans  les  voyages  de  Compiègne  ou 
»  de  Fontainebleau.  »  (II.  227). 

Le  marquis  de  Rancogne,  ami  et  voisin  de  campagne  de  Dufort, 
avait  été  dénoncé  et  arrêté  en  même  temps  que  lui  sous  prétexte  que 
sa  mère,  octogénaire  en  enfance,  était  «  aristocrate  et  fanatique.  » 
Pour  se  distraire,  il  fit  venir  sa  musique,  et  il  admit  à  l’honneur  de 
faire  à  côté  de  lui  une  partie  de  second  violon  un  sans-culotte  nommé 
Gidouin,  qui,  lui  aussi,  était  en  prison  ;  la  Révolution  commençait  à 
dévorer  ses  enfants.  Ensuite,  pour  faire  de  l’exercice,  il  joua  au  ballon 
dans  ce  qui  avait  été  la  chapelle  des  religieuses.  Puis  il  se  fit  apporter 
une  lunette  d’approche;  du  haut  du  clocher  on  s’amusait  à  regarder 
les  gens  de  la  ville  jusque  dans  leurs  chambres.  L’un  des  détenus  eut 


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306  MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

ainsi,  à  distance,  un  petit  roman,  qui  finit  par  une  déconvenue,  grâce 
à  une  indiscrétion  de  la  lunette.  Plus  tard,  M.  de  Rancogne  fit  installer 
dans  une  des  salles  du  couvent  un  microscope  solaire  ;  <r  la  prison  prit 
y>  Pair  d’une  Académie  de  musique  et  de  science.  »  (II.  216).  Il  fit  des 
expériences  et  des  conférences  auxquelles  assislaienl  les  autres  détenus. 
Dufort  ne  dit  pas,  mais  cela  paraît  probable,  que  de  la  ville  il  venait 
des  amateurs  pour  suivre  ces  séances. 

La  ville,  en  tout  cas,  prenait  intérêt  à  ce  qui  se  passait  dans  la  prison, 
et,  suivant  l'usage  traditionnel  des  petites  villes,  se  croyait  le  droit  de 
critique  et  de  contrôle.  Nous  avons  déjà  parlé  de  Rochejean,  l’ancien 
vicaire  général  prévenu  de  malversations.  Pendant  ses  grandeurs  il  avait 
eu  avec  Dufort  des  relations  dont  le  souvenir  dut  le  gêner  un  peu  quand 
il  vit  celui-ci  arriver  dans  la  prison  où  il  l’avait  devancé.  C’était  lui  qui, 
comme  président  du  club  de  Blois,  lui  avait  notifié,  «  avec  la  plus 
grande  satisfaction  »,  son  exclusion  du  club.  II  sut  cependant  se  pré¬ 
senter  à  lui  très  convenablement,  lui  souhaitant  la  bienvenue  et  lui 
exprimant  son  regret  de  le  retrouver  en  pareil  lieu.  Quoique  l’on  eût 
plus  d’une  raison  de  l’estimer  peu,  c’était  un  compagnon  de  misère; 
il  ne  manquait  ni  d’instruction  ni  de  tact,  et  il  pouvait  être  de  quelque 
ressource.  Dufort  et  ses  amis  l’admirent  quelquefois  dans  leur  salon. 
On  avait  soin  seulement,  quand  on  lisait  tout  haut  devant  lui  les 
gazettes,  de  ne  faire  aucune  réflexion.  Un  jour  Mmc  Dufort  dut  avertir 
son  mari  qu’on  blâmait  les  prisonniers  d’accepter  dans  leur  compa¬ 
gnie  un  homme  tel  que  Rochejean.  Il  fallut,  pour  ne  pas  encourir  la 
censure  de  ceux  qui  n’étaient  pas  en  prison,  renoncera  des  relations 
qui  sans  doute  présentaient  encore  plus  d’agrément  que  de  danger,  et 
signifier  au  pauvre  diable  qu’on  ne  le  connaîtrait  plus.  (IL  219). 
Dufort  le  rencontra  plus  tard  au  bureau  de  police  de  Paris,  où  tous 
deux  faisaient  viser  leurs  passeports.  Fidèle  à  sa  promesse,  Rochejean 
ne  reconnut  pas  son  ancien  camarade  des  Carmélites. 

Il  ne  faudrait  pas  se  représenter  les  prisons  de  cette  époque 
singulière  sur  le  modèle  de  nos  prisons  actuelles.  Le  légendaire  banquet 
des  Girondins,  et,  avec  un  caractère  heureusement  moins  tragique, 
la  dernière  journée  de  captivité  de  Dufort  et  de  ses  compagnons, 
nous  font  songer  plutôt  à  la  prison  d’Athènes  où  Socrate  but  la  ciguë, 
entouré  de  ses  disciples  et  dissertant  tranquillement  avec  eux  sur  l’im- 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CllEVERNY. 

mortalité  de  l’âme.  L’existence  qu’on  menait  aux  Carmélites  de  Blois, 
où  Dufort  séjourna  quatre  mois,  et  à  Pont-Levoy,  ou  son  beau-frère 
Salaberry  passa,  prisonnier  sur  parole,  de  tics  agréables  moments, 
peut  se  comparer  à  celle  que  Ton  trouverait  dans  une  maison  de  santé 
où  quelque  indisposition  vous  condamnerait  à  suivre  un  traitement 
d’une  durée  indéterminée.  Chaque  détenu  s'y  installait  de  son  mieux  et 
à  son  goût,  y  vivait  à  ses  frais,  payant  sa  nourriture  quelquefois  celle 
des  détenus  pauvres,  et  achetant  fort  cher  les  bonnes  grâces  du  con¬ 
cierge,  et  faisait  société  tant  bien  que  mal  avec  les  personnes  que  le 
hasard  de  la  proscription  y  avait  rassemblées,  et  parmi  lesquelles  on 
était  certain  de  trouver  bonne  et  agréable  compagnie. 

Si,  à  côté  de  ce  tableau,  on  se  représente  ce  que  pouvait  être  au 
dehors  la  vie  d'un  malheureux  proscrit,  se  traînant  de  cachette  en 
cachette,  exposant  à  la  guillotine  les  amis  qui  lui  offraient  un  asile, 
on  ne  s’étonnera  pas  que  Dufort  ail  renoncé  à  se  servir  de  la  retraite 
qu’il  s’était  préparée.  11  était  loin  d’ètre  le  seul  dans  le  même  cas. 
Ainsi  il  trouva  aux  Carmélites  un  ancien  prieur  du  collège  de  Blois  qui 
avait  été  dénoncé,  par  erreur,  mais  ce  point  alors  importait  peu,  pour 
refus  du  serment  imposé  aux  prêtres.  Il  y  allait  pour  lui  de  la  mort  ou 
de  la  déportation.  Le  malheureux  avait  commencé  par  se  cacher.  Au 
bout  de  quatre  mois,  las  de  trembler  toujours  et  de  compromettre  ses 
amis,  il  s’était  volontairement  rendu  à  la  prison,  «  où  on  le  laissait 
plus  tranquille  »,  dit  Dufort.  (IL  173).  Lorsque  Dufort  raconte  l’arres¬ 
tation  de  son  beau-frère  Salaberry,  qui  fut  guillotiné,  il  écrit:  «  Celui- 
»  ci,  qui  s’ennuyait  mortellement  chez  lui,  ne  regarda  pas  cette  déten- 
»  tion  comme  une  chose  bien  malheureuse  ;  c’était  un  emploi  agréable 
»  de  son  temps.  (IL  173).  Plus  loin  il  revient  sur  la  même  idée,  en 
ajoutant  que,  «  par  caractère,  Salaberry  avait  besoin  de  distractions.  » 
Puis,  l’espérance  est  tellement  nécessaire  à  l'homme,  tellement  natu¬ 
relle  à  qui  sent  sa  conscience  tranquille,  que  malgré  tant  de  démentis 
cruels  on  espérait  toujours.  Chacun  cherchait  à  se  persuader  que  pour 
lui  les  choses  se  passeraient  autrement  que  [mur  les  autres,  et  qu’il 
trouverait  justice  devant  Fouquier-Tainville.  Lorsque  Salaberry  apprit 
qu’il  était  envoyé  à  Paris,  pour  être  traduit  devant  le  tribunal  révolu¬ 
tionnaire,  il  se  montra  radieux,  sûr  de  faire  enfin  éclater  son  inno¬ 
cence.  Son  domestique  Bonvalet,  qui  l’avait  défendu  avec  le  plus  grand 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 
courage  devant  les  clubs  et  les  assemblées  populaires  de  Blois,  jugeait 
mieux  le  danger.  A  Etampcs  il  grisa  les  gendarmes,  se  procura  une 
voiture,  puis  vint  dire  à  son  maître:  «  Tout  est  prêt;  fuyez.  »  Sala- 
berry  refusa.  «  Quoi  !  Tu  veux  que  je  mette  ces  deux  braves  gendarmes 
»  dans  l’embarras  !...  Du  reste  je  délie  aucun  tribunal  de  me 
»  condamner.  »  (II.  192).  Le  lendemain  il  était  jugé  et,  sur  sa 
demande  indignée,  exécuté  séance  tenante,  pendant  que  sa  femme, 
aussi  tranquille  (pie  lui,  était  allée  «  (aire  des  emplettes  pour  prendre 
n  l’air,  »  et  que  le  pauvre  serviteur,  après  avoir  accompagné  son 
maître  jusqu’au  pied  de  l’échafaud,  courait  à  la  recherche  du  lils, 
afin  de  sauver  au  moins  quelqu’un  de  la  famille.  Le  nombre  même 
des  arrestations  contribuait  à  entretenir  la  confiance  des  victimes. 
Dufort,  après  avoir  cité  une  longue  liste  de  personnes  notables -empri¬ 
sonnées  coup  sur  coup  à  Blois,  ajoute  :  «  Enfin  une  belle  nuit  il  en  vint 
»  tant  que  toute  la  ville,  pour  ainsi  dire,  était  en  prison.  Cela  nepou- 
»  vait  être  regardé  comme  une  mesure  sérieuse.  Chacun  se  rassura,  et 
»  l’on  passa  son  temps  plusgaiement  qu’on  ne  l’avait  espéré.  »  (II.  175). 

Ce  n’est  pas  par  inadvertance  que  Dufort  écrit  ici  ce  mol  gaiement , 
qui,  au  milieu  de  tant  de  misères,  résonne  comme  une  note  fausse. 
Ces  représentants  de  l’ancienne  société  qui  s'effondrait,  ces  hommes  et 
ces  femmes  qui  se  savaient  menacés  de  mort,  qui  voyaient  mourir 
leurs  ainis  et  leurs  compagnons,  qui,  lorsque  leur  tour  arrivait,  mou¬ 
raient  avec  tant  de  courage,  songeaient  encore  à  se  divertir  et  à 
s’amuser.  Salaberry  n’était  pas  le  seul  qui  eût  besoin  de  distractions, 
et  à  plusieurs  reprises  dans  les  Mémoires  de  Dufort  nous  voyons,  à  côté 
des  récits  les  plus  lamentables,  la  mention  d’une  fête,  d’un  bal,  de 
réunions  de  société.  En  novembre  179,1,  les  possesseurs  de  terres, 
ennuyés  et  persécutés,  viennent  presque  tous  habiter  Blois,  et  chaque 
soir,  «  malgré  la  pénurie  de  tous,  »  on  donne  des  réunions  de  vingt 
ou  trente  personnes  où  l’on  fait  de  très  bonne  musique.  (H.  388). 
Le  28  février  1793,  le  jour  de  la  mi-carême,  trois  chauffeurs  sont 
exécutés  à  Blois  ;  vingt-et-un  prêtres  de  Belgique  arrivent  aux  Carmé¬ 
lites,  attachés  dans  des  charrettes,  pour  être  conduits  à  file  de  Hé 
et  déportés,  et  Dufort  note  le  même  jour  que  M.  et  Mnle  G...  «  donnent 
i  un  bal  où  se  réunit  toute  la  bonne  société;  les  autorités  le  voient 
*  sans  inquiétude.  »  (IL  397).  Celte  bonne  humeur  avait  accompagné 


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MEMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 
les  victimes  jusque  dans  les  prisons,  jusqu’à  la  Conciergerie,  la  plus  ter¬ 
rible  de  toutes,  parce  qu’elle  était  la  plus  près  du  Tribunal  révolution¬ 
naire  et  delà  guillotine.  On  y  jouait  au  whist,  au  trictrac;  «  on  continuait 
»  philosophiquement  la  vie  que  l’on  avait  menée  dans  le  monde.  » 
(II.  194).  Philosophiquement  est  peut-être  ici  un  peu  exagéré.  Dans 
un  autre  passage*,  el  d'après  le  récit  que  lui  lit  plus  tard  Mme  de  Sérilly, 
l'amie  et  la  parente  de  Mme  de  Beaumont,  Dufort  raconte,  avec  une 
note  quelque  peu  différente,  la  vie  que  l'on  menait  à  la  Conciergerie. 
«  Dès  qu'on  arrivait,  les  tôles  étaient  dans  une  exaltation  effrayante. 
»  On  jouait,  on  fumait,  on  buvait,  on  mangeait  outrageusement. 
»  Toutes  les  passions  y  étaient  en  jeu.  Il  semblait  qu'on  n’eût  que 
»  vingt-quatre  heures  à  se  voir,  sans  s’embarrasser  du  lendemain. 
»  Tous  voulaient  être  gais,  mais  de  cette  gaieté  effrayante,  avant- 
»  coureur  de  la  mort.  Dès  qu’arrivait  huit  heures  du  soir,  temps 
*  où  l’huissier  venait  présenter  les  actes  d’accusation,  chacun,  atten- 
»  dant  son  sort  et,  plongé  dans  ses  réllexions,  était  dans  une  agitation 
»  morne  et  terrible.  Aussitôt  que  les  infortunés  étaient  fixés,  ils 
»  prenaient  leur  parti  avec  une  espèce  de  joie  d’ètre  quittes  des 
»  inquiétudes  et  des  incertitudes.  Quant  aux  autres,  ils  jouissaient 
»  de  la  pensée  de  vivre  encore  vingt-quatre  heures  et  d’être  sauvés 
»  peut-être.  »  (11.  34fi). 

La  surrexcitation  était  certainement  moins  grande  dans  les  prisons 
de  province,  parce  que  le  danger  y  était  moins  imminent.  Aussi,  à  Blois 
comme  à  Pont-Leroy,  n’est-il  nullement  nécessaire  de  garder  bien 
étroitement  les  détenus  ;  ils  n’ont  aucune  envie  de  s’évader.  Un  jour 
le  domestique  de  Dufort  vient  l’avertir  qu’une  des  portes  de  la  prison 
n’est  jamais  fermée.  C’est  une  porte  condamnée;  quelques  clous  en 
ont  été  arrachés;  il  suffit  de  la  pousser  pour  l’ouvrir.  Ya-t-on  profiter 
de  l’occasion,  fuir  cette  prison  d’où  l’on  savait  que  l’on  ne  devait 
sortir  que  pour  être  conduit  à  l’échafaud?  Nullement.  Dufort  s’empresse 
de  faire  prévenir  le  concierge,  el  le  prie  de  reclouer  la  porte  et  de 
veiller  mieux  désormais  à  la  sécurité  des  habitants  de  la  maison. 
C’étaitle  terroriste  Gidouin,le  second  violon  du  marquis  de  Rancogne, 
qui  avait  descellé  la  porte  pour  aller  tous  les  soirs  en  ville  voir 
sa  belle.  Mais  il  avait  grand  soin  de  rentrer  avant  le  jour,  ne  se  souciant 
pas  plus  que  les  aristocrates  de  se  trouver  aux  prises  avec  les  difficultés 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

et  les  périls  de  la  liberté.  11  était  cependant  en  danger  comme  eux, 
peut-être  même  plus  qu’eux,  car  il  lut  avant  eux  emmené  à  Paris, 
et  lui  aussi  ne  dut  son  salut  qu’au  9  thermidor.  Une  nuit,  les  prison¬ 
niers  avaient  été  réveillés  par  un  bruit  inaccoutumé;  le  lendemain 
ils  virent  avec  étonnement  paraître  au  milieu  d’eux  trois  Sans-culottes 
qui  depuis  longtemps  terrorisaient  la  ville.  Ils  croyaient  à  quelque 
inspection  sévère,  quand  le  concierge  accourut  à  Dufort  en  lui  disant: 
«  Les  voilà  tous  dedans  à  leur  tour!  »  Deux  ou  trois  jours  après, 
les  nouveaux  venus  furent  dirigés  sur  Taris  avec  Gidouin.  La  ville 
se  crut  délivrée;  les  sentiments  qu’ils  inspiraient  et  que  la  peur  avait 
jusque  là  comprimés  éclatèrent  dans  les  manifestations  de  la  foule. 
Voici  comment  Dufort  raconte  la  scène;  ses  amis  et  lui  la  suivirent, 
du  haut  du  grenier  de  la  prison,  leur  observatoire  accoutumé  : 
«  Dès  cinq  heures  du  matin  la  rue  des  Carmélites  était  remplie  d'une 
»  populace  considérable;  on  savait  que  les  enragés  partaient  pour 
»  le  Tribunal...  La  foule  les  invectivait,  et  Ton  applaudit  quand  on  vil 
»  mettre  dans  la  cave  (caisse  de  la  voiture)  la  boite  qui  contenait 

»  les  menottes  de  fer,  pour  le  cas  où  ils  feraient  résistance.  Ils  mon- 

»  tèrent  huit,  un  gendarme  se  trouvant  vis-à-vis  de  chaque  prisonnier. 
»  Le  peuple  les  accablait  de  malédictions  et  leur  souhaitait  la  mort, 
»  leur  reprochant  leurs  cruautés  et  leurs  forfaits...  Les  mariniers 
»  les  apostrophaient,  et  l’un  d'eux  paria  que  dans  huit  jours  il  rappor- 
»  terait  à  Blois  la  tète  d’IJézine.  »  (IL  233). 

Dufort  ne  réfléchit  pas  que  peut-être  la  même  populace  aurait 
poussé  les  mêmes  imprécations  si  c’eût  été  lui  et  ses  amis  qui  eussent 
été  conduits  au  Tribunal  révolutionnaire! 

L’un  de  ces  quatre  enragés  était  un  ancien  cordonnier  nommé 

Velu,  qui  avait  fait  aux  clubs  de  Blois  et  de  Cour  les  motions  les  plus 

sanguinaires.  Quelques  mois  avant  l’arrestation  de  Dufort  il  avait  été 
délégué  à  Cheverny  pour  s’assurer  que  tous  les  titres  féodaux  avaient 
été  détruits.  Bavait,  dans  cette  circonstance,  déployé  les  grâces  dont  il 
était  capable,  et  la  gaucherie  d’un  sans-culotte  aussi  intimidé  que  fier 
de  faire  sentir  son  autorité  au  seigneur,  de  donner  des  ordres  dans 
son  château  et  de  s’asseoir  en  égal  à  sa  table.  Pendant  les  Saturnales 
romaines  l’esclave  devait  avoir  plus  d’aisance,  parce  qu’il  savait  que 
c’était  pour  rire .  Velu  prenait  son  rôle  au  sérieux.  Il  s’elforçait  d’être 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  C*#  DE  CHEVERNY.  3H 

aimable,  ne  disait  et  ne  faisait  de  sottises  que  sans  le  vouloir;  embras¬ 
sant,  pour  la  saluer,  et  tutoyant  la  citoyenne  Dufort;  se  retournant  vers 
le  domestique  pour  le  supplier  de  prendre  sa  place  à  table  afin  d’avoir 
la  satisfaction  de  le  servir  à  son  tour;  engageant,  quand  il  aperçoit 
une  jolie  servante,  le  jeune  fils  de  Dufort  à  en  faire  sa  maîtresse, 
pour  prouver  ensuite  son  républicanisme  en  l’épousant  !  Son  arresta¬ 
tion  ne  dut  pas  le  surprendre.  Pendant  le  dîner,  Dufort  ayant  parlé 
des  dangers  dont  il  se  sentait  menacé,  Velu  s’était  écrié  :  «  Est-ce  que 
»  je  n’en  cours  pas  autant,  moi?  Dans  trois  mois  j’aurai  le  cou  coupé; 
»  mais  il  faut  prendre  son  parti.  »  (II.  194).  Après  son  élargissement, 
Velu  eut  une  seconde  fois  occasion  de  se  rendre  compte  des  sentiments 
qu’il  inspirait  à  ce  peuple  au  nom  duquel  il  avait  prétendu  parler. 
Reconnu  à  Orléans  dans  une  voiture  publique,  la  foule  le  fit  descendre, 
le  traîna  devant  l’étal  d’un  bouclier,  le  força  à  se  mettre  à  genoux,  et 
lui  versa  sur  la  tète  un  baquet  de  sang  ! 

La  chute  de  Robespierre  était  attendue  aux  Carmélites  avec  impa¬ 
tience.  Elle  y  était  prévue  :  on  y  avait  su  que  Tallien  avait  renvoyé  à 
ses  amis  les  lettres  qu’il  avait  reçues  d’eux  ;  on  en  avait  conclu  qu’il 
était  sur  le  point  d’engager  la  lutte  suprême.  Après  le  9  thermidor  les 
prisonniers  de  Blois  attendirent  encore  quatre  mois  leur  mise  en 
liberté.  Des  représentants  en  mission  avaient  été  chargés  de  parcourir 
les  Départements,  d’épurer  les  autorités  et  de  libérer  les  prisonniers. 
Celui  qui  avait  été  envoyé  dans  le  Loir-et-Cher  était  Brival,  ancien 
évêque  constitutionnel  de  Tulle.  Il  avait  plusieurs  départements  à 
visiter,  voyageait  avec  une  femme  et  ne  se  pressait  pas.  Il  arriva 
enfin  et  convoqua  l’Assemblée  générale  du  peuple  au  temple  de  la 
Raison,  c’est-à-dire  à  la  Cathédrale,  pour  le  23  fructidor,  à  quatre 
heures  du  soir.  «  Cette  journée,  dit  Dufort,  nous  parut  la  plus  longue 
»  de  toutes,  et  nous  nous  mîmes  à  faire  un  whist  avec  M.  du  Bue. 
»  Les  messages  se  succédaient;  Brival,  bon  jacobin,  peu  éloquent, 
»  peu  maniéré,  fit  passer  d’abord  toutes  les  autorités,  mais  surtout 
»  les  sans-culottes;  nous  ne  devions  venir  que  les  derniers,  comme  à 
»  la  procession.  Des  murmures  se  faisaient  entendre,  et  l’impatience 
»  gagnait  tous  les  honnêtes  gens  de  ne  pas  entendre  nos  noms. 

>  La  séance  lirait  à  sa  fin  lorsqu’on  nous  désigna  pour  être  mis  en 

>  liberté,  en  demandant  au  peuple  s’il  nous  en  jugeait  dignes.  A  Tins- 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

»  tant,  il  se  fit  des  applaudissements  si  généraux,  si  prolongés,  que  le 
»  député  en  fut  étonné.  Mes  enfants  et  le  fils  de  M.  de  Rancogne 
»  venaient  nous  annoncer  de  minute  en  minute  ce  qui  se  passait.  Les 
»  nouvelles  de  Paris  venaient  d’arriver.  M.  du  Bue  les  lisait  connue 
»  s’il  eût  été  seul  dans  son  cabinet;  il  n’était  pas  encore  question  de 
»  lui,  et  il  montrait,  comme  toujours,  la  plus  grande  philosophie. 
»  Enfin,  après  trois  quarts  d’heure,  un  nommé  Avérous,  chapelier,  et 
»  deux  autres  officiers  des  autorités,  arrivèrent  pour  nous  faire  sortir. 
»  Nous  étions  seize.  On  nous  fil  descendre  chez  le  concierge;  Avérous 
»  était  un  peu  saoul,  et  il  crut  devoir  faire  une  phrase  à  chaque 
»  incarcéré.  Son  compliment  pour  moi  fut  trop  singulier  pour  ne  pas 
»  le  consigner  ici  :  Citoyen  Dufort,  le  peuple,  par  une  acclamation 
»  unanime,  l’a  rendu  à  la  liberté;  je  suis  chargé  de  te  dire  de  te 
»  conduire  toujours  comme  tu  t’es  conduit,  en  honnête  homme.  • 
(II.  244). 

Le  premier  usage  que  Dufort  fait  de  sa  liberté  est  d’aller  avec  ses 
enfants  se  promener  au  clair  de  la  lune  sur  le  bord  de  l’eau.  Puis  il 
rentre  dans  sa  petite  maison,  et  là,  le  malheureux,  qui,  plus  que 
jamais,  aurait  voulu  passer  inaperçu,  trouve  toute  la  ville,  accourue 
pour  le  féliciter.  II  apprend  que  les  habitants  de  Cour  et  de  Cheverny, 
dont,  à  plusieurs  reprises  pendant  sa  captivité,  il  avait  été  obligé 
d’arrêter  le  zèle  et  les  démarches  en  sa  faveur,  ont  décidé  de  venir  en 
masse  au  devant  de  lui  jusqu’à  moitié  chemin  de  Blois.  II  s’empresse 
de  leur  faire  dire  qu’il  les  supplie  de  rester  chez  eux,  qu’il  séjournera 
encore  plusieurs  jours  à  Blois,  et  qu’il  arrivera  à  Cheverny  la  nuit,  à 
l’improviste.  A  Blois  il  essaie  de  se  promener;  les  passants  viennent  à 
lui  ;  des  gens  qu’il  n’a  jamais  vus  lui  prennent  les  mains,  l’embras¬ 
sent,  pleurent,  gémissent,  déclament.  Il  prend  le  parti  de  renoncer  â 
sortir.  Il  s’enferme  au  logis,  moins  libre  qu’en  prison,  et  guère  plus 
rassuré,  car  toutes  ces  manifestations  auraient  pu  lui  attirer  encore 
quelque  méchante  affaire.  Il  rentre  enfin  à  Cheverny  au  bout  de  quatre 
jours.  Il  y  est  reçu  par  un  vieil  ami  qui  était  venu  y  chercher  asile, et 
qui,  en  le  revoyant  sain  et  sauf  après  tant  d’épreuves,  tombe  à  ses 
pieds,  frappé  d’apoplexie. 

Voilà  Dufort  libre,  aimé  de  tous  ceux  qui  l’entourent,  estimé  même 
des  autorités  révolutionnaires,  qui  voient  en  lui  un  homme  paisible, 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

toujours  prêt  à  donner  l’exemple  de  la  soumission  aux  lois  et  à 
contribuer,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  à  maintenir  l’ordre  et  à  rétablir 
la  paix  sociale.  Va-t-il  trouver  le  repos,  à  défaut  du  bonheur  qu’il  ne 
faut  guère  attendre  sur  la  terre? 

Son  premier  soin  est  de  compter,  comme  après  une  bataille,  les 
morts  el  ce  qu’on  peut  appeler  les  blessés  de  la  Terreur.  On  peut 
désormais  s’écrire  et  avoir  des  nouvelles  de  ses  amis  autrement  que 
par  les  journaux  publiant  les  listes  de  la  guillotine;  «  on  peut  circuler 
»  dans  les  mes  et  même  voyager  sans  être  insulté.  »  Dufort  vient 
à  Paris  el  cherche  les  siens.  La  veuve  de  Salabcrry  est  restée  neuf  mois 
en  prison.  Une  autre  sœur  de  Mme  Dufort,  M,le  Legendre,  a  été  forcée 
de  se  cacher  pendant  six  mois;  elle  avait  eu  35,000  livres  de  rente; 
elle  vit  dans  le  dénuement  à  Chaillot.  Amelol  est  revenu  de  l’émigration  ; 
il  a  perdu  la  raison  et  ne  reconnaît  même  pas  son  beau-frère.  Sa  nièce, 
la  marquise  Amelol  du  Guépéan,  restée  veuve  avec  un  enfant,  cherche 
une  place  de  concierge  dans  quelque  maison  de  campagne.  Un  ami 
de  Dufort,  le  marquis  de  Paroy,  ancien  Constituant,  lui  écrit  de 
Fontainebleau.  Sa  femme  est  restée  quatorze  mois  en  prison;  lui-même 
n’a  été  sauvé  de  l’échafaud  que  parce  que  son  fils  aîné  est  parvenu 
à  gagner  les  bonnes  grâces  de  M.  et  Mme  Tallien  en  faisant  leur  portrait. 
Ce  fils  est  à  Paris,  où  il  s’est  fait  graveur,  pour  vivre.  Un  autre  fils 
était  prêtre;  il  a  été  fusillé  â  Saint-Domingue  par  Santonax.  Un  troisième 
est  au  Cap,  charretier.  Le  plus  jeune  a  disparu;  on  suppose  qu’il  a 
émigré.  Une  des  filles  est  sans  nouvelles  de  son  mari,  qui  est  à  Saint- 
Domingue,  cherchant  à  sauver  quelques  bribes  de  sa  fortune;  elle  est, 
de  toute  la  famille,  la  seule  personne  qui  n’ait  pas  été  emprisonnée  ! 
Maintenant  elle  végète  avec  son  père  et  sa  mère  à  Fontainebleau,  où 
beaucoup  de  «  ci-devant  persécutés  se  sont  réfugiés  et  forment  une 
»  réunion  de  société.  »  (II.  327).  Chaque  famille  que  Dufort  va  visiter 
lui  annonce  un  deuil  ou  une  misère.  «  J’étais  étranger  à  Paris,  comme 
»  Paris  l’était  pour  moi.  Pas  une  rue,  pas  une  maison  où  je  n’eusse 
»  jadis  connu  quelqu’un,  et  maintenant  je  ne  voyais  que  des  hôtels 
»  dont  les  anciens  maîtres  étaient  morts  ou  émigrés.  »  (II.  263  el  343). 
Le  jour,  les  rues  sont  troublées  par  des  émeutes  ou  par  des  rixes 
entre  les  anciens  terroristes  et  leurs  adversaires;  le  soir  elles  ne  sont 
pas  sûres.  Dans  les  théâtres  on  chante  le  Réveil  du  peuple;  on  joue 


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MEMOIRES  DE  DÜFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

des  pièces  dirigées  contre  les  buveurs  de  sang ,  et  on  se  bat  dans 
la  salle.  Dufort  va  à  l’Opéra  assisler  à  la  rentrée  de  Lays,  chanteur 
jadis  aimé  du  public  ;  mais  Lays  a  élé  terroriste1  ;  sa  présence  soulève 
une  tempête;  dans  toutes  les  loges  les  femmes  agitent  leurs  mouchoirs 
pour  lui  faire  signe  de  se  retirer;  il  est  forcé  de  quitter  la  scène 
(II.  257).  La  vie  t matérielle  elle-même  est  difficile  à  Paris.  Le  pain 
qu’on  y  mange  tient  au  couteau,  comme  s’il  eût  été  fait  de  sarrazin, 
et  Sedaine,  chez  qui  Dufort  est  venu  loger  comme  autrefois,  lui  déclare 
que,  malgré  son  aisance,  il  serait  mort  de  faim  sans  les  victuailles 
qu’on  avait  eu  la  bonne  pensée  de  lui  envoyer  de  Cheverny  (II.  256). 
On  ne  peut  séjourner  à  Paris  qu’avec  un  permis  qui  limite  la  durée 
du  séjour  ;  il  faut  demander  ce  permis  à  sa  Section  et  le  faire  viser  par 
le  Comité  de  Sûreté  générale,  avec  l’assistance  de  deux  répondants  ; 
Dufort  prend  pour  cautions,  avec  son  ami  Sedaine,  les  deux  sculpteurs 
Houdon  et  Pajou.  Las  de  toutes  ces  tristesses,  il  quitte  Paris  sans  avoir 
le  courage  d’attendre  la  fin  des  dix  jours  fixés  par  son  permis. 
Il  emprunte  un  cabriolet,  loue  au  poids  de  l’or  deux  chevaux,  car 
il  est  impossible  d’avoir  des  chevaux  de  poste,  et  part  à  la  pointe 
du  jour.  «  Trois  fois  dans  la  route  on  me  demande  mon  passepoil; 
»  à  la  dernière,  un  bonhomme,  après  m’avoir  bien  regardé,  me  le 
»  rend  en  me  disant  :  «  Citoyen,  je  vous  souhaite  un  bon  voyage, 

»  et  que  le  bon  Dieu  vous  accompagne!  *  Et  Dufort  ajoute  :  «  Langage 
»  bien  étonnant  dans  un  temps  où  tous  les  diables  étaient  déchaînés.  » 

(ii.  m- 

Quelque  temps  après  son  retour  à  Cheverny  il  y  reçoit  la  visite  de 
son  neveu.  «  Le  citoyen  Amelol,  dit-il,  est  arrivé  hier  dans  ma  cour. 

»  Le  fils  et  le  petit-fils  de  deux  ministres  cordons  bleus,  qui  a  été  lui- 
»  meme  intendant  de  bourgogne  à  23  ans,  qui,  à  28  ans,  fut  mis  par 
»  Necker  à  la  tète  de  la  trésorerie  nationale  et  avait  le  travail  avec  le 
»  Roi,  a  adopté  le  costume  de  la  grosse  bourgeoisie,  ayant  les  cheveux 
®  sans  poudre  et  coupés  à  la  Titus,  suivant  la  mode  du  jour;  nous 
»  l’avons  pris  d’abord  pour  un  gros  fermier.  Après  avoir  embrassé 

(l)  Ce  fut  le  même  J.avs  qui  en  18l'i  chanta  à  l’Opéra,  devant  les  souverains 
alliés,  l’air  de  Vive  Henri  IV,  avec  des  paroles  arrangées  pour  la  circonstance: 

«  Vive  Guillaume 

Et  ses  guerriers  vaillants?  •  Etc. 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY.  315 

*  oncle  et  tante,  il  nous  a  conté  qu’il  était  venu  par  les  voitures 
»  publiques  jusqu’à  Blois,  et  que,  comme  actuellement  il  a  établi 
»  dans  sa  maison  au  faubourg  Saint-Honoré,  un  manège  et  une  école 
i  d’équitation  où  il  a  attaché  les  meilleurs  écuyers,  il  avait  envoyé  un 
»  de  ses  palefreniers  et  un  de  ses  quarante  chevaux  pour  l’attendre  à 
>  Blois,  d’ou  il  s’était  rendu  dans  sa  terre  de  Chaillou,  afin  de  tâcher 

*  de  recouvrer  12,000  livres  d’arriéré  qui  lui  sont  dues.  Il  y  a  passé 
»  six  jours,  et  rapporle  à  grand  peine  700  livres.  »  (II.  372).  Dufort 
dut  être  d’autant  plus  surpris  du  costume  et  du  nouveau  genre  de  vie 
du  citoyen  Amelot  que  lui-même  n'avait  jamais  été  ce  que  l’on  appe¬ 
lait  alors  à  la  hauteur,  a  Nous  avions  toujours  vécu  avec  l’aisance  de 

*  notre  rang,  dit-il....  Nous  ne  nous  étions  sali  avec  personne;  les 

*  mots  de  citoyens ,  de  solides  mâtins ,  les  tutoiements  nous  étaient 
»  étrangers.  Jamais  nous  n’avions  arboré  aucun  de  ces  accoutrements 
»  civiques  que  tous  mettaient  alors;  nous  étions  habillés,  poudrés, 
»  vêtus  comme  dans  l’ancien  régime,  montrant  de  la  bonté  à  tout  le 
»  monde,  mais  jamais  aucune  familiarité.  »  (II.  212).  On  croit  voir  se 
promener  paisiblement  dans  les  grandes  allées  du  parc  de  Cheverny  qu’ils 
allaient,  hélas!  bientôt  quitter,  ces  deux  bons  vieillards  portant  encore 
leur  costume  des  anciens  jours,  saluant  avec  grâce  les  paysans  qu’ils 
avaient  vus  naître,  et  qui  se  découvraient  respectueusement  devant  eux. 

Pendant  les  premiers  moments  de  réaction  qui  suivirent  le  9  ther¬ 
midor,  les  Terroristes  furent  poursuivis  par  ceux  de  leurs  anciens 
complices  qui  venaient  de  les  renverser  du  pouvoir.  Des  enquêtes 
furent  ouvertes,  des  procès  furent  commencés  contre  ceux  que  l’on 
appelait  les  buveurs  de  sang.  Les  victimes  élaient  sollicitées  de  porter 
plainte  contre  leurs  persécuteurs,  et  répugnaient  à  ces  délations. 
Mais  bientôt  la  Révolution,  entraînée  par  la  force  des  événements,  ne 
tarda  pas  à  reprendre  son  cours.  Après  vendémiaire  et  fructidor  les 
persécutions  recommencèrent.  On  vit  rcparaîlre  dans  le  département, 
avec  le  titre  de  Commissaire  du  pouvoir  exécutif,  llézine,  l’un  des 
quatre  enragés  contre  lesquels  la  population  s’était  prononcée  avec  tant 
de  colère  lorsqu’elle  avait  cru  être  délivrée  à  jamais  de  leur  tyrannie. 
Les  députés  fructidorisés,  puis  les  interminables  convois  de  prêtres 
dirigés  sur  les  îles  de  Ré  et  d’Oléron  pour  être  déportés,  font  étape 
aux  Carmélites  de  Blois,  où  la  pitié  des  habitants  leur  offre  des 


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316  .  MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

matelas.  Bientôt  les  ci-devant  nobles  sont  l'objet  de  mesures  d’excep¬ 
tion;  une  loi  les  assimile  aux  étrangers,  leur  refusant  ainsi  les  droits 
de  citoyens  (loi  du  9  frimaire  an  VI);  on  prétend  leur  interdire  de 
porter  la  cocarde  nationale  (II.  406).  Une  autre  loi  les  déclare  respon¬ 
sables  des  troubles  et  prescrit  de  prendre  parmi  eux  des  olages  (loi 
du  24  messidor  an  VII),  et  Du  fort  indigné  s’écrie:  «  Si  les  émigrés 
»  ressentent  toutes  les  angoisses  du  malheur  et  de  la  misère,  ceux 
»  qui  sont  restés  dans  la  république  éprouvent  journellement  des  soul- 
»  fiances  morales  et  physiques  bien  douloureuses.  »  (II.  401). 

Les  réquisitions  de  tout  genre,  les  contributions,  les  emprunts 
forcés,  les  dons  patriotiques,  les  passages  des  gardes  nationales,  la 
banqueroute  des  rentes  sur  la  ville,  la  saisie  de  la  vaisselle,  des  voi¬ 
lures,  des  chevaux,  des  grains,  des  arbres,  les  dépenses  imposées  par 
sa  captivité  et  par  le  service  militaire  de  son  second  fils  avaient  épuisé 
Dufort;  tous  les  particuliers  étaient  d’ailleurs  dans  la  même  situation. 
Le  Directoire,  cependant,  avait  plus  que  jamais  besoin  d’argent;  il 
en  chercha  par  des  taxes  arbitraires.  Les  notables  se  refusant  à  être 
Commissaires  pour  taxer  leurs  voisins,  on  s’adressa  à  des  gens  qui  ne 
refusèrent  pas  ;  à  Cour,  on  prit  pour  estimateur  des  fortunes  un  tour¬ 
neur!  (IL  287).  Chaque  particulier  fut  tenu  de  produire  l’état  signé  et 
détaillé  de  sa  fortune,  sous  peine  d’être  imposé  arbitrairement;  la 
délation  et  l’arbitraire  étaient  devenus  la  règle  des  finances  comme 
de  la  politique.  Dufort  se  décida  à  faire  son  bilan,  et  il  s’aperçut  avec 
stupeur  qu’il  avait  perdu  depuis  la  Révolution  1,600,000  livres  de 
capital,  soit  81,000  livres  de  revenus.  Il  ne  lui  restait  que  23,000 
livres  de  revenus  bruts,  grevés  annuellement  de  18,000  livres  de 
dettes.  Celte  découverte  lui  causa  une  telle  émotion  qu’il  en  eut  la 
jaunisse.  Il  vendit  son  château,  devenu  trop  grand  et  trop  onéreux, 
et  il  loua  une  petite  maison  à  Blois.  «  Vivant  du  peu  qui  nous  restera, 
»  dit-il,  nous  aurons  le  bon  esprit  de  regarder  autour  de  nous  et  d’y 
t>  trouver  des  gens  encore  plus  malheureux.  »  IL  411).  Sa  belle- 
sœur,  Mmc  Amelot,  était  réduite  précisément  aux  mêmes  chiffres. 

«  Par  une  délicatesse  pareille  à  la  nôtre,  et  aussi  mal  entendue,  elle 
»  ne  s’était  pas  servie  de  la  facilité  qui  lui  était  offerte  de  rembourser 
j>  en  assignats.  Sot  préjugé  de  vouloir  rester  honnête,  tandis  que  tant 
»  de  gens  s’en  moquent!  »  (II.  373). 


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Mt:.VIÔiRÉS  DÉ  DUFORT,  O  bE  CHeVERNŸ.  317 

Il  nous  est  impossible  de  ne  pas  nous  arrêter  sur  res  derniers  mots. 
Payé  lui-même  en  assignats,  Dufort  persiste,  dût-il  en  être  ruiné, 
à  s’acquitter  envers  ses  créanciers  en  une  monnaie  ayant  une  valeur 
réelle,  comme  ils  avaient  dû  y  compter  quand  ils  avaient  traité  avec 
lui.  Cependant,  irrité  et  indigné  de  voir  à  côté  de  lui  l’improbité  favo¬ 
risée  par  les  lois  et  encouragée  par  le  succès,  il  finit  par  laisser 
échapper  un  regret  de  celle  délicatesse  à  laquelle  il  obéit  encore,  mais 
que  sa  douleur  commence  à  maudire  et  à  qualifier  de  sot  préjugé  ! 
Plus  loin  nous  trouverons  un  passage  encore  plus  frappant.  Dufort 
raconte  que  la  ville  de  Caen  vient  d’être  mise  en  état  de  siège  : 
«  Colonnes  mobiles,  arrestations  de  prêtres,  désarmement  des  suspects, 
»  toutes  les  gentillesses  révolutionnaires  pèsent  sur  cette  partie  de  la 
»  République.  Le  prétexte  est  l’assassinat  du  nommé  Leroy,  commissaire 
»  du  pouvoir  exécutif,  homme  affreux  et  dont  on  ne  pouvait  sedebar- 
»  rasscr  autrement.  »  (II.  395).  Qu’elles  soient  ironiques  ou  non,  ces 
phrases  échappées  à  un  homme  éclairé  et  doux,  qui  ne  se  contente  pas 
de  les  dire  dans  une  boutade,  mais  qui  les  écrit  dans  ses  Mémoires, 
permettent  de  juger  à  quel  désordre  moral  peuvent  être  conduites  des 
âmes  plus  simples  et  moins  cultivées,  quand  elles  voient  le  gouverne¬ 
ment,  au  lieu  de  remplir  son  rôle  de  protection  sociale,  donner 
l’exemple  de  la  déloyauté  légale  et  de  la  violence,  et,  choisir,  pour 
leur  confier  l’autorité  sur  les  citoyens,  des  hommes  déshonorés. 

Sans  doute,  quand  il  a  relu  les  dernières  lignes  que  nous  venons  de 
transcrire,  Dufortles  a  lui-même  jugées  trop  amères,  car  le  lendemain, 
28  février  1799,  il  reprend  la  plume  et  commence  ainsi:  «  Il  faudrait 
»  avoir  une  grande  dose  de  philosophie  ou  de  stoïcisme,  s’isoler,  ne 
»  lire  aucun  journal,  n’entendre  aucune  nouvelle.  L’âme  est  froissée, 
»  le  cœur  navré,  en  lisant  journellement  les  exécutions  des  conscrits, 
»  des  émigrés,  et  en  voyant  les  déportés  qui  passent  continuellement 
»  par  cette  ville  et  devant  ma  porte....  Sur  ces  listes  de  mort  on 
»  couche  tous  ceux  qui  déplaisent  au  gouvernement.  »  (IL  395). 

Depuis  1796  Dufort  n’écrit  plus  des  Mémoires ,  mais  un  Journal. 
Il  a  achevé  les  récits  d’autrefois,  et  il  note  désormais  les  événements 
à  mesure  qu’ils  se  déroulent  sous  ses  yeux.  A  partir  de  ce  moment 
son  ton  change.  Le  souvenir  est  une  magie;  quand  Dufort  évoquait  le 
passé,  il  semblait  avoir  oublié  les  tristesses  du  présent.  Il  était  gai, 

JUILLET-AOUT  1888.  ï\ 


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3IÔ  MÉMOIRES  DÉ  DEPORT,  O  DÉ  CHEVERNY. 

léger,  pour  raconler  les  anecdotes  de  la  cour  de  Louis  XV;  plus 
sérieux,  mais  encore  enjoué  et  quelque  peu  railleur  pour  rappeler  les 
premières  scènes  de  la  Révolution  et  même  les  misères  qui  l’avaient  per¬ 
sonnellement  atteint,  telles  que  sa  prison.  Ces  chagrins  passés  n’étaient 
plus  que  songes.  Mais  son  récit  devient  triste  et  découragé  quand  il 
commence  à  écrire  chaque  soir,  «  pour  épancher  son  âme,  mainlenanl 
»  qu’il  a  perdu  lous  ses  amis  »,  les  douleurs  de  la  journée  qui  vient 
de  s’écouler.  Il  a  le  soin  de  le  dire  lui-mème,  il  n’écrit  que  «  ce  qui  le 
»  frappe  dans  le  cercle  étroit  où  il  vit.  »  Ne  cherchons  donc  pas  dans 
son  livre  des  aperçus  sur  la  politique  générale,  sur  la  guerre  exté¬ 
rieure,  sur  les  victoires  de  nos  armées  ;  tout  cela  se  passait  trop  loin 
de  lui  et  ne  l'atteignait  pas.  Il  parle  de  la  situation  intérieure  du  pays, 
quand  il  en  souffre;  de  la  guerre  civile,  quand  il  est  menacé  parles 
incursions  des  Chouans  ;  des  lois  politiques,  quand  elles  attaquent  sa 
liberté  ou  ses  biens  ;  en  un  mot,  quand  il  est  victime  ou  témoin  du 
désordre  qui  désole  la  France. 

Le  désordre  est  en  efiét  à  son  comble.  Partout  la  désorganisation, 
le  trouble,  l’inquiétude,  la  souffrance,  le  mécontentement.  Les  employés 
de  l’Etat,  mal  payés,  font  main-basse  sur  les  deniers  publics:  «  La 
»  République  est  volée  partout;  c’est  un  vrai  brigandage.  »  (IL  395). 
Le  commerce  est  arreté  ;  il  n’y  a  plus  de  numéraire,  et  les  faux 
se  multiplient  tellement  que  personne  n’ose  plus  accepter  de  lettres 
de  change.  (IL  394).  Les  ci-devant  nobles  sont  frappés  par  des  mesures 
d’exception  qui  les  mettent  en  dehors  de  la  loi  commune.  Les  pro¬ 
priétaires  redoutent  la  loi  agraire  qui  paraît  imminente  (II.  365). 
Les  gens  sans  aveu,  que  l'espoir  du  pillage  avait  jadis  rattachés  à  la 
Révolution,  voyant  qu’ils  ne  sont  pas  plus  riches  qu’auparavant,  crient 
contre  le  nouvel  ordre  de  choses.  (IL  381).  La  sécurité  est  nulle  : 
des  bandes  de  chauffeurs  répandent  l’effroi  dans  les  campagnes.  La 
guerre  civile  désole  les  départements  voisins  et  menace  le  Loir-et-Cher. 
A  chaque  instant  on  croit  voir  arriver  les  Chouans.  Les  gens  paisibles 
redoutent  leur  approche  ;  mais  quelquefois  on  les  appelle  pour  se  venger 
des  exactions  révolutionnaires.  Au  Mans,  le  Gouvernement  ayant  pré¬ 
tendu  user  de  violence  pour  exiger  le  paiement  d'un  emprunt  forcé, 
la  ville  se  livre  aux  Chouans  qui  fusillent  le  Commissaire  du  pouvoir 
exécutif  (IL  417).  Les  conscrits,  que  l'on  rassemble  par  force  et  que 


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Mémoires  de  DUFORf,  cte  de  chevernY.  319 

Ton  emmène  au  corps  «  liés  et  accolés  »  (II.  380),  désertent  de  toutes 
parts,  à  Tours,  à  Blois,  à  Beaugeney.  Une  colonne  de  400  conscrits 
fait  étape  au  château  de  Blois;  100  disparaissent  pendant  la  nuit, 
et  l’autorité  fait  des  battues  dans  les  bois  pour  les  retrouver  (II.  411 
et  413). 

Beaucoup  de  Français  cherchent  à  s’expatrier.  Un  ami  de  Dufort, 
Olavidès,  espagnol  de  grande  naissance  et  de  grande  fortune,  qui 
depuis  quelques  années  habitait  la  France,  retourne  en  Espagne, 
c  S’il  avait  voulu  emmener  une  colonie  de  Français,  écrit  Dufort, 

*  rien  ne  lui  eût  été  plus  facile.  Il  est  accablé  de  demandes,  de 

>  lettres,  de  visites,  et  moi  par  contre-coup...  La  Révolution, 
»  les  réquisitions,  la  perte  de  toutes  les  fortunes,  déterminent  à  sortir 

>  du  pays,  surtout  depuis  qu’on  ne  court  plus  le  risque  d’èlre  déclaré 
»  émigré.  *  (II.  381). 

La  situation  devient  tellement  intolérable  que  Dufort  lui-même  songe 
a  fuir  la  France!  Lui  qui  avait  refusé  d’émigrer  au  commencement 
de  la  Révolution,  qui  était  resté  à  son  poste  de  Français  et  de  grand 
propriétaire  malgré  les  menaces  de  la  guillotine  et  de  la  prison, 
est  poussé  à  bout  par  les  mesures  fiscales,  les  lois  spoliatrices  et  les 
persécutions  du  Directoire.  Il  envie  presque  le  sort  des  déportés  ! 
t  Quoique  mes  soixante-dix  ans  me  mettent  à  l'abri  de  la  déportation, 

*  je  m’y  serais  résigné  pour  ne  plus  être  exposé  à  des  vexations  et 
»  peut-être  à  quelque  chose  de  pire,  mais  le  répit  qu’on  me  laisse 
»  me  permet  de  mûrir  mon  projet  et  de  prendre  mes  dispositions... 

*  Le  sol  n’est  plus  tenable,  les  impositions  écrasent  les  propriétés, 
»  principalement  les  plus  fortes,  et  l’on  est  menacé  continuellement 
»  d’exactions,  comme  dans  un  pays  conquis.  Il  faut  satisfaire  les 
»  gouvernants,  et  obtenir  la  tranquillité  en  se  retirant  ailleurs.  » 
(U.  365). 

On  raconte  que  plusieurs  années  avant  la  Révolution,  Sieyès,  Trcil- 
hard  et  quelques  autres  hommes  qui  plus  tard  jouèrent  un  rôle, 
s’entretenaient,  en  se  promenant  aux  Champs-Elysées,  de  la  chose 
publique  et  des  réformes  qu’elle  appelait.  «  Le  prêtre  ne  de\rait  pas 
1  sortir  du  temple,  dit  l’un  d’eux.  Il  faut  enlever  au  clergé  sa  puissance 

*  politique  et  ses  biens.  •  —  t  Oui,  »  répondit  Sieyès,  du  ton  de 
VindifTérence.  —  a  La  noblesse,  dit  un  antre,  ne  rend  plus  aucun 


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MEMOIRES  DE  DlîFOftT,  O  DÉ  CHÉVËftNY. 

»  service  à  l’Rtat.  Il  faut  abolir  ses  privilèges  que  rien  ne  justifie  plus.  » 
—  «  Oui,  »  dit  Sieyès.  —  «  Dans  un  siècle  de  lumières,  ajouta  un 
»  troisième,  un  roi  est  inutile  ;  les  peuples  peuvent  se  gouverner 
t>  eux-rnèmes.  Il  faut  supprimer  la  monarchie.  »  —  Sieyès  répondit 
encore  :  «  Oui,  »  toujours  sur  le  même  ton.  —  c  Que  prétendez-vous 
»  donc,  lui  dirent  ses  amis,  vous  à  qui  ne  semble  pas  suffire  la  sup- 
»  pression  du  clergé,  de  la  noblesse  et  de  la  royauté?  »  —  «La 
»  propriété  est  dans  de  mauvaises  mains,  dit  alors  Sieyès;  il  faut 
»  changer  les  propriétaires.  Voilà  la  vraie  réforme.  »  —  Qu’elle  en  cul 
ou  non  conscience,  la  République  accomplissait  l’œuvre  indiquée  par 
Sieyès,  but  latent  cl  résultat  final  de  toute  Révolution;  et  Du  fort  ne 
se  trompait  pas  en  sentant  que  pour  la  satisfaire  il  aurait  fallu  se  retirer 
et  abandonner  la  terre  à  de  nouveaux  venus. 

Cependant  mille  symptômes  annonçaient  aux  moins  clairvoyants 
la  fin  de  la  crise.  A  la  date  du  9  septembre  1799  Dufort  décrit  ainsi 
la  situation  du  pays  :  «  On  peut  prédire  à  coup  sûr  un  orage  lorsque 
»  des  nuages  légers  s’amoncellent  sur  l’horizon,  que  le  tonnerre  gronde 
»  dans  le  lointain,  et  que  la  nature  entière  est  dans  un  triste  silence. 
»  Telle  est,  à  peu  près,  la  situation  de  toute  la  France  dans  ce  moment. 
»  Le  mécontentement  est  général;  l’elîroi  d’un  côté,  l’espérance  de 
»  l’autre  se  peignent  sur  tous  les  visages,  et  l’inquiétude,  planant 
»  dans  toutes  les  imaginations,  forme  pour  l’observateur  un  spectacle 
»  étonnant.  »  (IL  113).  Il  reprend,  quelques  jours  après:  «Effroi 
»  général  pour  les  otages,  pour  la  conscription,  les  colonnes  mobiles, 
y>  l’emprunt  forcé.  Les  otages  disent  qu’ils  ne  partiront  pas;  les 
»  conscrits  se  cachent  dans  les  bois;  les  imposés  annoncent  qu'ils 
»  se  laisseront  saisir  plutôt  que  de  payer...  J’ignore  à  combien  on 
»  m’imposera,  mais  je  me  trouve  tellement  au-dessous  de  mes  affaires 
»  que  nous  abandonnons  tout  à  ma  belle-fille  pour  payer  nos  créanciers.  > 
(IL  415). 

Même  à  ce  moment  où  Dufort  répète,  avec  tout  ce  qui  l’entoure, 
qu’une  solution  est  inévitable  et  imminente,  où  il  appelle  de  ses  vœux 
un  pouvoir  réparateur,  capable  de  protéger  les  gens  paisibles  et  de 
relever  la  société  tombant  en  ruines,  il  ne  prononce  jamais  le  nom 
des  Bourbons.  Lui,  homme  de  l’ancienne  Cour,  lui  qui  a  pleuré  la 
mort  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette,  qui  a  conservé  dans  son 


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321 


MÉMOIRES  DE  DUPORT,  O  DE  CHEVERNY. 

château  pendant  la  Teneur,  en  se  contentant  de  le  couvrir  d’un  voile, 
le  portrait  de  Louis  XV,  il  ne  songe  pas  au  prince  à  qui,  dans  l’exil, 
quelques  amis  donnaient  dès  lors  le  titre  de  Roi.  La  famille  de 
Bourbon  lui  paraissait-elle  donc  si  loin  de  la  pensée  des  Français,  si 
oubliée  déjà,  que  ses  destinées  lui  semblaient  irrévocablement  sépa¬ 
rées  des  destinées  de  la  France? 

En  revanche,  il  s’occupe  souvent  du  général  Bonaparte.  Déro¬ 
geant  à  son  habitude  de  ne  parler  que  de  ce  qu’il  voit  lui-même, 
depuis  longtemps  il  raconte  ce  qu’on  dit  de  ce  personnage.  Bona¬ 
parte  se  laisse  citer  en  justice  de  paix  par  ses  fournisseurs;  il 
passe  cependant  pour  avoir  quinze  millions  de  fortune  (IL  381);  son 
départ  pour  l’Egypte  est  un  exil;  mais  le  gouvernement,  qui  veut 
l’éloigner,  n’ose  pas  le  déporter,  etc.  Toutefois,  de  ce  côté  non  plus, 
il  ne  pressent  pas  l’avenir.  Le  prestige  du  jeune  général  est  un  fait; 
ce  n’est  ni  une  espérance,  ni  une  révélation.  Malheureusement  pour  le 
lecteur,  Dufort  tombe  malade  quelques  jours  avant  le  18  brumaire,  et 
reste  dix  mois  sans  écrire.  Nous  ne  connaissons  donc  pas  l’impression 
produite  sur  lui  par  le  coup  d’Élat  au  moment  où  il  s'accomplit. 
Lorsqu'il  reprend  la  plume  le  1er  septembre  1800,  le  régime  nouveau 
est  déjà  consolidé,  et  les  résultats  obtenus  par  le  Premier  Consul  sont 
saisissants.  L’ordre  est  rétabli.  A  l'angoisse  des  derniers  jours  du 
hirectoirc  a  succédé  la  confiance.  «  Bonaparte,  écrit  Dufort,  s’étant 
»  heureusement  mis  à  la  tète  du  gouvernement,  a  avancé  la  Révolution 
»  de  plus  de  50  ans;  le  calice  était  plein  et  débordait  de  tous  côtés. 

»  D’ici  à  peu  de  temps  nous  allons  savoir  si  nous  sommes  destinés  à 
»  cire  tricolores  ou  unicolores.  Bonaparte  a  fait  en  24  heures  à  Saint- 
»  Cloud  ce  que  tous  les  émigrés,  le  Roi,  le  prince  de  Condé  n'auraient 
»  pu  taire  avec  40,000  hommes  ;  il  a  coupé  les  750  tôles  de  l'hydre. 

>  concentré  le  pouvoir  en  lui  seul,  et  empoché  les  assemblées  primaires 
»  de  nous  envoyer  un  tiers  de  nouveaux  scélérats  à  la  place  de  ceux 
«  qui  allaient  déguerpir.  Sans  savoir  et  sans  deviner  s’il  a  une  arriére 
1  pensée,  nous  devons  tous  lui  avoir  une  grande  obligation  d’avoir 

*  ramené  dans  sa  personne  le  précieux  pouvoir  d'un  seul.  La  Fiance 

*  serait  très  malheureuse  de  le  perdre  dans  ce  moment  où  les  Jaco- 

*  bins  font  semblant  d’ètre  morts  et  travaillent  en  taupes.  » 

•  «  Tout  est  tellement  changé  qu’il  semble  que  les  événements 


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322 


MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

»  révolutionnaires  se  sont  passés  il  y  a  plus  de  20  ans  ;  les  traces  s’en 
»  effacent  tous  les  jours...  la  Vendée  est  pacifiée...  le  préfet  a  l’ordre 
»  de  calmer  toutes  les  tètes,  de  quelque  parti  qu’elles  soient....;  la 
»  nouvelle  organisation  prend  plus  de  consistance  de  jour  en  jour. 

»  Le  peuple  n’est  plus  tourmenté  au  sujet  de  la  décade  1 _ On  peul 

»  voyager  sans  passe-port  dans  l’intérieur....  Le  gouvernement  ne 
»  connaît  aucun  parti;  un  royaliste  est  placé  à  côté  d’un  républicain 
»  forcené,  et  ils  sont  pour  ainsi  dire  neutralisés  l’un  par  l’autre.... 
»  Le  premier  Consul,  plus  roi  que  ne  l’a  jamais  été  Louis  XIV,  a 
»  appelé  dans  ses  conseils  tous  les  gens  capables,  sans  s’embarrasser 
ï  de  ce  qu'ils  sont  ou  ont  été.  II  n’a  exclu  que  les  nobles.  Tous  sont 
»  forcés  de  concourir  à  la  grande  œuvre  de  la  régénération  de 
»  l’empire....  Toutes  les  fortunes  sont  tellement  amoindries  ou  anni- 
»  hilécs,  excepté  dans  la  main  des  banquiers  ou  des  fournisseurs,  que 
»  tous  ceux  que  l’on  appelle  les  citoyens  sont  forcés  de  travailler  ou 
»  de  mourir  de  faim.  »  (II.  419,  420,  421,  422). 

La  question  religieuse  elle-même  s’apaisera,  dit-il,  en  dépit  des 
intrigues  des  intéressés,  aussitôt  que  les  populations  seront  laissées 
libres  de  suivre  leur  instinct.  «  Il  s’est  trouvé  vingt  curés  qui  ont 
ï  désigné  les  élus  pour  aller  au  Synode  qui  va  être  tenu  à  Bourges 
»  pour  nommer  quatre  évêques  constitutionnels.  Les  gens  du  peuple 
»  voient  toutes  ces  menées  avec  une  grande  indifférence.  Ils  iront  à  la 
»  messe,  n’importe  par  qui  elle  sera  dite.  »  (II.  425). 

Puis  Dul’ort  raconte  ce  qu’il  entend  dire:  «  Une  personne  instruite 
»  arrivant  de  Paris,  assure  que  Bonaparte  perd  graduellement  dans 
»  l’esprit  public....  Son  système  d’amalgame  de  tous  les  partis  est  la 
»  fable  des  Parisiens....  On  parle  d’un  livre  sur  les  finances  où  on  lui 
»  prouve  ses  manœuvres, ses  exactions  et  où  on  lui  prédit  sa  chute!  • 
(II.  425). 

Plus  lard  il  revient  à  ses  impressions  personnelles.  Ses  Mémoires 
se  terminent  en  juin  1801  par  un  paragraphe  qui  commence  ainsi: 

(I)  Uii  arrôtô  consulaire  du  7  thermidor  an  VII  venait  d'abroger  les  lois  révolu- 
tionnnires  qui  avaient  interdit,  sous  peine  d’amende  et  de  prison,  d’ouvrir  les  bouti¬ 
ques  et  tlo  travailler  les  Décadis.  Cet  arrêté  contenait  un  article  3  qui  serait  vraiment 
comique  s’il  se  trouvait  daus  un  vaudeville:  •  Les  simples  citoyens  ont  le  droit 

•  de  pourvoir  h  leurs  besoins  et  de  vaquer  à  leurs  affaires  tous  les  jours,  en  prenant 

•  du  repos  suivant  leur  volonté.,..  • 


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323 


MÉMOIRES  DE  Dl'FORT,  O  DE  CIIEVERNY. 

«  Tous  les  yeux  sont  fixés  sur  Bonaparte,  »  et  qui  prouve  la  vérité 
de  celle  assertion  en  donnant  une  série  de  détails  plus  ou  moins  véri¬ 
diques  sur  le  premier  Consul  et  sa  famille  :  les  nécessités  et  les  tendances 
de  son  gouvernement,  sa  mémoire  prodigieuse,  sa  puissance  de  travail, 
son  goût  pour  son  intérieur,  son  affection  pour  sa  femme  et  pour 
sa  belle-fille,  Mlle  de  Beauharnais,  qu’il  appelle,  dit-on,  «  su  petite 
chouanne;  »  sa  passion  pour  les  animaux,  chiens,  chats,  singes  et 
perroquets,  dont  il  est  toujours  entouré  :  «  Quand  il  est  dans  ses  gaietés, 
»  tout  cela  vient  sur  son  lit  et  il  joue  avec  eux.  »  etc.,  etc. 

Dufort  mourut  peu  de  mois  après  avoir  tracé  ces  dernières  lignes, 
le  28  février  1802. 

Sauf  pour  les  dernières  années,  les  Mémoires  de  Dufort  ne  présentent 
pas  le  genre  particulier  d’intérêt  que  l’on  trouve  dans  un  Journal, 
comme  celui  de  Barbier,  ou  dans  une  Correspondance,  comme  celle 
de  Du  Buisson,  qui,  écrits  au  jour  le  jour,  donnent  sur  chaque 
événement,  au  moment  où  il  se  produit,  sur  chaque  personnage, 
au  moment  où  il  entre  en  scène,  l’impression  première  des  contem¬ 
porains.  La  plus  grande  partie  a  été  écrite  après  coup,  par  un  homme 
qui  connaissait  la  fin  du  récit,  le  dénouement  du  drame.  Ainsi,  la 
première  fois  qu’il  nous  présente  un  personnage  qu’il  appelle  le  comte 
de  Slainville,  il  ne  manque  pas  d’ajouter  :  «  Celui  qui  depuis  devint 
»  duc  de  Choiseul  et  fut  premier  ministre.  »  Il  est  impossible  que 
ce  qu’il  dit  à  ce  moment  ne  se  ressente  pas  du  jugement  qu’il  a  pu 
porter  plus  lard  sur  l’ensemble  de  la  vie  du  duc  de  Choiseul.  De  tous 
les  hommes  dont  il  parle,  Bonaparte  est  le  seul  pour  lequel  nous  ayons 
vraiment  son  impression  primitive,  parce  qu’il  n’a  jamais  su,  ni  même 
pressenti,  que  le  jeune  Général  en  chef,  ou  même  le  puissant  premier 
Consul  serait  un  jour  l’arbitre  de  l'Europe,  et  traînerait  à  ses  fêles 
une  Cour  de  rois. 

Cependant  nous  ne  croyons  pas  que  l’expérience  ait  beaucoup  modifié 
ses  jugements.  Dufort  ne  nous  paraît  pas  avoir  été  un  de  ces  hommes 
qui  réfléchissent  profondément  sur  les  événements  et  les  caractères, 
et  qui  savent  tirer  de  l’enchaînement  des  faits  particuliers  une  conclu¬ 
sion  générale.  11  semble  avoir  eu  plus  de  spontanéité  que  de  réflexion, 
plus  de  bon  sens  que  de  portée.  Ses  Mémoires  sont  une  photographie 
qui  reproduit  l’image,  plutôt  qu’un  tableau  qui  l’idéalise  çt  en  dégage 


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324  MÉMOIRES  DE  DU  FORT.  O  DE  CHEVERNY. 

la  formule;  il  raconte  plus  qu’il  ne  juge.  Nous  devons  donc  présumer 
que  les  sentiments  qui  apparaissent  dans  le  cours  de  son  récit  sont  bien 
ceux  qui  l’animaient  au  moment  où  se  déroulaient  les  événements, 
et  non  ceux  que  soixante  ans  d’expérience  auraient  pu  lui  inspirer. 
Il  se  croit  encore  au  milieu  des  faits  qu’il  raconte.  Il  écrit  comme 
il  avait  pense  autrefois;  s’il  sait  la  suite ,  il  n’a  pas  modifié  son  juge¬ 
ment.  Nous  trouvons  dans  son  livre  la  manière  de  voir  et  de  sentir 
du  jeune  Introducteur  des  Ambassadeurs  pendant  le  règne  de  la 
Pompadour,  du  grand  propriétaire  terrier  sous  la  Du  Barry  et  sous 
Louis  XVI  ;  non  celle  du  vieillard  désillusionné  par  le  malheur,  éclairé 
sur  la  frivolité  de  l’ancien  régime  par  le  coup  de  foudre  de  la  Révolu¬ 
tion,  et  jugeant,  au  moment  où  il  va  mourir,  le  vide  de  sa  vie. 

Cette  vie  est  une  image  assez  fidèle  de  la  seconde  moitié  du  xvmc 
siècle.  Elle  commence  par  des  joies;  elle  finit  par  des  larmes.  Dans 
sa  jeunesse,  Dufort  cherche  le  plaisir  plutôt  que  le  devoir;  et  il  faut 
lui  rendre  celle  justice  qu’il  y  met  plus  de  retenue  que  la  plupart 
de  ses  contemporains;  il  s’amuse;  mais  il  ne  tombe  pas  dans  le  vice. 
Quand  il  se  marie,  il  rompt,  le  plus  tard  possible,  mais  il  rompt, 
sans  hésitation  et  sans  retour,  une  liaison  qui  lui  est  chère;  il  veut 
être  un  mari  fidèle  et  correct.  Il  préténd  aussi  avoir  une  femme  qui 
ne  soit  qu’à  lui  ;  il  évite  de  la  présenter  à  la  Cour,  quoique  ce  soit 
le  droit  de  sa  charge,  et  il  s’attache  à  compléter  chez  elle,  par  des 
lectures  qu’il  dirige  lui-mème,  une  instruction  première  qui,  suivant 
l’usage  du  temps,  avait  été  assez  négligée.  Il  résiste  aux  tentations 
de  l’ambition,  ne  se  souciant  pas  d’occuper  des  places  que  la  faveur 
du  roi  aurait  pu  lui  faire  obtenir,  et  pour  lesquelles  il  ne  se  sent 
pas  fait.  Il  ne  veut  pas  non  plus  devoir  ce  qu’on  appelait  alors  sa 
fortune  à  des  moyens  que  sa  délicatesse  réprouve;  jeune,  il  refuse 
d’ètre  présenté  à  la  comtesse  de  Toulouse  par  une  de  ses  tantes, 
religieuse  au  couvent  où  cette  princesse  allait  faire  ses  dévotions. 

«  Avec  de  l’ambition,  dit-il,  on  peut  se  servir  de  toutes  voies  pour 
»  réussir,  mais  ce  n’était  pas  dans  mon  caractère.  »  (I.  49). 

Il  serait  donc  injuste  de  dire  que  Dufort  ne  respecte  rien  ;  seulement, 
pas  plus  que  la  plupart  de  ses  contemporains,  il  ne  prend  au  sérieux 
les  choses  au  milieu  desquelles  il  vit.  Sous  ce  rapport  il  représente 
bien  l’esprit  général  de  la  noblesse  et  de  la  Cour.  Il  est  imprégné 


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MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY.  325 

de  cel  esprit  dissolvant  qui  a  tout  attaqué,  les  mœurs,  les  institutions, 
les  lois;  qui  a  su  détruire,  et  qui  jusqu’à  présent  a  été  impuissant 
à  reconstruire.  Sa  légèreté  rit  de  ces  conventions  que  l’on  appelle 
volontiers  des  préjugés,  et  qui  sont  la  condition  indispensable  de  toute 
vie  sociale.  Quels  principes  humains,  quelles  institutions  pourraient 
résister  à  la  discussion  de  la  logique  absolue?  Et  quelle  société  pourrait 
durer  un  instant  si  les  conventions  sur  lesquelles  elle  repose  cessaient 
d’être  respectées?  Tout  peut  être  contesté,  sauf  un  point  :  c’est  qu’il 
faut  à  toute  société  une  base,  une  croyance,  une  foi,  sans  laquelle  elle 
tombe  en  dissolution.  Une  foi,  c’est  l’instinct  de  l’idéal;  c’est  ce  qui 
fait  naître  dans  le  cœur  des  hommes  le  sentiment  qui  les  arrache  à 
eux-mêmes  et  qui  les  oblige  à  avoir  un  autre  but  que  leur  intérêt 
immédiat,  une  autre  préoccupation  que  leurs  jouissances  égoïstes. 

Dufort  n’a  pour  guides  et  pour  appuis  dans  la  vie  qu’un  sens  droit 
et  des  instincts  honnêtes.  Cette  force  suffit  pour  le  préserver  pendant 
les  jours  faciles  où  il  n’a  qu’à  se  laisser  vivre.  Mais  aussitôt  que  la 
tourmente  révolutionnaire  bouleverse  l’ancien  ordre  de  choses,  pose 
des  problèmes  jusqu’alors  inconnus  et  impose  aux  hommes  de  nouveaux 
devoirs,  il  se  trouve  au  dessous  des  circonstances.  H  ne  songe  pas 
à  lutter;  il  ne  vise  qu’à  se  faire  oublier;  il  est  de  ceux  dont  le  but 
est  de  pouvoir  dire  après  la  crise:  «  J’ai  vécu!  »  Toutefois,  même 
pendant  ces  années  cruelles,  il  ne  fuit  pas  et  il  ne  s’abaisse  jamais. 
Nous  ne  le  voyons  pas  non  plus  céder  à  la  tentation  amère  de  maudire 
la  société  pour  la  punir  des  égarements  des  hommes.  11  conserve, 
sans  se  décourager,  la  généreuse  préoccupation  du  bien  public;  il  ne 
se  dérobe  pas  quand  il  s’agit  de  guider  et  de  relever,  en  les  défendant 
contre  l’ignorance,  les  paysans  qui  l'entourent.  Aussi  ses  Mémoires 
laissent-ils  comme  impression  générale  une  sympathie  réelle  pour  celui 
qui  les  a  écrits. 

Pour  nous,  dans  cette  suite  de  détails  curieux,  de  révélations 
nouvelles,  de  faits  imprévus  et  piquants,  de  caractères  amusants  et 
singuliers  dont  l’originalité  tranche  sur  la  banalité  de  nos  jours,  nous 
trouvons  un  tableau  aussi  saisissant  que  fidèle  de  l’une  des  époques 
les  plus  intéressantes  de  notre  histoire. 

Nous  y  voyons  aussi  un  aspect  de  la  Révolution  peut-être  moins 
connu  que  les  autres.  Qn  nous  avait  souvent  décrit  les  luttes  parle- 


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326 


MÉMOIRES  DE  DUFORT,  O  DE  CHEVERNY. 

menlaires  et  les  fureurs  des  partis;  le  sort  des  nobles  qui,  ayant  émigré, 
mouraient  de  faim  à  l’étranger  ou  combattaient  dans  l'armée  de  Condé; 
les  malheurs  des  victimes  que  la  Révolution  avait  traitées  en  ennemies 
cl  fauchées  sur  l'échafaud.  Les  Mémoires  de  Dufort  nous  racontent 
la  vie  d’un  homme  qui,  par  modération  et  peut-être  par  timidité, 
ne  combattit  pas  la  Révolution  ;  qui  sc  soumit  à  toutes  ses  exigences, 
à  toutes  ses  lois,  et  ne  résista  jamais  à  l’autorité  légale;  qui  ne  put 
éviter  cependant  d’ètre  frappé  dans  ses  affections,  dans  sa  liberté, 
dans  ses  propriétés,  en  un  mol,  dans  tous  les  biens  matériels  et 
moraux  que  l'organisation  politique  d’un  pays  a  pour  but  et  pour 
devoir  de  garantir  aux  citoyens  paisibles.  A  ce  point  de  vue  encore,  ce 
livre  nous  offre,  en  même  temps  qu’une  lecture  attachante,  un  utile 
enseignement. 

Eugène  MARBEAU. 


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LA  MUSIQUE  CHEZ  LES  GRECS. 


327 


LA  MUSIQUE  CHEZ  LES  GRECS 


CHAPITRE  II. 


Sommaire.  —  Opinion  de  M.  Fétis  sur  l’histoire  des  Modes.  —  La  quarte,  ses 
modifications.  —  L’octave,  ses  différentes  formes  dans  les  deux  phases  qu’elle 
eut  à  traverser.  —  Renversements  des  noms  dans  les  différentes  octaves.  — 
Les  trois  systèmes  :  1°  Système  conjoint,  conforme  à  la  Ivre  de  onze  cordes 
de  Thimothée,  460  ans  avant  J.-C  —  2°  Système  disjoint.  —  3°  Système 
immuable  attribué  à  Platon.  —  Le  Diagramme  des  Grecs.  —  Les  quinze  tropes. 
—  Révolution  opérée  par  Ptolémée  au  n°  siècle  de  notre  ère.  —  Enfin  apparition 
du  Plain-Chant. 

Avant  d’entrer  en  matière,  il  convient  de  donner  ici  l’opinion 
de  M.  Fétis,  comme  nous  a\ons  lait  de  celle  de  MM.  d’Alemberl 
et  de  Coussemaker  touchant  l’incertitude  des  origines  de  la  Musique 
chez  les  Grecs.  «  Il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  ces  inventions 
de  modes  établies  par  les  traditions  vulgaires,  car  les  modes  se  forment 
par  les  usages  et  la  pratique  des  peuples  avant  d’ètre  l'objet  de  la 
théorie.  »  C’est  ainsi  qu’à  différentes  époques  nous  voyons  apparaîlre 
l’harmonie  Phrygienne  avec  Marsyas,  fils  d’IIyagnis,  musicien  mytho¬ 
logique  ;  l’harmonie  Lydienne  avec  Olympe,  élève  de  Marsyas  ;  l’har¬ 
monie  Dorienne  avec  Thamyris,  fils  de  Philammon,  poêle  chanteur  et 
de  la  nymphe  Arsinoé  ;  le  mode  hvpodorien  avecTerpandre  ;  le  mode 
hypolydien  avec  Polymneste  (auquel  quelques  auteurs  attribuent 
l'harmonie  Dorienne)  ;  et  enfin  l’harmonie  mixolydienne  avec  Saplio. 
«  Les  traditions  d’Aristoxène  et  de  Plutarque,  dit  encore  M.  Fétis,  de 
même  que  celles  de  tous  les  auteurs  grecs,  en  ce  qui  concerné  la 
musique  antérieure  aux  temps  historiques,  n’ont  aucune  valeur.  Il  en 
est  de  même  quant  à  l’antiquité  plus  reculée  qu’ils  accordent  au  genre 
diatonique  sur  le  genre  chromatique  et  enharmonique,  affirmant  que 
ce  genre  diatonique  est  naturel  à  l’espèce  humaine  ;  idées  vulgaires 


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328 


LA  MUSIQUE  CHEZ  LES  GRECS, 
reproduites  jusqu’aujourd'hui.  Les  Grecs  ne  savaient  rien  de  ces 
origines  dont  ils  parlent  à  chaque  instant,  et  leurs  commentateurs 
n’en  ont  pas  été  mieux  informés  jusqu’à  l’époque  actuelle.  La  popu¬ 
lation  primitive  de  l’Asie  Mineure  et  de  la  Grèce,  étant  d’origine 
Arienne,  n’a  pu  y  apporter  que  les  habitudes  de  chant  contractées 
dans  la  Baclriane  et  dans  la  Perse,  c’est-à-dire  d’un  chant  dans  lequel 
se  trouvaient  des  successions  de  sons  à  l’intervalle  d’un  quart  de  ton, 
et  qu’on  a  désigné  par  le  nom  de  genre  enharmonique.  Ce  genre  fut 
donc  le  plus  ancien,  le  seul  que  connut  Olympe,  mais  dont  il  ne  fut 
pas  l’inventeur  L  »  Ajoutons  encore  :  <l  La  question  de  l’époque  ou 
l’idée  de  la  diversité  des  gammes  ou  modes  s’est  produite  parmi  les 
populations  grecques  est  un  problème  dont  la  solution  n’est  pas  donnée 
et  qui  ne  sera  vraisemblablement  pas  trouvée  dans  l’avenir....  2  » 
Aussi  dans  les  modifications  apportées  à  la  quarte,  l’octave  et  les 
systèmes,  nous  attacherons-nous  autant  et  peut-être  davantage  à  l’ordre 
logique  qu’à  l’ordre  chronologique. 

La  quarte.  —  Avec  la  lyre  d’Olympe  on  fut  en  possession  de  la 
quarte.  Comment  cette  quarte  fut-elle  formée  ?  11  nous  est  très  difficile 
de  résoudre  cette  question  :  si  nous  nous  en  rapportons  au  sentiment 
que  nous  avons  du  ton  et  du  demi-ton,  telle  est  la  réponse  que  nous 
apporterons  à  cette  question  :  <t  Le  ton,  étant  un  entier,  à  un  premier 
ton  on  dut  en  ajouter  un  second,  et  il  resta  un  demi-ton  pour  compléter 
l’intervalle  de  quarte,  dont  se  composait  le  diagramme  des  Grecs  à 
cette  époque.  »  A  quel  diapason  la  première  note  fut-elle  placée? 
C’est  encore  un  problème  que  des  savants  ont  cherché  à  résoudre. 
Jusqu’à  présent  bon  nombre  d'auteurs  ont  placé  la  première  note  de 
la  quarte  sur  fut  ;  d’autres,  parmi  lesquels  M.  Bellermann,  auteur 
de  commentaires  remarquables  sur  la  musique  chez  les  Grecs,  ont 
prétendu  que  le  diapason,  s’étant  incessamment  élevé  jusqu’à  l’époque 
actuelle,  devait  être  au  moins  une  tierce  plus  bas  dans  l'antiquité 
qu’il  ne  l’est  aujourd’hui,  de  sorte  que  la  première  quarte  au  lieu  de 
s’appeler  DO,  IU5,  Ml,  FA,  se  serait  appelée,  LA,  SI,  DO*,  UK.  Peu 
importe  le  degré  d’élévation  des  notes  dans  une  discussion  de  celle 

(t)  E  -J.  Félis,  •  Histoire  générale  de  la  Musique,  vol.  III,  p.  15  et  IG. 

(2)  Ibid  ,  p.  31. 


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La  müsîqUë  chez  les  grecs.  a->ft 

nature.  Il  nous  suflit  de  connaître  la  dislance  qui  existait  entre  chaque 
note  :  le  système  de  notation  des  Grecs,  en  effet,  nous  donne  plutôt 
l’idée  de  l'intervalle  qui  séparait  une  note  d’une  autre  noie  que  l’idée 
du  son  à  attribuer  à  cctle  noie. 

La  mélodie  comprise  entre  deux  sons  siluésà  l’intervalle  de  quartes, 
était  bien  restreinte  ;  mais,  dès  la  plus  haute  antiquité,  cette  quarte 
fut  soumise  à  différentes  modifications,  tant  dans  sa  forme  que  dans 
la  nature  des  intervalles  qui  étaient  ou  dialioniques,  ou  chromatiques, 
ou  enharmoniques.  Il  est  cependant  des  auteurs  qui  affirment,  con¬ 
trairement  à  M.  Fétis,  que  les  genres  chromatiques  et  enharmoniques 
ne  furent  inventés  qu’après  la  formation  complète  de  l’octave.  Nous 
parlerons  de  ces  deux  genres  dans  un  chapitre  suivant  ;  pour  l'instant, 
occupons-nous  seulement  des  différentes  formes  de  la  quarte.  Ces  formes 
étaient  au  nombre  de  trois. 


première  forme. 

|  ton  _|_  J  ton  _|_  1  toi 


SECONDE  FORME. 


I  ton  _L_  .  ton  _1_  I  ton 

-T  T 


TROISIEME  FORME. 


J  2 

LO,  ré,  mi,  fd.  [  RL,  mi,  Ta,  sol.  !  MI,  fa,  sol,  la, 


+  t  _|_  | 


De  là  trois  espèces  de  quartes,  chacune  avec  son  caractère  différent 
provenant  de  la  place  du  demi-ton  ;  de  plus  trois  caractères  bien 
prononcés  dans  la  mélodie.  Ajoutons  à  cela  la  variété  des  rhylhmes  et 
nous  serons  convaincus  que  les  Grecs  devaient  déjà  trouver  bien  de 
la  jouissance  dans  leur  musique.  Pour  exécuter  facilement  ces  trois 
quartes,  trois  lyres  étaient  nécessaires  :  une  DO-FA,  la  seconde 
RE-SOL  et  la  troisième  MI-LA.  On  peut  supposer,  avec  M.  Alix  Tiron, 
la  seule  lyre  DO-FA,  mais  avec  les  modifications  suivantes  selon  le 
caractère  du  morceau  à  exécuter. 

1°  DO,  ré,  mi,  FA  I  ,#>  +  l  ,cm  +  *  ,0°- 

2°  DO,  ré,  mi  FA  1  ,oB  +  -  ,on  +  1  ,on. 

8°  DO,  ré  ,  mi FA  \  ,ûn  +  J  ,0"  4-  I  ,ïn- 


Dès  maintenant,  donnons  à  la  quarte 
niellant  le  demi-ton  commun,  et  le  nom 


ses  trois  formes  logiques,  en 
affecté  à  chaque  forme. 


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La  MIJS1QEE  CHEZ  LES  üi\Edâ. 


3:10 


;  LA 

1 

SOL  ^ 

SOL 

FA 

FA 

j 

FA 

MI-FA  demi-ion  commun.  ' 

Ml 

Ml  | 

[  MI 

J 

IIE 

!  UE 

DO 


La  première  forme  de  la  quarte  donna  le  Mode  Lydien,  la  seconde 
le  Mode  Phrygien,  la  troisième  le  Mode  Dorien.  Les  Grecs  avaient  les 
mèlaboles  et  ne  pouvaient  les  faire  facilement  qu’à  la  seule  condition 
d'avoir  un  son  commun  pour  les  trois  modes.  «  La  métabole,  inanee 
ou  modulation,  dit  un  auteur  inconnu  traduit  par  M.  Vincent,  est  un 
changement  brusque  et  violent  que  l’on  imprime  à  la  mélodie,  pour 
la  transporter  d’un  lieu  à  un  autre.  Les  mèlaboles  peuvent  consister, 
soit  dans  le  genre,  soit  dans  le  ton,  soit  dans  le  système  ;  dans  le 
genre,  comme  lorsqu’on  passe  de  l’enharmonique  au  chromatique,  ou 
réciproquement  ;  dans  le  ton,  comme  lorsque,  du  lydien,  du  phrygien, 
etc....  on  passe  à  un  autre  ;  dans  le  système  enfin,  comme  lorsque  la 
mélodie  passe  du  système  conjoint  au  disjoint  ou  réciproquement.  » 
Je  suis  heureux  de  citer  à  cette  occasion  un  passage  du  regretté 
M.  Sutter  :  «  Euclide  donne  quelques  principes  de  composition 
musicale,  principes  d'autant  plus  précieux  qu’ils  sont  plus  rares,  et 
veut  que  les  Grecs  connaissaient  théoriquement  cette  partie  de  la 
musique.  Par  exemple  :  On  passe  d’un  ton  à  un  autre  au  moyen  des 
sons  communs  ;  et  les  dissonances  peuvent  s'accorder  avec  les  con- 
sonnances.  »  Nous  avions  donc  raison  de  donner  ces  trois  formes  à  la 
quarte  avec  le  Mi  son  commun.  Personne  n’ignore  quelles  richesses 
de  modulations  nous  sont  fournies  par  les  sons  communs  dans  notre 


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LÀ  MÜSiQÜE  CHEZ  LÉS  GRÉCé.  3'il 

système  üe  musique  moderne.  Ainsi,  chaque  noie  de  l’accord  de  7me 
diminuée  peut  devenir  la  sensible  d’un  nouveau  ton  majeur  ou  mineur, 
chaque  note  de  ce  même  accord  peut  devenir  la  seconde  altérée  d’un 
nouveau  ion  majeur. 

L’Octave  :  Notions  préliminaires.  —  II  n'est  pas  douteux  que  l’exis¬ 
tence  des  modes  soit  antérieure  à  Pylhagore,  auquel  nous  avons 
attribué,  suivant  Nicomaque,  l’octacorde  c’est-à-dire  l’oclave.  En  effet 
les  différents  auteurs  grecs,  qui  ont  traité  de  la  musique,  attribuent 
l’invention  de  quelques  uns  de  ces  modes  à  des  êtres  fabuleux. 
Pylhagore  peut  être  l’inventeur  de  I’oclacorde  tel  que  nous  l’avons 
donné  dans  le  premier  chapitre  ;  mais  il  est  certain  que  l’étendue 
d’octave  existait  avant  lui.  Les  peuples  grecs  de  première  origine 
avaient  leurs  gammes  comprenant  certainement  l’étendue  de  l’octave 
et  même  dépassant  l’octave  :  dans  ces  gammes,  il  est  vrai,  une  ou 
plusieurs  notes  étaient  supprimées.  Nous  donnons  ici  les  gammes 
introduites  par  M.  Fétis  dans  son  savant  ouvrage. 

Gamme  des  Grecs  de  première  origine. 


Iode  Dori  en. 

Ml 

Mode  Phrygien. 

Mode  Lydien,  i 

i 

!  Gamme  d’Aristoxène. 

! 

Nète 

» 

MI 

FA 

MI 

Paranète 

DO 

RÉ 

MI 

RÉ 

Trite 

SI 

DO* 

» 

DO 

Paramèsc 

La 

SI 

DO 

SI 

Mèse 

» 

SP 

LA 

Liehanos 

FA 

SOL 

LA 

» 

Parhypate 

Ml 

FA* 

SOL 

FA 

Ilvpale 

RÉ 

MI 

FA 

MI 

Au  Mode  doricn,  s’étendant  du  RÉ  au  Ml  au  delà  de  l’octave, 
manquent  la  Mése  et  la  Nète. 

Au  Phrygien,  manque  la  Mèse. 

Au  Lydien,  manque  la  Trile. 


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Là  mLsiqcé  chez  les  ohiicâ. 

Il  esl  à  remarquer  qu’aucune  des  noies  initiales  de  eliaque  létraconle 
ne  manque. 

Quanta  la  gamme  d’Arisloxènc,  voici  le  lexlc  dans  lequel  cet  écrivain 
On  fait  mention  :  «  O  ri  S’sTTt  t tç  f/e7oroiia  Sitovov  \r/jr* ov  Sêoülf/ïj,  xat  6 r/\ 
ÿxv).OTscT?;  ts  ,  à//à  a^cScty  h  rs/ùi'JTr,.  rotç  usv  ro77oî;  rwv  p.èv  aTTToaévwv  u.oy<7i*7,ç,  vj 
7râvv  r7ôvj7ov  Ètti  yfjotro  ’Jlvj  t  av  ina.yJJît'Ti'j  avroï;’  roeç  <ryv2t0t'ru.évot; 
ào/caxwv  Tj&G7r  wvroi;  T2  77oÛ7rn;  x«i  toî;  âsvrs&ot;  txavw;,  ô/;7ôv  iaTt  to  Tr/Gurx-v.  *■ 

(Aiislox.  lib.  I,  page  23).  «  Il  existe  aussi  une  mélopée  privée  du 
lichanos  diatonique,  laquelle,  loin  d’èlre  désagréable,  est  très  bonne, 
quoiqu’elle  ne  semble  pas  plaire  à  la  plupart  de  ceux  qui  s’occupent 
de  musique,  mais  qui,  certainement  leur  paraîtra  telle  que  nous  le 
disons,  lorsqu’ils  se  seront  suffisamment  accoutumés  au  premier  et 
deuxième  des  modes  anciens.  » 

Quand  et  comment  les  gammes  furent-elles  ainsi  constituées?  Iles! 
bien  difficile  de  répondre  à  semblable  question.  Nous  pouvons  supposer 
une  certaine  préexistence  de  chants  de  différents  caractères;  plus  tard, 
on  a  pu  analyser  ces  chants  et  trouver  d’où  leur  venait  leurs  différents 
caractères  :  de  là,  la  constitution  de  différentes  gammes;  mais  il  est 
impossible  de  préciser  une  époque  pour  la  formation  de  ces  modes. 
—  11  est  très  possible  que  Pythagore  ait  complété  l’oclacorde 
en  exprimant  la  note  supprimée  et  constitué  son  octave,  comme 
l’indique  Nicomaque. 

Prenons  le  mode  suivant  qui  correspond  au  mode  dorien  des  sept 
octaves,  quoique  écrit  sous  d’autres  notes. 


Xèle 

Si 

Paranète 

La 

T  rite 

Sol 

Paramèse 

Fa* 

Mèse 

Mi 

Lichanos 

Ré 

Parhypate 

Do 

llypate 

Si 

La  note  intercalée  serait  le  Fa"  «  placé  à  la  distance  d’un  ton 
de  la  mcsc  et  d’un  demi-ton  de  la  paramèse  primitive  :  celle-ci,  par 
ce  changement,  serait  devenue  la  tritc;  c’est-à-dire  la  troisième  note 


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333 


LA  MUSIQUE  CHEZ  LES  GftECS. 

en  descendant,  de  la  nète  diezengmenon.  »  A  cette  gamine,  sans  nul 
doute,  la  trile  aurait  fait  défaut  :  le  texte  de  Nicomaque  nous 
le  dit  assez. 

L'Octave  et  scs  différentes  formes.  —  Nous  avons  vu  les  différentes 
formes  de  la  quarte  ;  occupons-nous  de  l’octave  et  de  toutes  ses  formes. 
Tout  oclacorde  se  constituait  au  moyen  d’un  tétracorde  et  d’un  penta- 
rorde  conjoints,  avons-nous  dit  dans  le  premier  chapitre,  et  cette 
combinaison  donna  lieu  à  sept  espèces  d’octaves  telles  que  les  présente 
le  tableau  ci-dessous. 


lr* esp.  deTétr.  4* esp.  dePentacorde. 
S  <2  2  î 


o 

CA 


3*  esp. de Tétr.  3r  esp.  de Penlacorde. 


B 

<5 

«c 

•I 

S 

S 

5Î 


■S* 

8 

« 

a 

i 

'i. 


» 


P 

O 

CO 


— 

2  6  tf 


P 

o  —  O 

•o  *CA  —  C/5 


2*  esp.  deTétr.  2*  esp.  de  Penlacorde. 


fe  S  *2  û  w  -2  8 


1"  esp.  deTétr.  1"  esp.  de  Penlacorde. 
2  î  5  S  «5  S  «2  3 


3*  esp.  de  Pentacorde.  3*  esp.  de  Tétr. 


éC  •o 


—  sa 
2  B  « 


2* esp  dePentacorde.  2* esp. deTétr. 


O 

Q 


■s  -  8  SS  a  î  S 


*E 

& 


1"  esp.  de  Pentacorde.  esp.  deTétr. 

g 

f. 

SI 

la 

sol 

fa 

MI 

ré 

do 

81 

S 

a 

a  a 
2  2 
fl  fl 
P  P 

JUILLET-AOUT  <888. 


a 

o 


a 

P 


a 

2 

a 

P 


a 

2 

B 

a> 

•o 

a 

P 


c 

o 

a 

P 


a 

o 


fl  fl 
2  € 
a  e 
P  P 


fl 

2 

c 

P 


e 

P 


§ 

•o 

fl 

P 


22 


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334  La  MÜSÎQÜË  CHEZ  LES  GRECS. 

D’après  ce  tableau  on  voit  que  la  quarte  peut  prendre  trois  formes, 
la  quinte  quatre  et  l’octave  sept.  Sans  entrer  dans  le  détail  de  chacun 
de  ces  intervalles,  nous  dirons  seulement  que  la  constitution  et  le 
caractère  respectifs  de  chaque  gamme  dépendaient  du  degré  qui  lui 
était  dévolu  dans  l’échelle  des  sons  :  «  11  suffît,  dit  Arist.  Quintillien, 
de  savoir  sur  quel  degré  est  placée  la  note  grave  d’une  des  octaves 
pour  connaître  la  série  des  notes  qui  en  déterminent  l’espèce.  » 

Remarquons  bien  qu’ici  nous  ne  parlons  que  de  l’octacorde  de 
Pylhagore  composé  d’un  tétracorde  et  d’un  pentacorde  conjoints; 
la  note  initiale  ne  s’appelle  pas  encore  Proslambanomène. 

L’octacorde  en  effet  eut  deux  phases.  Dans  la  première  il  fut  conjposé 
comme  nous  venons  de  le  dire;  dans  la  seconde,  les  musiciens,  voulant 
conserver  les  deux  quartes  conjointes  de  meme  espèce  et  la  conson- 
nance  d’octave  ajoutèrent  à  l’heptacorde,  formé  de  ces  quartes  sembla¬ 
bles,  une  note  grave  à  laquelle  on  donna  le  nom  de  Proslambanomène. 
Cette  note  grave  se  trouvait  loujoursà l'intervalle  d’un  ton  de  l’heptacorde. 

Telle  est  la  manière  dont  durent  être  composées  les  nouvelles  octaves 
avec  la  proslambanomène  au  grave. 


Si 

La 

Sol 

Fa*  Conj. 

Mi 

Ré 

Do* 

1  ton 
SI  (Prosl.) 


/ 


Do  \ 

Si  | 

La  i 

Sol  IConj. 

Ka  / 

Mi 

Ré 
I  ton 
DOb  (Prosl.) 


Ré 


Do 

Si 

La 

Sol 


Fa 
Mi 

I  Ion 
RE  (Prosl) 


U 

Sol  v 

Sol  [ 

Fa  * 

Fa  1 

Fa  ( 

Mi  / 

Mi  | 

Mi  Conj. 

i 

Mi  . 

Ré  l 

Ré  ^Conj. 

Ré  1 

Ré  1 

Do  Conj. 

Do  I 

Oo  i 

Do  k 

Si  \îonj. 
La  j 

Sol  | 

Si  i 

U  k 

Sot  ! 

I  ton 

FA  (Prosl.) 

r 

La  ' 

1  ton 

SOL  (Prosl.) 

Si  t 

1  ton 

LA  (Prosl.) 

Fa*  ' 

1  Ion 

Ml  (Prosl.) 

Tels  sont  les  noms  génériques  à  appliquer  à  chacune  des  notes 


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LA  MUSIQ